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Biasini - Errance ...

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Présentation d'un film et échange autour de la situation de handicap, alcool et errance

Martine Buhrig, Socio-Anthropologue, Responsable des accueils de jour du FNDSA (Foyer Notre Dame des Sans Abri) et

Franck Biasini, Comédien et Cinéaste

Travailler avec les usagers à la réalisation d’un film, c’est faire un choix particulier qui a des répercussions multiples.

Le film comme mode de (re)connaissance

Il y a quelques années, nous avions compris combien le film "Comme des enfants" permettait à la fois une (re)valorisation des personnes en situation de précarité qui s’y exprimaient, ainsi qu’un changement de regard porté sur les personnes sans abri. Ce film, beau et plein d’humanité, réalisé par Nicolas Cornu et produit par "cocottes minute productions" dans le cadre des rencontres de quartier avec les enfants de la Maison de l’Enfance et les hommes sans abri du Foyer en 2006, a reçu un Howard de Eurocity.

Michel Richard, un des acteurs de ce film, insistait en disant qu’on ne connaît vraiment quelque chose qu’à partir du cœur. Il rejoignait ainsi François Laplantine, anthropologue spécialiste du cinéma, qui affirme combien la connaissance passe par l'oreille, par le regard,  par le goût, par le toucher, par ce que l'on sent avec tous les sens de notre corps. C'est à travers les sens qu’il nous est permis d'appréhender et de penser les choses différemment.

Un film induit un mode de connaissance qui mobilise les sens. Il permet de donner à sentir – et à ressentir- ce que vivent les personnes sur le terrain, en lien avec les professionnels et leur environnement. Il transmet une connaissance à partir de leur connaissance, une connaissance résonnante plus encore qu’une connaissance résonnée.

La diffusion de ces films à l'extérieur - dans des milieux non marqués par les situations d’exclusion – favorise un changement de représentation en donnant un visage humain à ceux qui sont habituellement marqués par des stigmatisations récurrentes. Elle favorise également la mobilisation de ces personnes qui se sentent écoutées et reconnues à travers les échanges. "Les mots font voir, ils font croire, ils font aussi agir"disait le sociologue Pierre Bourdieu. C’est ainsi que ces personnes qui ont joué dans le film, un jeu qui n’était pas un jeu mais leur propre vie au quotidien, se perçoivent comme citoyen à part entière, tissent des liens et participent à la construction de la réalité sociale.

Ce regard nouveau sur la réalité sociale peut faire avancer et changer les choses. C'est pour ça que nous avons choisi de continuer dans ces dynamiques de transformations sociales, en qualité de cinéaste, d’anthropologue et de travailleur social, en donnant la parole aux usagers et en essayant de laisser émerger leurs regards, leurs perceptions et leurs réflexions.

 

Plusieurs films sont en cours de réalisation.  Il y a celui de la mémoire du Relais SOS, cet accueil de jour "historique" qui dans des locaux pittoresques a porté la chaleur humaine et l'expérience pendant plus de 20 ans. En faire mémoire, notamment au moment d’un déménagement vers des locaux complètement neufs, est un acte important. Tout d'un coup, il y a tout un imaginaire qui se met en place pour penser comment habiter avec les gens. Car dans l’ancien lieu, mitoyen au nouveau Relais SOS, ils se sentaient chez eux, comme dans un "no mans'land", sans voisins. Transporter la mémoire de ce qui s'est vécu dans cet ancien Relais SOS, c’est aussi éviter les phénomènes de violence dans ce nouveau lieu. C’est un moyen de faire face à un certain nombre de difficultés à habiter, parce qu’il y a une image de honte très développée autour des personnes sans abri.

Quand on est sans abri, on se sent identifié à une image de saleté ou de pollution, comme dit l’anthropologue Mary Douglas. Nous avons repris cette perception dans le film sous forme humoristique, à travers cet événement insolite dans la Chapelle du Prado, là où une sœur était en train de nettoyer le Christ gisant.  Cédric en a profité pour récupérer une vieille pierre afin de la vendre parce que c'est une pierre historique. Un dialogue s’instaure entre lui et la sœur : "c'est sale, c'est propre". Cette problématique de la souillure est souvent liée à l'image des sans abri.

Les actions collectives et l’accompagnement individualisé[1]

Les actions collectives, telles que celle de la réalisation d’un film, permettent de mobiliser les ressources des usagers qui y participent, ainsi que de développer leur capacité à générer du lien social. C’est déterminant pour que les personnes elles-mêmes passent à une mobilisation de la conscience et développent leurs possibilités d'évoluer.

C’est également un moyen de soutenir la relation d’accompagnement social avec le travailleur social ou la relation "distancée" ou "intégrée" avec le soignant (Livia Velpry). Car cela participe au dépassement d’une posture "aidant / aidé"en situant la personne – malade ou en difficulté sociale - comme responsable de ses soins ou de sa trajectoire d’insertion.

Le philosophe Axel Honneth insiste sur les trois sphères indispensables pour toute reconnaissance sociale.

La première sphère est celle du droit. Dans le film sur "handicap et errance", elle est particulièrement posée à travers la figure du sans papier. Celles et ceux qui se trouvent dans cette situation de non droit sont amenés à développer des stratégies pour en sortir… ou vivre avec.

La deuxième sphère est celle de l'amour. Il s'agit de l'amour en tant qu’ "agapè ». Ce mot grec englobe toutes les formes du lien intense avec quelqu'un, dans la gratuité du don.  Cela peut passer par l'amour et l'amitié. Selon Axel Honneth,  si cette dimension n'existe pas dans la vie de l'individu, celui-ci ne vit pas réellement. Dans le film, la question de l'amour est prégnante ; la question de la solidarité également, même si elle n’est pas dénuée de toute ambiguïté.

La troisième sphère est celle de la participation sociale. C'est ce que nous disent souvent les personnes sans abri : "nous, on a des capacités, mais on n'arrive pas à travailler ; on est dans des situations très difficiles, quand on n'a pas de logement, on est dans des centres, on est dans la rue, etc.  Pourtant, on a plein de valeurs et on vit plein de solidarité mais on n’arrive pas à l'exprimer".

C’est aujourd’hui un impératif pour les équipes chargées de l’accompagnement d'imaginer avec les usagers quels moyens peuvent être développés pour faire naître cette participation au sein des différents réseaux. Cela devient une sorte de devoir déontologique de développer des moyens de participation, dont les usagers vont pouvoir prendre les commandes en synergie avec les travailleurs sociaux.

Le film permet de révéler, avec un regard ethnologique, un autre versant de la question de la solidarité. C'est vrai que dans la rue, "un homme est un loup pour l'homme". On ne peut nier cette réalité, et les professionnels  psychosociaux ont souvent le regard là-dessus. Or les personnes de la rue vivent des relations qui, à un moment donné, même si elles peuvent être ambivalentes, leur permettent d'exister et de se construire. Ce qui fait comprendre certains discours du type "moi, quand je m'en suis tiré, je vais toujours avoir un certain lien de solidarité avec les personnes que j'ai connues". Un bon nombre de personnes qui ont connu la rue – et qui ont accédé à un logement - disent, "je reste attaché à essayer de permettre que d'autres s'en sortent". La question de la solidarité, avec ses multiples facettes - et notamment celles qui sont valorisées dans le groupe des pairs - mériterait d’être davantage analysée.

Le handicap et la souffrance psycho-sociale

Dans son dernier livre  "La clinique de la précarité", Jean Furtos parle de la souffrance psycho-sociale comme d’une interaction directe entre la souffrance psychologique et la précarité sociale. On ne peut pas décoller l'une de l'autre.

Dans les actions collectives, dont certains groupes de paroles ou cafés philosophiques, les gens vont pouvoir dire leur souffrance psycho sociale. Mais très rapidement, ils analysent à leur manière les processus sociétaux et le concept de l'aide sociale mis en place dans leur direction. Ils mettent des mots sur le mépris sociétal qu’ils perçoivent à leur encontre, ainsi que sur la relation de miroir qu’ils incorporent dans leur vécu personnel.

Dans le film sur "handicap et errance », la notion de handicap est développée en référence à la Classification Internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (la CIF, OMS 2001). A savoir que la notion de handicap et une interaction entre la personne – porteuse de déficiences – et son environnement.

C’est pourquoi, en tant que réalisateurs, nous avons choisi de privilégier le message transmis par les personnes en situation de handicap, dans leurs histoires personnelles et dans leurs interactions avec leurs pairs et leur environnement.

Quatre figures de handicap traversent ce film, avec différentes formes de déficiences :

  • la déficience sensori motrice, car les personnes qui en sont porteuses se retrouvent de plus en plus nombreuses dans la rue (cf. l’étude de Handicap International, 2009),
  • les troubles psychiatriques, avec la présence prégnante des malades en errance (cf. colloque du Foyer Notre-Dame des Sans-abri sur "psychiatrie et citoyenneté" le 13 octobre 2009 à Lyon),
  • Les déficiences multiples générées par la maladie alcoolique, avec les limitations d’activité qui y sont inhérentes,
  • La maladie invalidante, telle certains cancers, qui ne se voit pas de l’extérieur comme les déficiences sensorimotrices, mais qui génèrent des situations de handicap bien réelles.

Trois hommes et une femme témoignent de leur expérience et transmettent leur analyse de ce vécu du handicap dans la société contemporaine. Ils le font avec toutes leurs émotions, avec leur énergie et leur force de résilience.

Plusieurs chercheurs sont venus les rencontrer et échanger avec eux : Charles Gardou, Professeur des Universités, anthropologue du handicap ; François Laplantine, anthropologue, ayant consacré ses derniers travaux au métissage et au cinéma ; Jean Furtos, psychiatre et directeur de l’ORSPERE et Martine Buhrig, socio-anthropologue, spécialiste du handicap et de l’errance en France et au Sénégal.

Ce film, qui paraîtra en fin 2009, se veut faire réfléchir aux situations de handicap  et d’errance, tout en intégrant les recherches pluridisciplinaires actuelles (dans les champs des sciences de l’éducation, de la sociologie, de l’anthropologie et de la psychiatrie). Il s’appuie sur l’expertise des personnes, en cherchant à y développer leur participation dans une interaction avec les différents acteurs de la société.


[1] ADEFI, Martine Buhrig et Aliou Sèye, 2000, Polytoxicomanies, accompagnement individualisé, action communautaire, Lyon, Chronique sociale

Mise à jour le Vendredi, 22 Juin 2012 15:21