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Monjauze - livre...

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La prise en charge de la problématique alcoolique :
Intervention et discussion avec Michèle Monjauze
, Psychologue Clinicienne, spécialiste de la pathologie alcoolique

Extrait du livre de Michèle Monjauze : "La part alcoolique du Soi" – éd. Dunod – 1999
Avec l'autorisation de l'auteur

.../...

SOIGNER  C'EST CREER DES LIENS

Avec les patients alcooliques les soignants ont affaire à la discontinuité. Toute rupture est marquée par une chute. Il ou elle sort de l'hôpital et sur le trajet échappe aux soins et à soi-même. Dire ici, faire là-bas, est sans articulation. Je revois une patiente commencer l'entretien, bien présente, puis tout d'un coup s'absenter et tomber dans le coma. Je me souviens d'une autre qui va progressant étonnamment dans son analyse, jusqu'à ce que je me rende compte qu'elle est en parallèle en train de décompenser une cirrhose à trente cinq ans, semble-t-il sans s'en apercevoir. Quant aux retours de vacances, tous les soignants connaissent la disparition des patients, leur hospitalisation en urgence, voire leur incarcération pour délits divers.

Sauf pour les patients les moins atteints, nous ne pouvons pas la plupart du temps tout seuls prendre un alcoolique en charge. Aussi le premier lien à créer est-il un lien solide entre les soignants.

Une équipe qui n'entretien pas ses liens relationnels devient la proie des processus psychotiques du groupe, envie, exclusion, despotisme, dévoration, paralysie. En dehors d'une réflexion sur elle-même venue de l'extérieur par l'intervention d'un psychanalyste, une équipe entretient ses liens par une pensée théorique et clinique mise en commun, mais aussi par une invention active de collaboration diverses. C'est le lien que l'on peut souhaiter, par exemple, entre psychothérapeute-ergothérapeute et psychothérapeute d'entretiens. C'est le lien entre relaxateur et psychothérapeute dont M.-J. Hissard a démontré statistiquement la meilleure efficacité.

Plus généralement, la prise en charge des alcooliques nécessite une liaison entre équipes internes et équipes de secteurs, entre hôpital et dispensaire, entre institution soignante et groupes d'abstinents.

Cette trame soignante va constituer le contenant de la pathologie, se distendre vers l'extérieur si nécessaire, constituer des abris provisoires, se retirer quand il est temps, jusqu'à ce que les allées et venues du patient finissent par dessiner sa propre trame. La prise en charge est constamment faite avec le patient de ce tissage et retissage du lien, entre les lieux, les moments, les personnes, les objets, les expériences, les sensations et les idées. Tous ces liens se travaillent avec des soignants différents, ici pour le corps, là pour le couple, ailleurs pour l'expression. Ces soignants distincts, mais reliés entre eux, vont se constituer pour le patient en cadre. Le cadre, visualisé par le patient, incorporé par lui, sera aussi important que les thérapeutes qui y exercent et qui garantissent son maintien. En même temps, les patients alcooliques vont induire des déformations, utilisant le cadre à des fins inédites, assouplissant la disponibilité des soignants qui ont à suivre le fil sans le laisser casser, s'embrouiller ni se perdre.

Les patients alcooliques, par leur foncière discontinuité psychique, peuvent faire perdre pied aux thérapeutes, les réduire à l'impuissance, bloquer leur capacité de pensée, les sidérer ou les endormir. L'immersion des soignants dans la thérapie peut aussi les empêcher de voir clairement ce qui s'y passe. Mais en prenant le temps et des notes, en faisant des lectures, en discutant entre soignants, l'évolution se dévoile. Chaque patient alcoolique est comme une énigme qui met les soignants au défi de trouver sa clé cachée. Or, cette clé existe toujours.

LE LIEN ET LA TRANSPOSITION

Si je prends la métaphore du fil ou de la clé, c'est pour souligner la matérialité du lien à établir. Les patients alcooliques baignent dans le préverbal, l'agir, un monde d'objets de perception à l'inscription psychique fugace. Le lien à établir est essentiellement un lien de transposition dans le même registre. Il se produira un glissement de l'agir alcoolique à un agir non-alcoolique, de l'expression alcoolique à une expression autre, mais tout d'abord également sans parole.

Une première transposition s'effectuer ainsi par contiguïté, métonymie, de proche en proche, par exemple du groupe du café au groupe d'abstinents, de la famille alcoolique à la famille d'accueil, de la main qui tient le verre à la main qui tient autre chose, des cénesthésies alcooliques à la sensorialité tactile, de la bouteille cachée au jardin à la culture d'un jardin, etc…

Et puis, autre transposition, il s'agit d'utiliser la capacité des alcooliques à la discontinuité, renversant la pathologie en son contraire, la discontinuité devenant un atout thérapeutique : la thérapie utilisera la métaphore comme rupture et lien, rupture du champ de signification et transposition dans un autre, court-circuitant la pensée. Si les alcooliques sont souvent des créateurs, des artistes, c'est que la logique du sens leur échappe mais qu'ils peuvent s'en passer en délocalisant les images. Il n'est pas besoin d'être Francis Bacon pour "attraper la sensation et la mettre directement sur la toile". Ce peintre, sur lequel Anzieu et moi-même avons proposé un essai (1993), reste un modèle de la transposition des paradoxes alcooliques en création picturale, transposition sans parole mais d'une force que la parole n'atteindrait probablement pas. Chaque patient alcoolique a en lui, à sa mesure, la possibilité d'une transposition métaphorique de sa pathologie.

DU CODE ARCHAÏQUE AU CODE D'ACCES

La délocalisation métaphorique se fait de façon d'autant plus directe que l'espace et le temps alcooliques sont instables. La création, selon Anzieu (1981), consiste à projeter dans une réalisation le code corporel archaïque du créateur[1]

Ce code est d'autant plus apte à une expression créatrice qu'il est fait d'éprouvés de transformations. Or, on peut supposer que chez les alcooliques, ces éprouvés instables génèrent un mal-être exigeant impérativement une sédation que l'alcool semble apporter tout en entretenant le maelström émotionnel et cénesthésique. Le créateur non-alcoolique, selon Anzieu, est saisi par un moment "psychotique" qu'il va transposer en création. A l'inverse, on pourrait dire que l'alcoolique, menacé en permanence de chaos psychique, va saisir, s'il en est capable, un code d'expression qui, pour un temps, fixera les éprouvés en création. Le soulagement apporté par cette transposition est tel que, chez certains, la création (d'un texte, d'un collage, d'une maquette, d'un jardin…) devient compulsive et prend la place de l'alcoolisation, souvent en alternance avec elle[2] .

Quant à l'œuvre elle-même, elle est d'autant plus originale que la pensée, dans son aspect rationnel et normatif, est peu investie par le créateur alcoolique (contrairement à nombre de non-alcooliques).

Créer, ce n'est pas peindre des paysages à l'identique ou dévider un récit, c'est attraper au vol un indicible et lui donner un code d'accès afin de la rendre partageable. Une création authentique se fait dans l'angoisse, parce qu'il faut lâcher ses repères pour se lancer dans un espace très psychotique, et puis être capable de transposer cet espace en utilisant une technique. Les alcooliques, qui sont la plupart du temps envahis par l'angoisse, habitent pour certains quasiment en permanence cet espace psychotique qu'ils cachent et qu'ils ne peuvent pas dire. La création peut être alors le seul dégagement possible, en jetant l'angoisse dans le matériau. L'œuvre, produite au dehors, a fonction d'existence, de réparation, de durée, de communication.

Je me souviens avec émotion de cet alcoolique, hospitalisé en médecine, apparemment très banal, qui transposait son angoisse de mort en ergothérapie dans le projet de "construire en terre un cimetière qu'il peindrait en noir". Si les alcooliques sont incapables de dire leur angoisse, les soignants pourraient-ils entendre et accueillir sa transposition ?

LA CRÉATION COMME LIEN

Je viens de souligner le fait que la création a un effet cathartique chez les alcooliques, en quoi elle peut être recherchée, prenant le pas sur l'alcoolisation. Il y a une autre raison pour laquelle création et alcoolisation ne peuvent être simultanées. L'alcoolisation permanente rend stérile, parce que la production d'une œuvre demande la connaissance et l'application d'une technique au geste précis et contrôlé. Le peintre dont je parle n'a peint qu'une seule œuvre sous alcool, à ses débuts, et n'a jamais récidivé, ses excès alcooliques ont alterné avec ses périodes créatrices. Il ne faut pas être saoul pour écrire une chanson, encore moins un livre. La création alcoolique demande donc obligatoirement la sobriété, donc la collaboration de la par adaptative de la personnalité. Il en est de même dans la relaxation où vigilance et régression sont étroitement sollicitées. On pourrait dire que la part alcoolique inspire, elle est le creuset, c'est elle qui cherche l'expression, selon Bacon "avec une énergie furieuse". Mais la part préservée réalise la transposition. En ce sens, la création, de même que l'appropriation des sensations, a une action unificatrice de la psyché aussi bien que de la psyché et du corps qu'elle habite.

D'autre part, comme le Rorschach le montre, l'abstinence ne modifie pas le code corporel archaïque[3]. Ses avatars, ses articulations aberrantes, ses trous, les angoisses associées sont toujours là. Dans l'abstinence, la part alcoolique a dans tous les cas une revendication obscure mais insistante. L'abstinence est parfois et devrait être plus souvent la position la plus favorable à la création et à la conquête de l'érogénéisation du corps propre, puisqu'elle permet le retour sur soi, la lucidité réalisatrice et la possibilité du partage avec autrui[4].

L'ESPACE THERAPEUTIQUE DU LIEN INTERIEUR

La plupart des alcooliques qui ne recherchent pas de soins et ne sont pas submergés par leur part alcoolique, ont trouvé une issue créatrice à leur pathologie. Cependant, en ce qui concerne les patients, leur potentialité créatrice ne peut être soignante que si elle est accompagnée. Le cimetière peint en noir, métaphore de l'angoisse de mort, nécessite d'être réalisé, puis transposé par contiguïté en une autre réalisation, pour ensuite trouver peut-être une nouvelle expression métaphorique dans un autre registre. Les soignants ont à fournir le cadre de l'expression, et sa technique jusqu'à un certain point, se souvenant que le but n'est ni l'efficacité ni l'esthétique. La bienveillance, l'appui narcissique, mais aussi l'écoute et le respect des propositions du patient, si bizarres soient-elles à première vue, ouvrent l'espace de la transposition. En parlant peu et sans parler d'alcool (quel soulagement pour les deux partenaires !), le patient évolue. Comme les deux parties de la personnalité sont sollicitées, le clivage entre la part alcoolique et la part préservée se réduit.

Les soignants peuvent ainsi espérer éviter aux deux parties du patient des devenirs parallèles, l'une vers plus de verbalisation, l'autre vers plus d'alcool. Ou bien éviter que l'abstinence n'instaure une relation intérieure dans laquelle la part alcoolique sera sans cesse endiguée par une contrainte absorbant les énergies créatrices.

LIAISON ET DÉLIAISON DE LA FONCTION SOIGNANTE

Si j'ai commencé ce livre par une description du développement et du fonctionnement psychique communs, c'est pour introduire cette idée qu'il existe pour tous une continuité et une simultanéité entre notre part psychotique et notre part névrotique, ce qui permet aux soignants de ne pas considérer les patients comme une catégorie foncièrement différente.

Cependant, chacun n'a pas formé précocement une part alcoolique du Soi qui s'extériorisera avec le temps en pathologie débordante. Néanmoins, la comparaison avec un fonctionnement psychotique prévalent de type dissociatif montre que la modalité alcoolique, mieux cohérente, mieux défendue, mieux socialisée, est déjà un moindre mal. J'ai voulu, par l'approche de la problématique, montrer que la psychopathologie alcoolique est spécifique, complexe, mais possible à comprendre par l'approche clinique, donc à aider par des attitudes psychothérapeutiques adaptées.

Enfin, par une réflexion sur la prise en charge, j'ai souhaité affirmer que la part alcoolique du Soi, si elle est autodestructrice et source de terribles souffrances, peut aussi conduire (survie exige) à un intensif travail d'autoréflexion, à une reconquête de l'unité psychique et corporelle, à une expression originale et riche.

J'ai voulu insister surtout sur les conditions nécessaires à l'évolution du patient : la capacité du soignant à l'auto-analyse, au travail clinique, ainsi que son ouverture à l'inattendu et à la création. Dans la prise en charge, loin de l'automatisme de l'acte, il est urgent de privilégier la personne, celle du soignant aussi bien que celle du patient, afin de mettre en liaison leur capacité de pensée. Pour le soignant, l'essentiel est de se penser lui-même, de trouver ou retrouver une relation de soi à soi tolérante, positive, sécurisante, encourageante des recherches et des expériences : c'est la qualité de la relation intérieure du soignant qui donne la qualité de la relation du soignant au patient. L'aptitude du soignant à contenir, calmer, gérer sa propre part psychotique permet l'aptitude à recueillir la pathologie de l'autre souffrant. Pour le patient s'ouvrira un espace de liberté tranquille, dans lequel le Soi malade sera patiemment écouté par les deux partenaires, expliqué, accepté dans ses expressions singulières et surprenantes.

Bien que les circonstances de la vie s'en chargent parfois abruptement, ce lien réciproque du soignant et du soigné est destiné à être délié lorsque la fonction soignante a été suffisamment reprise par le patient à son propre compte. La déliaison du travail psychothérapique avec les patients alcooliques bénéficie de la protection du cadre, fortement investi par les patients. Ce qui se délie ici avec un soignant reste lié ailleurs avec un autre. Le cadre thérapeutique s'efface en laissant en place un cadre institutionnel dont la seule fonction sera d'exister au cas où… celui-ci peut être remplacé par le cadre d'un groupe extérieur, groupe d'abstinents, mais aussi groupe de randonneurs, d'écriture, de musique, etc. Chacun s'en va, sujet de sa propre histoire, vers d'autres rencontres, emportant suffisamment de l'autre parmi ses "bons objets" pour progresser dans ses choix.

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[1] J'ai analysé dans mon ouvrage de 1991 les particularités de la création alcoolique, en faisant référence au peintre Bacon et à l'écrivain Malcom Lowry.

[2] Une explication de la reprise de l'alcoolisation après la phase de création peut être le sentiment éprouvé par le créateur, au sortir de l'œuvre, d'être vidé de sa substance.

[3] C'est justement ce code dont le Rorschach sollicite la projection.

[4] Je pense à une abstinente depuis vingt ans qui expose de petites sculptures pathétiques et complètement originales dans une galerie parisienne.

Mise à jour le Mercredi, 07 Septembre 2011 15:49