Vide, ennui et addiction (février 2011)
Se réapproprier le vide et l'espace créés par l'arrêt du produit
Michel Kairo – Intervenant en alcoologie
D’abord je voudrais préciser, qu’en aucun cas dans cette présentation, je n’ai la prétention d’apporter une recette, encore moins une méthodologie ou une affirmation de quoi que ce soit, mais simplement sur des observations, mieux comprendre les difficultés que rencontre une personne addictée à vivre son abstinence et à se projeter dans un avenir sans produit.
Pour vous amener à une vision de ce que représente le vide à l’arrêt du produit chez un sujet dépendant, je vais aborder tout d’abord le plein, ce remplissage du sujet par le produit et les modifications que cela implique dans son organisation sociale, en écartant volontairement tout aspect médical, scientifique ou analytique, pour ne mettre en valeur que les comportements de désocialisation qu’induit une dépendance.
Si nous prenons l’alcool en exemple, qui dans notre culture judéo-chrétienne est considéré comme un produit rassembleur et de partage, notre éducation à la consommation de ce produit ne nous autorise pas en effet à le consommer seul. Hors lorsque nous parlons de maladie alcoolique, il concerne les sujets qui vont utiliser les propriétés anxiolytiques de ce produit afin d’atténuer les tensions et ses souffrances personnelles. Notre malade sort alors le produit de son contexte social pour se le réapproprier comme un médicament afin d’atténuer ou de soulager ses maux.
A partir de cet instant, c’est son seul mal être qui va rythmer ses alcoolisations. Mais notre corps a cette faculté à métaboliser la molécule psycho-active de l’alcool. On parle d’accoutumance qui va contraindre le patient à augmenter ses doses, voire ses prises d’alcool, non pas pour aller chercher l’ébriété mais pour maintenir l’effet anxiolytique de ce dernier. Ainsi petit à petit la relation au produit se fait de plus en plus grande.
Sur un schéma, j’essaie de matérialiser ce mouvement en dessinant une journée de 24 heures divisée en trois parties de 8 heures situant les 2 repas, moment de convivialité où l’alcool peut être présent. Entre les deux, le moment de temps libre que va altérer en premier la pathologie.
Dans un 2ème temps, je situe les périodes d’abstinence dites normales, le travail et le sommeil, 2 fois 8 heures (un proverbe chinois dit que "plus le mur est haut, plus la ruse est grande", je ne connais pas de malade alcoolique qui n’a pas trouvé le moyen de s’alcooliser pendant son temps de travail).
Quand l’alcool s’impose pendant les repas, le temps libre, la période de travail, la dernière partie des 24 heures que représente le sommeil, devient alors le pire ennemi de notre malade parce que lorsqu’il dort, il se met en état de sevrage, donc de manque.
Face à cette problématique, les stratégies de notre patient sont :
- soit d’écourter son sommeil quitte à faire des siestes l’après midi afin d’atténuer sa souffrance physique ou à se lever pour s’alcooliser, et souvent
- de se coucher avec de l’eau pour éviter les mécanismes de déshydratation.
Dans tous les cas, la dépendance physique qui est une conséquence de la suralcoolisation accentue la déstructuration sociale du malade alcoolique.
Ce schéma a pour but de montrer au patient la progression des alcoolisations dans la vie du malade alcoolique.
Ensuite par un autre schéma, je les projette dans l’organisation sociale et familiale d’un sujet non dépendant sur une semaine.
Tous les jours y sont représentés et en fonction de notre culture. Je remplis chacun d’entre eux par des activités qui sont motivées par nos contraintes et nos plaisirs.
Ainsi je pose le temps du travail 5 jours par semaine, les liens familiaux davantage le dimanche, les amis le samedi, les enfants pour la journée du mercredi, le temps du sport deux fois par semaine, les hobbies, les passions : jardinage, bricolage, collections… Le temps de la culture : cinéma, théâtre, lecture… Les obligations : le courrier, les factures, les démarches …. La sexualité … etc…
Et dans cette organisation sociale, j’introduis un produit et ses mécanismes de dépendance démontrant que le produit prend au fil du temps de plus en plus de place dans la vie du sujet, et que le temps dans nos normes sociales n’est pas quelque chose d’extensible.
Si le produit prend de plus en plus d’espace, c’est forcément au détriment du reste.
Sans oublier d’y ajouter toutes les stratégies pensées et mises en place par le malade pour s’alcooliser sans s’exposer au regard accusateur de l’autre, comme boire en cachette ou encore celui de créer de la convivialité pour justifier son boire.
Par ces schémas, j’essaie de mettre en évidence le processus de pertes jusqu’au moment où le produit prend toute la place.
Bien sûr je précise que les patients n’en sont pas forcément tous là, ce qui m’intéresse, c’est de décrire le processus, le mouvement qui amène les pertes car ce sont les pertes qui vont faire prendre conscience au malade sa problématique (je ne connais pas de patient hospitalisé qui ne soit pas dans la perte sinon cela voudrait dire qu’il est encore dans la récompense avec le produit, et tant qu’ils sont dans la récompense, la question de l’arrêt ne se pose pas).
Ainsi plus l’alcool prend de place dans la vie de l’alcoolique, plus ses repères sociaux et affectifs vont être altérés voir perdus.
C’est à la sortie de sa prise en charge hospitalière que le malade alcoolique va prendre conscience de la place réelle qu’occupait le produit dans sa vie et du vide qu’il a créé autour de lui.
C’est aussi découvrir dans un état conscient, les conséquences du produit sur lui et son entourage ce qui va renforcer son sentiment de culpabilité. Il n’existe pas de temps plus long entre un verre vide et un verre plein.
Ainsi ! Quand le produit devient l’objet essentiel dans la vie de notre maladie :
Le temps s’embouteille et la dépendance devient alors un travail à temps plein.
Les rites familiaux et sociaux de chaque journée et de l’année ne se comptent plus, et l’alternance du jour et de la nuit ne structure plus le temps.
C’est la consommation d’alcool et le manque d’alcool qui donnent le tempo.
Exemple : notre malade ne dit plus il est 8h, mais : c’est l’heure du blanc.
Il ne dit plus qu’il est midi, il dit que c’est l’heure du Ricard.
Il peut dire également je fais la journée avec une bouteille ou encore une bouteille me fait deux jours.
Ainsi la bouteille devient la mesure du temps ! Mais est-elle à moitié pleine ou à moitié vide ?
Les deux bien sûr et les deux sont un moteur pour boire car dans la dépendance, ce sont à la fois la présence d’alcool et son absence qui crée le besoin.
L’espace et le temps sont alors définis par l’absence du produit.
Comme l’infini et le vide, le temps est une notion abstraite.
Or la conscience de vivre est intimement liée à la notion de temps qui passe. Le temps reste une abstraction tant qu’il n’est pas matérialisé par des limites et la notion de temps est indissociable de celle de repère. Le laps de temps devient alors ce qui sépare deux bornes, deux échéances, deux évènements.
Le vécu de ce sentiment particulier d’être inscrit dans le temps, peut même ne plus exister chez certains malades comme les déments, qui sont en même temps perdus dans le temps et dans l’espace.
Les médecins diront que ces malades présentent une désorientation tempo-spatiale alors que l’expression populaire, certes moins précise, fait intervenir la notion de repère en disant :
- "il a perdu le nord où il n’a plus ses repères,
- il est à l’ouest,
- il a perdu la boussole".
Ces repères sont infinis. Ils peuvent être naturels comme le jour, la nuit, le temps de dormir, de se lever, celui du chaud, celui du gel …
Ce besoin de matérialiser, de cerner le temps, a poussé l’homme de ne plus se satisfaire des repères naturels et à inventer des écrans solaires, des sabliers, des pendules, des chronomètres etc… Mais aussi les anniversaires liés à l’âge, au travail, au mariage, au deuil, les fêtes laïques et chrétiennes pour ce qui nous concerne.
Le sentiment de vivre est intiment lié à la notion de temps qui passe. Nous savons que notre vie s’inscrit dans l’espace de temps qui va de la naissance à la mort mais comme il existe toujours une incertitude sur le moment où la fin surviendra, notre temps de vie n’a pour nous pas de limite connue à un moment donné, alors que notre raison nous rappelle sans cesse que nous sommes tous mortels, cet inconnu du moment de fin de vie et notre instinct animal de conservation incite la plupart d’entre nous à nous projeter dans le futur comme si nous étions immortels.
Peur comparable à celle du vide, elle nous pousse à utiliser les mille péripéties de notre vie, de notre passé, du présent et même des projections dans le futur pour borner le temps.
Une vie devient alors une succession d’évènements et de dates délimitant des tranches de temps.
Chez l’alcoolique à partir d’un certain moment de l’évolution de sa maladie, le temps n’est plus le même que le notre. Le buveur sort de notre temps, sort du temps pour entrer dans un autre système où les évènements, les dates sont les uns après les autres estompés, effacés puis remplacés par un acte celui de boire, et se renouveler à intervalle de plus en plus rapprochés et réguliers. Cet acte de boire est devenu progressivement le seul véritable repère de son temps.
Nous pouvons par un schéma simple, reproduire ces mécanismes en dessinant une ligne droite représentant la vie, l’espace entre deux points qui est la naissance et la mort, et la meubler de repères naturels, puis plus évolués comme la mesure du temps, le calendrier, les mois, les semaines, les jours, les heures etc…
Ajouter les fêtes et les anniversaires mais encore la filière, la fratrie, les joies, les peines, les souffrances ainsi reconstruire l’histoire du sujet.
A la suite situer le produit qui a pour action de faire sortir notre patient de sa réalité, on parle d’être ailleurs, d’un état où la vie devient moins pénible.
Pour le toxicomane, d’être stone.
On parle aussi d’escapisme (to escape), échapper à la réalité ou fuir un quotidien en s’enfermant ! Le problème c’est que cet état recherché a sa propre durée de vie qui est également délimité par deux repères qui vont représenter :
- le passé par la prise du produit,
- et l’avenir par le manque crée par le produit.
Entre les deux, se situant la durée de la récompense qui est variable en fonction du produit utilisé et de son mode de consommation.
Si cet espace crée par le produit permet au patient d’oublier son passé de sortir de sa réalité, il lui empêche également de se projeter dans l’avenir.
Dès cet instant, nous pouvons dire que le patient que nous accueillons est confronté au vide crée par les pertes sociales et affectives liées à sa dépendance, et qu’il est aussi rempli d’une substance qui impose son propre rythme et ses propres repères.
En lui proposant l’abstinence, nous le faisons redescendre dans sa réalité avec un état de conscience où il ne peut contempler que les conséquences et du vide que cela représente, mais l’abstinence va également accentuer cette notion de vide car le produit est la dernière chose qui le contient et le remplit.
Le vide laissé par le produit lui-même est ressenti comme impossible à surmonter par le patient.
Exemple : "ils m’ont demandé d’arrêter de boire".
-->l’expression n’est pas anodine. On ne leur demande pas de s’arrêter de boire mais de s’arrêter de s’alcooliser. Ici le "boire" montre l’impossibilité ! Comme si on leur demandait d’arrêter de respirer.
Lorsqu’une équipe médicale propose l’abstinence, il faut faire attention que ce ne soit pas l’expression de la prescription idéale face aux décompensations somatiques de notre patient. Sinon celui-ci va l’interpréter comme un interdit, une valeur qui a montré ses limites dans la prise en charge.
Il ne faut pas non plus que l’abstinence apparaisse comme une réponse sociétale face aux décompensations sociales et affectives au risque d’être interprétée par celui-ci comme un devoir, celui de ne plus boire. Car dans les deux cas notre patient risque de s’enfermer dans une démarche d’abstinence triste dont les motivations seraient représentées que par une réconciliation avec son corps et son entourage.
L’abstinence triste, cela fait un triste abstinent. L’ennui gagne le patient, ensuite vient la nostalgie du produit ! Prémices de la rechute.
Ne faut-il pas plutôt renvoyer cette décision au choix du patient en précisant qu’il n’y a pas forcément un bon choix ou un mauvais choix.
Chez les patients qui se trouvent en difficulté à arrêter le produit, souvent c’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, voire pour certains le produit leur permet d’exister, voire tout simplement de vivre !
Exemple : une patiente que j’appellerai M dont l’histoire est un vrai cauchemar, qui est héroïnomane et alcoolique, qui a une hépatite C, un jour je lui dis "M, fais attention à toi, si tu n’arrêtes pas de boire, tu vas finir par mourir", et M me dit "mais Michel, si je suis vivante aujourd’hui, c’est parce que je bois ! ".
L’abstinence n’est pas un contrat qui se signe entre deux parties, mais un choix ! Qui s’expérimente par le patient, et qui peut durer en fonction de ce qu’elle lui apporte.
Par contre dans le sujet que nous abordons aujourd’hui, préciser que pour une personne addictée, faire le choix de rester dans le produit, c’est un choix de non vie, pas dans le sens médical du terme, mais plus dans un sens philosophique car c’est faire le choix de vivre pour le produit au détriment de tout le reste. Sans avoir pour autant aucune valeur de jugement, sinon nous risquons de nous inscrire dans une représentation morale.
Par contre, si ce patient fait un choix de vie, il n’y a plus de place pour le produit. Faut-il encore qu’il sache ce qu’il va mettre dans cette vie, ce qu’il va faire de cette abstinence.
Au départ le lien avec tout produit est une relation de plaisir. Or la seule notion de plaisir va pouvoir faire perdurer le choix de l’abstinence.
Ainsi j’invite les patients à fouiller leur mémoire sur des plaisirs qu’ils ont connus puis perdus souvent à cause du produit, de réveiller leurs fantasmes représentant leurs envies, les désirs non accomplis.
Il faut que l’arrêt du produit apporte aux patients des contreparties, des satisfactions.
Lorsqu’un malade arrête l’alcool, il va forcément mieux mais cela ne veut pas dire qu’il ira forcément toujours bien.
L’expérience qu’il a vécue avec le produit ne s’effacera pas de sa mémoire et lorsqu’il se trouvera en difficulté face aux évènements de sa vie, bien des fois l’idée de reconsommer réapparaîtra. Car au départ de son abstinence, l’alcool restera la réponse la plus facile pour atténuer sa souffrance dans un moment donné.
Dans cette épreuve ce qui va lui éviter la rechute, ce sont les bénéfices, les contres parties que lui apporteront son abstinence.
C’est pourquoi il est important de les matérialiser le plus vite possible.
Ainsi que je leur propose de faire des projets à long terme, à moyen terme plus difficile à court terme (comment je vais me faire plaisir au quotidien ?).
Je leur propose comme outil un agenda afin d’organiser avec méthodologie l’accomplissement de leur projet, qu’il se projette bien entendu dans la reconstruction ou la reconsolidation de leurs repères sociaux mais surtout de ne pas oublier ses repères de plaisirs.
Certains me diront que je remplie des malades avec une hyperactivité, je l’assume tout en précisant que je ne leur demande pas d’être dans cette dynamique qui peut paraître certes épuisante toute leur vie, mais je pense qu’au départ d’une abstinence, c’est une étape nécessaire ne serait-ce que pour mettre le produit à distance.
Dans l'ennui addictogène, il n'y a pas de plaisir
Alain Cattin – Psychologue clinicien à LYADE C2A
ENNUI ET ADDICTION
I introduction
L’idée de cette réflexion remonte à quelques années et m’est venue d’un constat que j’ai pu faire, à savoir que les patients alcooliques évoquaient volontiers l’ennui pour expliquer, voire justifier leurs alcoolisations.
(Un patient, homme de 45 ans) : "Depuis que j’ai perdu mon travail, je tourne en rond, je me fais chier ! Enfin… je veux dire… je m’ennuie quoi, alors vous comprenez j’bois une p’tite bière et ça va mieux."
(Patiente de 52 ans, mariée à un cadre très occupé, deux enfants adultes indépendants) : "Les journées sont longues dans cette grande maison vide. J’ai bien des activités à l’extérieur, vous savez : la chorale et le patchwork, mais ça suffit pas, je m’ennuie. Qu’est-ce qu’il faut faire ?"
(Patient de 45 ans, professeur de musique dans un lycée, en difficulté dans son couple, présentant des alcoolisations intermittentes) : "Boire un verre est une petite fête, quand je ne bois pas j’ai un sentiment… un peu comme si tout était pâle, maussade, en demi-teinte ; sans cette petite chose en plus qui permette de rendre la réalité plus forte."
Autre constat : nombreux sont ceux qui, après avoir arrêté l’alcool, se plaignent de s’ennuyer.
Mais plus souvent encore, on voit des patients qui se surchargent d’activités de toute sorte pour, surtout, ne pas s’ennuyer. Et très souvent ils nous disent : "Le lundi je fais ceci, le mardi cela, etc. Ah, Je ne risque pas de m’ennuyer !"
Quant aux patients qui rechutent, beaucoup ne savent pas bien pourquoi, sinon qu’ils s’ennuyaient.
Il se trouve également que j’avais assisté à un colloque du Groupe Lyonnais de Psychanalyse intitulé Les addictions et le psychanalyste dans lequel Bernard BRUSSET émettait des hypothèses sur les fonctions des conduites addictives.
Il insistait sur deux de ces fonctions :
- Fonction d’évitement : c’est un moyen de s’essorer la tête, de ne pas penser.
- Fonction d’activation cérébrale : Cette fonction disait-il pourrait répondre à un défaut d’activation cérébrale ; l’ennui est souvent en cause dans les conduites addictives.
C’est donc l’ennui qui est en cause, avec comme corollaire, qui parait le plus souvent évident chez ces patients, qu’il leur faudrait pour chasser cet ennui, pour combler ce vide, de l’activité, du travail, enfin quelque chose à mettre à la place, quelque chose qui soit de l’ordre de l’agir.
Cette façon de voir les choses n’est d’ailleurs pas l’apanage des patients addictifs. On la retrouve dans le discours quotidien de beaucoup d’entre nous : "pour éviter l’ennui, il faut faire quelque chose…"
Rien d’étonnant à cela en réalité, puisque personne ne peut se targuer, je crois, d’être exempt d’une dimension addictive.
Cƒ. Joyce Mc DOUGALL (in L’économie psychique de l’addiction - Revue Française de Psychanalyse 2004/2) : "Il faut peut-être souligner, en passant, l’étendue des conduites de fuite addictive chez tout un chacun. Quand des évènements internes ou externes dépassent notre capacité habituelle de contenir et d’élaborer les conflits, nous avons tous tendance à manger, boire, fumer plus qu’à l’ordinaire, à prendre des médicaments, à la recherche d’un oubli provisoire, ou bien à nous jeter dans des relations, sexuelles ou autres, avec la même visée. Cette économie psychique ne devient problème que dans le cas où elle est quasiment la seule solution dont le sujet dispose pour supporter la douleur psychique."
Évidemment, ce qui fait la différence, c’est la "dose", autrement dit le degré d’addictivité.
Enfin, pour faire le lien entre l’ennui et le vide, dont nous parlait Michel KAIRO, cette affirmation d’un patient de 50 ans à la fin de la première consultation : "Depuis longtemps la vie me semble d’un ennui profond, j’ai l’impression d’être une coquille vide." §
II qu’est-ce que l’ennui ? De quel ennui parlons-nous ?
Le Robert et le Littré se rejoignent pour donner quatre acceptions du mot ennui :
- La première : tristesse profonde, grand chagrin : n’est plus usitée actuellement.
- La seconde : contrariété : correspond à l’utilisation du mot au pluriel "les ennuis", précédé souvent du verbe avoir et de l’article indéfini un ou des : un ennui, des ennuis. Autrement dit : des tracas, des soucis.
Bien entendu, ce n’est pas celui-ci qui nous intéresse ; au contraire, on pourrait même remarquer que, quand on a beaucoup d’ennuis, on ne risque guère de s’ennuyer !
Ce sont les deux dernières définitions qui nous intéressent ; celles, en fait, qui correspondent au verbe s’ennuyer, du bas latin inodiare, de odium = la haine.
D’après Pierre FEDIDA, l’ennui advient lorsqu’on ne peut pas manifester son hostilité : "ce qui domine dans l’ennui, c’est une angoisse de sa propre vie psychique et, du même coup, de celle de l’autre. L’ennui participe souvent d’une inhibition de l’hostilité. Mieux vaux s’ennuyer qu’être agressif. Les gens agressifs ne s’ennuient pas."
- Le troisième sens : impression de vide, de lassitude causée par le désœuvrement, par une occupation monotone ou dépourvue d’intérêt. Ce sens correspond un peu à ce que Véronique NAHOUM-GRAPPE décrit dans son ouvrage L’ennui ordinaire (1995 Edition Austral).
- Le quatrième sens : mélancolie vague, lassitude morale qui fait qu’on ne prend d’intérêt, de plaisir à rien, correspondrait un peu à "l’ennui profond" décrit par HEIDDEGER, mais également à l’ennui existentiel des romantiques, et à l’ennui sartrien. Cet ennui parfois écrit avec une majuscule, sensée en renforcer le poids.
Dans ces deux sens qui se rejoignent, le mot ennui est toujours précédé de l’article défini qui en fait un état, censé être unique et identique pour tous (comme la vie, l’amour, la mort).
III représentations sociales de l’ennui
Les représentations de l’ennui.
La représentation la plus courante du sujet qui s’ennuie, c’est quelqu’un d’avachi, assis plutôt que couché, comme si la position couchée sous-entendait plutôt le repos qui succède à l’activité, mais soutenant avec peine sa tête trop lourde, avec un regard éteint sans pour autant être somnolent.
C’est aussi l’image de quelqu’un qui fait les cent pas, tourne en rond à se demander que faire… comme Godard le faisait dire à Anna Karina dans Pierrot le Fou :
"Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…"
La couleur de l’ennui.
C’est le gris.
Vocabulaire de l’ennui.
L’ennui est proche du dégoût (Sénèque) de la nausée (Sartre), donc souvent exprimé sur le mode scatologique ("rejeté dans le monde des déchets répugnants" dit Véronique Nahoum Grappe).
"On s’emmerde, on s’fait chier".
Vocabulaire de prédilection des adolescents "mal dans leur peau", caricaturés par Claire Bretécher dans son "Agrippine" (qui n’est pas la mère de l’empereur Néron, lequel Néron était une sorte de prototype de l’ennuyé, décrit par Victor Hugo :"Néron est la plus formidable figure de l’ennui qui ait jamais paru parmi les hommes… incendiaire par curiosité, parricide par désœuvrement."
IV quelques figures littéraires et philosophiques de l’ennui
Quelques figures littéraires et l’ennui
Ayant lu dans ma jeunesse quelques romans traitant de l’ennui (Mme Bovary, La nausée, et L’ennui de Moravia) je m’étais dit qu’il me suffirait d’en lire un ou deux autres pour avoir une vue d’ensemble sur la question de l’ennui dans la littérature. C’était bien présomptueux puisqu’en tirant sur ce fil, ce sont plusieurs pelotes qui sont venues avec :
À commencer par Sénèque (- 4 av. J-C / 65 ap. J-C) qui le premier, semble t-il, a décrit les symptômes du tædium vitae (dégoût de la vie) et du fastidium (lassitude blasée) dans les Lettres à Lucilius , le mot ennui n’existant pas en latin.
Termes finalement assez proches de la conception moderne de l’Ennui existentiel, induisant le sentiment de la vanité de tout, et d’abord de la vanité et de l’inutilité du Moi.
C’est donc, à cette époque, un mal qui n’a pas encore de nom, mais qu’il décrit assez bien comme un mal de vivre, un vague malaise, une impression de vide.
PASCAL (1623/1662) au XVIIème siècle est considéré comme le premier de nos grands écrivains de l’ennui.
Les Pensées (1670), son œuvre majeure, sont centrées sur la question de l’ennui ? et de son corollaire : le divertissement.
Et vous connaissez peut être cet aphorisme reprit par Giono dans son roman éponyme : "Un roi sans divertissement est un homme plein de misère".
Je reprends ici les propos de Laurent THIROUIN, professeur de littérature française du XVIIème siècle à Lyon 2, qui nous dit : "L’ennui est, pour Pascal, l’état essentiel et constitutif de l’être humain, que dissimulent et escamotent, plus ou moins durablement toutes nos occupations – plaisirs, aussi bien que corvées, amusements comme tracas- . La lutte contre l’ennui reste la grande affaire des hommes. Les charges et les affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour sont peut être une étrange manière de les rendre heureux ; mais une bonne manière au bout du compte qui parvient à ses fins, au même titre que des divertissements plus attendus, comme la chasse ou le jeu."
Mais au fond, pour lui, l’ennui, malgré sa dimension ordinaire, son caractère commun, est un état catastrophique. Il est le lot de tout homme conduit à faire retour sur soi. Le roi pascalien devient malheureux dès lors qu’on le laisse "considérer et faire réflexion sur ce qu’il est" (le terme de réflexion conservant ici toute la charge métaphorique qui est encore la sienne dans la langue classique). Si le roi, comme dans un miroir, est amené par accident à voir le roi, (si un homme tombe dans la considération de lui-même), il fait aussitôt la traumatisante épreuve de l’ennui. Autrement dit, l’ennui est pour Pascal le corollaire exact, et une autre manière de désigner la conscience de soi, mais aussi de ses limites et de sa finitude.
"Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaires, sans divertissement." Pascal.
Alors, je m’attarde un peu sur Pascal, parce qu’il me semble avoir dit l’essentiel sur l’ennui et sur la fuite dans le divertissement (dont les addictions ne sont peut être qu’une forme particulière, plus dangereuse sans doute que le foot, la télévision (ou le foot à la télévision !) mais de même nature, à savoir que le divertissement constitue un évitement de l’essentiel. Et là je citerai l’écrivain Pierre BERGOUNIOUX :
"Pour Pascal, où est donc la misère de l’homme ? Dans l’ennui qui le guette obstinément ou dans la facilité qu’il a à s’en prémunir ? La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre, insensiblement (insensiblement : c’est-à-dire en évitant l’essentiel). Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort."
Alors évidemment, on sait bien où Pascal veut en venir (et c’est là où je me permettrais de diverger de son point de vue), à savoir que le divertissement nous éloigne de Dieu.
"L’ennui est la marque de la transcendance, une voix vers Dieu."
Moi je dirai plutôt, une voix vers l’essence de l’être qui, je crois, est la Pensée… mais peut être les croyants me diraient-ils que c’est la même chose ?...
Vers la fin du XVIII ème siècle (vers 1830 et au début du XIX ème), les romantiques expriment tous une forme d’ennui qui se traduit par une insatisfaction, un désenchantement, une lassitude existentielle (inspirée par l’époque), revendiquée comme telle, qui évidemment apparaît aujourd’hui un peu surfaite, esthétisante. On peut d’ailleurs remarquer que la plupart d’entre eux sont issus de l’aristocratie.
Citons Chateaubriand : "Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours et je vais partout baillant ma vie." (Mémoires d’outre-tombe, 1841) ou encore :
"On habite, avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir joui de rien, on est désabusé de tout." (Génie du christianisme)
Comme nous le dit Pierre GLAUDES, professeur à l’Université de Toulouse, les Romantiques vivent leur époque sur un mode paradoxal, non plus comme les hommes des Lumières, en opposition aux temps anciens, mais en désaccord avec le présent. Conservateurs ou progressistes, ils sont unis par ce sentiment d’insatisfaction que leur inspire l’inachèvement de leur propre temps.
L’ennui est aussi une affection morale que Lamartine résume d’une formule dans son hymne à la mort : "Qu’est-ce que la vie ? Exil, ennui, souffrance."
Mais, nous dit Pierre GLAUDES, les Romantiques aiment l’ennui qui les déchire ; Ils le cultivent, y voient un signe de distinction. Ils épuisent une force cachée qui les pousse à l’aventure, en quête de salut, comme une mystérieuse aimantation. C’est pour eux la voie possible d’une connaissance, et là, ils rejoignent Pascal. Mais, de l’ennui, ils font une marque d’élection qui les place dans un rapport torturant, mais intime, avec la grandeur absente qu’ils convoitent.
Citons Théophile GAUTIER : "Je ne suis rien, je ne fais rien ; je ne vis pas, je végète. C’est pourquoi, n’étant bon à rien, je me suis mis à faire des vers…"
Le terme de spleen s’est alors imposé pour qualifier cet ennui distingué, connoté d’esthétisme, voire d’un snobisme d’époque. Le mot était connu au XVIII ème siècle, c’est un terme anglais, provenant du latin splen,is = la rate, adopté par les romantiques, immortalisé par Baudelaire (1821 / 1867) qui intitula ainsi un recueil de poèmes :
Petits poèmes en prose, ou Le spleen de Paris (1869)
Je le cite "Il ferait volontiers de la Terre un débris / et dans un bâillement avalerait le monde ; / c’est l’ennui !".
Citons Victor Hugo dans les Misérables : "oui, j’ai le spleen, compliqué de mélancolie, avec la nostalgie, plus l’hypocondrie, et je glisse, et je rage, et je baille, et je m’ennuie, et je m’assomme, et je m’embête !"
Citons également Jules LAFORGUE : "la rouille ronge en leurs spleens kilométriques / les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe."
Et vous savez qu’aujourd’hui l’expression je rouille (ou on rouille) est passée dans le langage, tout au moins dans celui des jeunes.
Après l’ennui romantique (habillé de noblesse) il y aura l’ennui bourgeois magistralement dépeint par Flaubert dans Madame Bovary. "La petite bourgeoisie provinciale constitue depuis lors, dans les romans, une source inépuisable d’un ennui profond, aussi mortel que prévisible." (VMG)
L’adultère en est évidemment le dérivatif (le divertissement ?)
Emma Bovary y a recours a 3 reprises (2 en réalité), à chaque fois elle est amoureuse et déçue par ses amants, et elle finit par s’empoisonner.
Citons VMG : " Ce jugement sur soi qu’est l’ennui se nourrit en partie de stéréotypes sociaux, tout comme ce lien particulier rencontré entre confort et ennui, multitude et ennui. Le confort n’est pas le luxe. Le confort est satisfaisant alors que le luxe est source de jouissance.
On pourrait aussi évoquer Proust, bien sûr, au tournant du XXème siècle, avec son esthétisme de l’ennui mondain, empreint d’un certain snobisme, dans La recherche du temps perdu. (C’est la même chose pour HUYSMANS dans Á rebours.)
Chez Moravia, l’ennui s’infiltre partout :
Dans son roman du même nom (l’Ennui), il nous conte l’histoire d’un peintre raté qui essaye désespérément de sortir de son ennui. Dino, qui est un riche bourgeois romain de 35 ans, par désœuvrement et par curiosité devient l’amant de Cécilia, une jeune modèle de 17 ans. Cette liaison semble destinée à sombrer dans le gouffre de l’ennui et soudain tout bascule, Dino est un peu comme happé par une étrange passion, une fascination pour Cécilia, qu’il n’arrive pas à comprendre.
Dans son ouvrage L’ennui ordinaire, VNG relève ce que l’on pourrait qualifier d’une "distribution sexiste" de l’ennui, dans la littérature :
Je la cite : " Les figures de l’ennui comme pose évoluent, mais la forte connotation masculine de l’ennui littéraire, de l’ennui comme signe de génie reste la règle. L’ennui des femmes dans la maison, mettons d’une "petite bourgeoise de province", sera perçu au XIXème siècle comme la rapprochant […] de la névrose et de l’adultère. Les ennuis "nobles", intéressants philosophiquement et littérairement, sont fondés sur un fort dimorphisme sexuel, où le féminin est dessiné en négatif. "
Les philosophes et l’ennui
Au XIXème siècle (2ème moitié) Nietzsche, comme on peut s’y attendre (de par son éducation luthérienne) n’est pas particulièrement tolérant pour ses contemporains qui fuient l’ennui, que ce soit dans le travail ou dans l’alcool.
Dans Le Gai Savoir (paru en 1887) il écrit :
"Pour le penseur et pour l’esprit inventif l’ennui est ce "calme plat" de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter. Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. Les Asiatiques se distinguent peut être en cela des Européens, qui sont capables d’un repos plus long et plus profond que ceux-ci ; leurs narcotiques même, agissent plus lentement et exigent de la patience, à l’encontre de l’insupportable soudaineté de ce poison européen, l’alcool."
Pour SCHOPENHAUER, l’ennui est l’aboutissement nécessaire du vouloir vivre. "L’activité de notre esprit n’est qu’un ennui que de moments en moments l’on chasse."
HEIDDEGER traite la question de l’ennui dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, un cours qu’il a donné en 1929/1930.
Il y distingue nettement l’ennui au sens courant ? de ce qu’il appelle l’ennui profond, vers lequel tout converge, et qui révèle l’être de l’homme à lui-même, et son rapport au monde, ce que HEIDDEGER traduit par le concept de dasein.
Autrement dit, l’ennui nous révèle notre façon, si singulière, d’exister dans le monde.
L’ennui profond est donc une tonalité fondamentale du dasein humain, ce qui distingue l’homme de l’animal, et a d’ailleurs pu faire dire à GOETHE que si les sages savaient s’ennuyer ils pourraient devenir des hommes. Et pour HEIDDEGER, la structure de l’ennui a 2 composantes : l’état d’être traîné en longueur et l’état d’être laissé vide.
Dans La Nausée, qui est par excellence le roman de l’ennui, Sartre s’attache à dénoncer l’ennui bourgeois, la terrifiante régularité d’un monde d’ordre. Mais, un peu comme pour HEIDDEGER, l’ennui est également un révélateur ontologique (c’est-à-dire relatif à l’être en tant que tel) [d’après Jean-François LOUETTE, professeur à l’Université Stendhal de Grenoble].
Il y raconte l’histoire d’Antoine Roquentin, rentier désœuvré, éreinté par son combat avec le monde, et qui est, corps et âme, tout entier ennui. (Le roman a été publié en 1938).
"La statue me parut désagréable et stupide, et je sentis que je m’ennuyais profondément."
Il décrit ainsi l’expérience du vertige causé par le fait que les choses s’imposent brutalement à nous, dénuées de sens, nous donnant le sentiment de nous enliser dans une masse opaque, compacte et collante. La nausée, c’est le sentiment de la contingence radicale de l’existence. Prendre conscience de soi-même comme chose parmi les choses, dénué de toute nécessité et dépourvu en soi de toute raison d’être, c’est avoir la nausée. C’est en quelque sorte "l’insupportable pesanteur de l’être".
Pour CIORAN, philosophe du nihilisme, l’ennui représente certes une souffrance, mais il est également un mode de connaissance car, en nous désintoxiquant du monde et de ses valeurs, il nous permet de prendre le recul nécessaire pour comprendre, juger celui-ci et saisir, en définitive, l’essence même de la condition humaine. "Celui qui ne connait point l’ennui se trouve encore à l’enfance du monde, où les âges attendaient de naître… Á cause de cette expérience, je n’ai rien pu faire de sérieux dans ma vie. J’ai vécu intensément, mais sans pouvoir m’intégrer à l’existence."
Enfin, pour Véronique NAHOUM-GRAPPE, comme je l’ai déjà dit, le thème de l’ennui bourgeois correspond à un stéréotype social. Il est souvent connoté comme féminin, associé à la névrose et à l’adultère, contrairement à l’ennui noble des esthètes, toujours masculin et volontiers considéré comme signe de génie.
Cette considération la portera plutôt à se désintéresser de "l’ennui littéraire" et à se recentrer sur l’ennui [qu’elle qualifie de] ordinaire. [Citation page 34]
Robert Von Musil (1880/1942), [écrivain autrichien qui s’est illustré par ses critiques des valeurs du monde moderne (cf. l’enfer les adolescents pervers des désarrois de l’élève Törless) et dans celle de la monarchie austro-hongroise : L’homme sans qualités.] nous permettra de faire la transition avec l’ennui addictogène lorsqu’il nous parle de la cigarette :
"Je traite la vie comme un désagrément que fumer permet d’oublier… (Je vis pour fumer), note t-il dans son journal. Autrement dit, la vie que l’on ne peut métamorphoser, devenue mauvais moment à passer, doit au moins passer, et là, la cigarette aide.
Mais l’ennui constitue aussi une infraction à un devoir particulier qu’implique le fait d’avoir reçu le don de la vie, vie éventuellement confortable. Dans le monde de l’ennui il y a une erreur qui est à la fois "aveuglement" et "lâcheté", erreur qui relève d’un manquement à cette vérité impliquée dans l’expression la "Vraie Vie" (la vraie vie étant aussi un poncif qui circule dans le public, et qui relève d’une interprétation consensuelle courante) [VMG]. La vraie vie suppose une intensité dans son écoulement, un éclat intérieur à chaque pas, une authenticité dans les relations, une capacité de pouvoir à tout instant jouer à quitte ou double, … elle s’opposerait à la fausse vie qui se marque par son style retranché et conformiste, sa manière d’être englué confortablement dans une existence "confuse, obscure et médiocre" et payée par l’ennui.
V références psychanalytiques-comment l’ennui peut-il être addictogène ?
On trouve bon nombre d’allusions à l’ennui dans les écrits analytiques mais en revanche très peu d’écrits d’articles et encore moins d’ouvrages sur l’ennui. Un seul livre existe en fait, de Joël CLERGET, psychanalyste lacanien : "Vivre l’ennui. À l’école et ailleurs." Édition ERES. Il nous dit :
"L’ennui est relatif au désir. Il est un appel à aller vers autre chose, vers les autres, ailleurs.
L’ennui est mal vu dans notre société. Il est trop souvent déprécié, sans doute parce que c’est une expérience paradoxale, difficile à comprendre. Ce n’est pas l’absence d’occupation qui créé l’ennui, mais le manque de relation, le rejet, l’abandon. Les parents ont à distinguer combien l’ennui est mortel quand il se clôt sur la dépression, la mélancolie ou la torpeur, lorsque ces manifestations ne sont ni signifiées ni reconnues. La pire tristesse est celle qui n’est pas reconnue, celle qui vous laisse tout seul avec elle. À l’inverse, l’ennui est un moteur, à partir du moment où il est reconnu.
L’ennui est inimitable parce qu’il active en nous un espace à partir duquel nous découvrons que la vie n’est pas faite des seules satisfactions reçues de la jouissance des objets et des biens acquis, mais de la relation à d’autres êtres humains. Par l’attente, il nous met en rapport avec le désir d’autre chose. Il est porteur des potentialités de la création et de l’invention. On dit que le petit Einstein s’ennuyait ferme durant son enfance."
On trouve également très peu d’articles dans les revues de psychanalyse et les divers écrits analytiques.
J’en citerai un de Sandor FERENCZI dans son Journal clinique de 1932 qui établit d’emblée une relation entre une certaine compulsion à l’acte (on ne parlait pas encore d’addiction bien sûr) et la fuite devant l’ennui.
"Le besoin, voire la compulsion à agir, est la fuite devant le sentiment pénible de l’ennui ou, plus correctement, devant l’inhibition totale, résultant de l’opposition de deux courants d’actions où la victoire va à la passivité ou au négativisme…
Ce qui reste dans le champ de l’action, c’est jouer sans y penser avec des organes corporels (se gratter, tortiller sa moustache, se tourner les pouces et enfin, toute activité génitale masturbatoire…)
Qu’est-ce que s’ennuyer veut dire ? Avoir à faire ce qu’on déteste et ne pas être capable de faire ce qu’on aimerait : dans tous les cas, une situation de souffrance."
Enfin, un article (un seul à ce jour) qui traite en les nommant des rapports entre ennui et addiction : celui de Ghislain LEVY dans la revue TOPIQUE n° 86 (de 2004) intitulé : Tuer le temps. Agis addictifs et désolation psychique.
Il part de l’observation de trois cas de jeunes patients addicts, respectivement au crack, aux jeux de rôles et au haschich, dans une tentative de soigner une douleur d’ennui, une douleur du temps qui passe et qu’il faut tuer en s’addictant, jusqu’à se plonger dans des états d’inconscience, de confusion, presque jusqu’au coma.
Il propose les termes de désolation psychique "pour approcher, dit-il, la singularité de cette nouvelle forme de malaise (empruntés à Hannah ARENDT) que l’on retrouve sous une forme exacerbée chez les victimes de diverses formes de barbarie, arrachées cruellement à leur sol."
"C’est quand le sol des identifications vacille que surgit un état de panique avec des angoisses d’effondrement.
Ne reste plus alors que l’agi addictif, un acte compulsif, comme commis en état de somnambulisme, un acte réduit à l’instant de sa réalisation, du "flash", sans trace ni mémoire, sans lendemain ni passé, condamné à sa stricte répétition cumulative."
"Les agis compulsifs auto-excitateurs correspondraient à une tentative d’échapper à cette auto perception d’engluement dans l’ennui et le vide, ce que FERENCZI exprime en terme d’angoisse terrifiante : "derrière ce vide se cache toute une série d’expériences qui ont mené à cette incapacité : irritation douloureuse, tendances coléreuses et défensives, sentiment de détresse, ou peur de la possibilité d’explosion de rage et d’agression irréparables."
À partir de là, Ghislain LEVY propose l’amorce d’une réflexion sur le traitement de la relation addictive par la psychanalyse. Je le cite : "ne pourrait-on pas se représenter la situation analytique comme un dispositif construit pour fabriquer du temps c'est-à-dire du délai, du différé, face à ce qui, en chacun, persiste d’un point d’urgence, de sans-délai, un lieu d’intemporalité qui ignore le différé du temps ?...
En conséquence, et ce pourrait être l’amorce d’une réflexion sur le traitement analytique de la relation addictive, on peut dire que la situation analysante contribue à recréer les conditions même de la pensée, dans sa capacité de rendre à nouveau présent ce qui ne l’est plus.
VI sortir de l’ennui addictogène en retrouvant du plaisir À penser
Quels enseignements retirer de ces approches de l’ennui et quelles pistes pour l’accompagnement après sevrage des sujets addictifs ?
Tous les patients addictifs ne peuvent bénéficier d’une psychothérapie analytique, et encore moins d’une psychanalyse.
Mais l’idée de chercher à aider les patients à (ré)investir les processus de pensée semble s’imposer.
J’avais été frappé par une expression de Jacques HOCHMANN il y a une quinzaine d’années, expression qu’il avait utilisée pour qualifier une des fonctions de l’interprétation (en psychanalyse, mais aussi dans tout processus interprétatifs), à savoir : "érotiser la penser."
Il en parlait ainsi au sujet des contes pour enfants, propices à dissiper l’ennui.
Et c’est à cette époque où, animant un groupe de patients en début d’abstinence, il m’est arrivé de ressentir de l’ennui à écouter de leur part un certain rabâchage récurrent autour du produit et de leurs performances dans les consommations d’antan (ce que Henri GOMEZ appelle "la célébration du cher disparu"), c’est à cette époque donc que j’ai eu l’idée, inspiré par la conférence de Jacques HOCHMANN, de créer un nouveau type de Groupe, dans lequel, sous prétexte d’information, j’allais leur raconter quelque chose d’une théorie qui les concernait, où ils pourraient en se reconnaissant plus ou moins, retrouver un certain plaisir à penser et à dialectiser.
Il se trouve que j’ai assisté début janvier à une autre conférence de Jacques HOCHMANN, pour le Groupe Lyonnais de Psychanalyse, intitulée :
"L’indispensable dimension du plaisir dans le travail institutionnel" dans laquelle il a dit :
"Une bonne théorie est un objet transitionnel : on peut la manipuler, la transformer, on la retrouve.
On y trouve le plaisir de se remémorer, le plaisir de mise en ordre, le plaisir de penser, plaisir autoérotique de l’appareil psychique (ou autoérotisme mental)."
Donc, en guise de conclusion, dans l’ennui addictogène, c’est bien la capacité au plaisir de pensée qui fait défaut.
Et, de même que le contraire de l’amour n’est pas la haine mais l’indifférence, le contraire du plaisir n’est probablement pas le déplaisir, mais bien : l’ennui. (D’où le titre de cet exposé).