Ivresses – Ivreté ? De l'Ivreté aux ivresses associées répétées :
Dr François Gonnet, Médecin Alcoologue, Directeur du centre de soins C2A (décembre 2007)
Texte transmis par Mr le Dr F. Gonnet
"you never know what is enough
unless you know what is more than enough" (1)
D |
e la raison de l'eau à l'ivresse du raisin, le parcours est long et constitue une sorte de chemin de croix en charivari dont nous, nous parcourrons quelques stations- Face à l'ivresse, le scientifique victorien du XIXème siècle s'est trouvé bien mal à l'aise. De même que, sur la scène publique, sa vie familiale donnait à voir tous les parangons de la vertu pendant que sa maîtresse l'attendait au boudoir, face à l'usage de l'alcool, il se devait de condamner l'ivresse, oubliant celle, discrète, qui la veille, fut la sienne. Entre 1800 et 1850, en effet, la consommation d'alcool décuple en France. Magnus Huss décrit l'alcoolisme au milieu du siècle. L'absinthe, fée verte de Verlaine et de Baudelaire, au début du XIXème siècle, n'en était plus que la sorcière quelques décennies plus tard, comme le pastis aujourd'hui, lorsque le peuple entier se mit à en consommer et que, vu le nombre, cela fit des ravages II fallait mettre de l'ordre dans tout cela. La morale régnait avec ses systèmes binaires et manichéens. 650 citations du vin dans la Bible indiquaient la direction du "bien boire", renforcées par la classification depuis l'Antiquité grecque des ivresses en bonnes et mauvaises.
La banalisation de l'ivresse
II y aura donc désormais deux séries d'ivresse : l'ivresse ordinaire d'un côté et la pathologique de l'autre. Cette classification se retrouve dans nos manuels les plus récents (2). Or, dans un contexte culturel où l'ivresse a tendance à être banalisée, cette classification, qui relègue dans le pathologique les seules ivresses de sujets fragiles (que l'on qualifiera volontiers alors d'alcooliques", de façon abusive) ou celles qui se sont compliquées, me paraît entretenir un état de fait déplorable, empêchant le minimum de médicalisation de l'ivresse, notamment dans les services d'urgence, sur le lieu de travail et chez le médecin généraliste, médicalisation dont l'alcoologue aurait besoin pour aider son client au plus près.
Nous voudrions donner un exemple de la banalisation de l'ivresse Du fait de représentations culturelles et sociales bien intériorisées, les us et coutumes face aux produits psychotropes proposés dans notre société vont différer selon les sexes. Les hommes ayant depuis bien longtemps l'autorisation sociale de l'usage des boissons alcooliques, particulièrement dans la culture latine, ont sans doute dû trouver dans cette pratique le petit sédatif dont l'être humain a besoin pour accepter sa condition de mortel. Fait notable, ce sédatif vous est octroyé sans que cela soit dit et au cours de séances où règnent plaisir et convivialité.
Les femmes, privées de la fête ("Kinder, Kirsche, Kùche", soit "les enfants, l'Église, la cuisine"), ont applaudi lorsque Monsieur Laroche découvrit la molécule des benzodiazepines (il était alors directeur des Laboratoires Roche, en Suisse, lors de la découverte du diazépam - Valium®- dans les années I960). Et c'est ainsi qu'aujourd'hui, dans les schémas sociaux les plus habituels, lorsqu'une femme a un chagrin d'amour, elle avale son tube de benzodiazépines (remboursé par la Sécurité sociale), se retrouve au service d'urgence et est considérée comme atteinte d'une affection pathologique reconnue dans la nomenclature (TS ou tentative de suicide), intéressant autant le psychiatre que le somaticien qui tenteront d'y apporter remède pendant quelques heures ou lors d'une hospitalisation (très onéreuse) remboursée par la Sécurité sociale et numérisant du point ISA.
L'homme, bien que chasseur, devient parfois la proie et peut avoir, lui aussi, quelque chagrin d'amour.. À situation insoutenable, et qui plus est indigne, solutions radicales ! Sous forme d'une bonne cuite qui, au lieu de TS, peut parfois tourner à l'IPM (ivresse publique et manifeste) traitée cette fois, non par le système sanitaire mais par les forces de l'ordre. Si séjour il y a au service d'urgence, il sera court car les urgentistes n'aiment pas "l'intoxication alcoolique aiguë" (c'est sale, ça fait du bruit et pipi partout et, en plus, c'est teigneux et parfois violent...). Notre homme se retrouvera donc à la "cellule de dégrisement" où il restera les six heures habituelles, où les lits, bien moins confortables, n'en sont pas gratuits pour autant puisqu'il devra payer une amende (non remboursée par la Sécurité sociale). C'est ainsi que bon nombre d'ivresses, outre le fait qu'elles sont dangereuses, s'évanouissent dans l'éther, alors que, par un moyen quelconque, un tant soit peu médicalisées, elles auraient parfois pu être, par le "discours organisé du lendemain", un moyen de saisir la bride de ce cheval devenu fou et qui va droit au précipice, image qu'emprunte bien souvent notre client. Il est urgent donc de débanaliser l'ivresse, d'en faire un état clinique qui a un sens qu'il conviendra parfois d'interpréter.
De multiples façons de boire
Il est d'autant plus urgent de débanaliser que les adolescents actuels nous pressent de le taire, eux qui boivent "à l'américaine (comme le facteur de Jacques Tati faisait sa tournée) et obéissent à des modes contemporaines d'ivresse collective plus débridé plus violentes et plus dangereuses. L'Europe du boire (de l'alcool) est en effet traversée par une diagonale sud-ouest/nord-est de l'épicentre serait la Belgique... Au nord, l'on boit sur le mode culturel anglo-saxon et celte, au sud sur le mode latin (Flamand versus Wallon). La France, hormis son nez (Bretagne) et son front (Normandie) qui participent des deux, boit sur le mode latin comme l'Italie, le Portugal, l'Espagne, et un peu la Grèce.
Comment ces deux modes clé boire s'apposent-ils ? Dans un propos sur l'ivresse, nous ne sommes pas hors sujet car l'ivresse est au coeur du débat comme pierre de touche opposant les deux cultures. Chez nos voisins anglo-saxons, donc aussi aux Etats Unis, l'on boit surtout de la bière et des distillés. Boire à table est incongru, sauf si l'on reçoit des amis, à qui l'on sert alors plutôt du vin. La consommation d'alcool est de ce fait sporadique relativement plus légère que chez les latins (l'Irlande est ainsi l'avant dernier pays consommateur d'alcool en Europe), buveur anglo-saxon est de ce fait plus sensible à l'effet de l'alcool, moins tolérant (selon les lois biologiques habituelles). Mais ça l'arrange parce que, quand il boit au pub, en famille, le samedi soir, c'est pour se faire une injection intraveineuse d'alcool l'aspect psychotropique de l'acte prenant le pas sur l'aspect convivial, bien que présent lui aussi.
L'ivresse de ce fait est une affaire culturelle depuis des siècles. Lorsque la Bretonne du XIXème siècle, lasse d'attendre son mari qui n'en finissait plus de revenir des terres neuvaines, allait au bistrot du port, elle n'avait pas honte de rentrer chez elle la coiffe oblique, sous le regard choqué de l'esthète parisien, parlant déjà de race dégénérée. Or, elle ne faisait qu'obéir à ses représentations culturelles. Ce qui, soit dit en passant, lui permettait d'avoir des ivresses moins lourdes et dangereuses que sa consœur latine. Lorsqu'elle tombait, des siècles de culture lui avaient appris à le faire à moindre risque.
Le surmoi du Britannique se dilue plus lentement dans l'alcool que celui du Latin lorsqu'il faut conduire un véhicule, avec comme bénéfice des milliers de morts en moins sur les routes au travail ou à la maison. Le Latin boit "esthétique et distingué" Il est le meilleur du monde (.Français ou Italiens ?) en matière d'associations de mets et de boissons. Parce qu'il boit tous les jours à table, il tolère l'alcool autrement mieux que son voisin britannique. Il sait boire, c'est-à-dire qu'il ne s'autorise l'ivresse que lorsqu'elle lui échappe, dans des circonstances plutôt rares qui serviront éventuellement de récits fondateurs de mythes familiaux ultérieurs. Son ivresse, les autres la racontent pour s'en gausser, lui en a un peu honte. Si c'est une femme, par contre, elle est perdue. La maman callipyge est devenue une putain ! Les Latins ont une grande pudeur de leurs cuites, les Latines encore plus car les hommes les regardent...
Buvant tous les jours à table, ils sont rarement "beurrés" : adj. XIème ; lat. ebrius : Qui n'est pas dans son état normal, pour avoir trop bu d'alcool, qui est saisi d'ivresseà aviné, enivré, soûl ; Fam. 1. Beurré, blindé, bourré, brindezingue, cuit, cuité, noir, 2. Paf, pété, pinté, plein, rond (....). Le Robert, 1995). Par contre, lorsqu'ils le sont, c'est moins intentionnel qu'outre-Manche. Cela leur a, en quelque sorte, échappé. Ils sont impavides devant la cuite qui, du coup, devient plus dangereuse (ainsi, deux tiers des accidents mortels liés à l'alcool sur les routes de France sont commis par des personnes innocentes par rapport à l'alcool, mais dans un état tel qu'elles n'auraient pas dû prendre le volant : accidents de sujets de 20 à 30 ans, de fin de nuit et de semaine, associés à la vitesse).
Le concept d'ivreté
Nous voilà au cœur du paradoxe. D'un côté, il ne fait aucun doute qu'il faut médicaliser l'ivresse, la faire sortir de la banalisation. Il faut dire et répéter qu'il n'y a pas d'ivresse "ordinaire", que tout état d'ivresse est un état clinique dans lequel réside un danger pour soi et pour autrui. De l'autre, médicaliser l'ivresse, c'est la faire entrer à l'hôpital. C'est le risque d'un regard froid de thérapeute la déclarant systématiquement pathologique, c'est le début de la stigmatisation et de l'interdit. Il n'est que de voir ce que Magnus Huss, en médicalisant l'acte pathologique de boire, a introduit dans le même temps : une véritable frontière morale où les "bien-buvants" se sont mis à condamner de façon définitive les "mal-buvants", divisant la France en deux clans qui se font, depuis, la guerre avec opiniâtreté, ce qui a considérablement aggravé le problème.
Essayons de ne pas renouveler l'histoire avec l'ivresse, phénomène culturel remontant à la nuit des temps. Pour cela, il faut trouver un terme qui puisse préciser un effet psychotrope de l'alcool caractérisé par un embrasement, certes, mais dans un contenant qui serait offert par la culture, le rituel, le mythe... et l'hôte, lui ôtant du même coup grandement son risque. Heureusement. Michel Onfray est là avec son concept d'ivreté (3) (il concède tirer ce concept de Littré. "qui le signale dans une discrète notule de son dictionnaire"). Imaginons cinq minutes que nous ne soyons plus dans un discours médical mais à un "symposium" sur l'ivresse. Au cours du symposium grec, l'alcool coulait librement. Il m'aurait permis de vous parler bien mieux, comme Platon l'eut fait au cours d'un banquet. Je m'y hasarde toutefois car Onfray m'y invite avec gourmandise (3).
Développer ce concept hédoniste me permettra de rester alcoologue et de continuer de médicaliser l'ivresse loin en adhérant aux cuites de mes clients qui me renvoient aux miennes propres "Boire de l'alcool est la seule caresse intime que l'on puisse se faire en public" disait un psychologue, dont j'ai oublié le nom bien que je n'aie jamais bu avec lui ! Mon interrogation par contre est de savoir jusqu'à quelle hauteur de l'œsophage dure la caresse. Certains, goulus, la situent jusqu'au tiers inférieur...
"Le mot nouveau décontaminerait l'ivresse des occurrences prises depuis la révolution industrielle, du côté de l'alcoolisme" (3). Il va me permettre de sortir du champ aride de la science pour accéder à celui de la philosophie, non celle de Descartes et de Pascal, mais plutôt celle de Montaigne et de Liebniz avec "les petites perceptions" (4). L'ivreté c'est "les bulles du Champagne dans la tête". Or ces bulles du Champagne "sont métaphores, et de la misère de l'homme sans Dieu selon Pascal, et de la théorie spinoziste du déterminisme. Tout de suite vues, tout de suite disparue : l'effervescence est analogue de l'existence" (4). C'est le point de tangence entre la corne du taureau et la muleta du toréador, haut lieu de jouissance ! (5). Plus elle se rapproche, plus augmentent les risques de superbe et de mort.
L'ivreté se situe en ce point unique et précis où toutes nos petites : "aperceptions" habituelles prennent corps et excitent nos cinq sens. Ce corps chimique si simple, C2QH5.OH, est de tous les produits psychotropes, celui qui va faire le plus grand désordre neuro-médiatique cérébral Pensez donc ! Il diminue opiacé delta, noradrénaline, acétylcholine, pour augmenter sérotonine et acide gamma-aminobutyrique. Ceci sans parler de la dopamine qui va s'emballer avec l'usage répétitif. Le résultat est : 1} une sédation, 2} une déshinibition, 3) une euphorie. Avec ces trois cordes, l'on peut jouer presque toutes les musiques. Néanmoins l'interprétation ne sera que celle de "qui-vous-êtes-au-moment-où-vous-le-buvez".
J'en veux pour preuve ce superbe texte chinois remontant à 2 000 ans avant Jésus-Christ (6) : "Chen Yukun, bouffon d'un roi de Qi dans l'Antiquité, a très bien exprimé cette corrélation entre le fait de boire ensemble et le degré de convivialité au cours d'une réunion. Au cours d'un banquet pour célébrer une victoire, le souverain lui demande la quantité qu'il pouvait boire avant d'être ivre. "Cela peut être un pot aussi bien qu'une grande jarre, répondit Chan Yukun - S'il vous arrive d'être ivre au bout d'un pot, comment pouvez-vous boire une jarre ? - Quand je bois en votre présence les fonctionnaires chargés d'appliquer les lois se tiennent debout à côté, les annalistes qui notent tout sont derrière moi, aussi je reste la tête baissée et je ne peux même pas boire un pot sans être ivre. Si mon père reçoit des invités importants, je m'incline devant eux, leur tends des coupes, leur verse à boire, ils me pressent de me joindre à eux et alors je leur offre un toast, dans ce cas je ne peux pas boire deux pots sans être ivre. Si je rencontre un vieil ami que je n'ai pas vu depuis longtemps, tout content nous parlons du passé, nous avons une conversation intime et personnelle et alors je bois cinq ou six pots sans être ivre. Si c'est une réunion à la campagne où garçons et filles s'assoient ensemble, où la boisson circule, où l'on boit joyeusement, pourvu que cela dure longtemps, que l'on joue au jacquet ou à des jeux d'adresse en faisant des compétitions, si l'on peut se prendre impunément par la main, si les regards deviennent éloquents sans restriction, si les boudes d'oreilles tombent devant les filles et leurs épingles a cheveux le long de leur nuque, j'adore tellement cette ambiance que je peux boire huit pots sans même être au tiers ivre. Si l'on continue à boire après le coucher du soleil pendant la nuit, si une partie, des convives dispersés, garçons et filles se mêlent assis, genoux contre genoux, les chaussures entremêlées, les assiettes et les coupes en grand désordre, les lampes éteintes, si le maître de maison renvoie certains indésirables et me garde, si les robes des filles sont ouvertes, des parfums forts s'en dégageant, je suis ravi et je peux boire une jarre."
Que nous dit cet écrit vénérable ? Deux choses essentiellement. La première, disais-je, que l'alcool ne fait que révéler qui nous sommes au moment où nous le buvons, tant sur le plan biologique que psychologique. Il éclaire notre pièce intérieure. La seconde, que la ritualisation de l'acte de boire ainsi que son contexte socioculturel peut en modifier profondément les effets. N'y aurait-il pas, dans les violences constatées des nouvelles ivresses des adolescents, l'effet de la suppression de rituels sociaux régulateurs qu'apportait auparavant le débit de boissons ?
Pour que l'homme soit homme, il est une opération essentielle : il doit être castré dans ses pulsions, marqué par un manque. Mais pas simplement pour être un être manquant, pour s'ouvrir à autre chose. "Au lait du sein doit succéder le lait des mots" disait Françoise Dolto. L'ivreté ne serait-elle pas une tentative de renouer, dans un temps circonscrit, avec les temps immémoriaux qui précédèrent la nécessité de cette chute, temps ou le cordon nous alimentait en continu ? "La passion qui anime la volonté d'ivreté est un écho lointain des pratiques enfantines. Il y a de l'aspiration à la régression dans le désir de se défaire des lourdeurs de l'existence par le recours à ce seul procédé. Et je songe que, parmi les jeux élus de ceux qui échappent encore, et pour peu de temps, aux rigueurs du monde, adulte, il existe (...) la volonté de faire exploser, ne serait-ce qu'un court instant, la stabilité de la perception afin d'infliger a la raison tyrannique et à la conscience, habituellement chargés de réaliser l'équilibre et la mesure, une panique voluptueuse qui débouche sur un spasme, une suspension des catégories apolliniennes (3). Dans l'Olympe, Penthée serait sans doute devenu fou si Dionysos, par son fluide cadeau, n'était venu introduire quelque souplesse (7).
S'il apparaît indispensable de médicaliser l'ivresse, il faut le faire sans oublier que nous sommes des animaux :"toxicophiles". Le risque de cette médicalisation est qu'elle secrète un interdit social global qui, loin de la stopper, ne pourrait que la rendre plus dangereuse. D'où l'intérêt du concept d'ivreté comme outil régulateur dans un moment donné, un contexte donné, une ritualisation donnée. Comme l'ont bien montré Sylvie Le Garrec et Maryse Pervanchon-Simonnet (8), l'alcoolisation du sujet jeune passe par quatre étapes :
- avant dix ans, le boire est offert et légitimé (parfois par les adultes) dans les fêtes de famille (Champagne, vin, bière) ;
- vers 12-14 ans, c'est le premier "vrai verre'', entre amis, caché et non légitimé par les adultes. C'est la première ivresse, sorte de passage ritualisé du monde des petits à celui des grands Elle fait surtout avec des alcools forts porteurs de représentations sexuées : tequila, vodka, whisky pour la virilité ; rhum. Malibu, whisky-cola pour la douceur ;
- de 14 à 20 ans, c'est le "boire pour boire", une recherche quasi expérimentale des limites physiques de l'alcoolisation, d'une désincorporation avec l'usage de cocktails et d'alcools forts, ainsi que les très fréquents mélanges, nouvelle forme du charivari ; mais, fait notable, de 20 à 25 ans, le mode de boire change encore et apparaît plutôt rassurant par rapport aux inquiétantes alcoolisations adolescentes. En effet, l'acte de boire du sujet devenu adulte correspondra plus à une "recherche du plaisir corporel et mental", avec une volonté de gérer et maîtriser les étapes de l'incorporation. C'est là qu'apparaît l'ivreté.
Certes, en asseoir le concept n'empêchera nullement que, dix à 15 ans plus tard, un sur dix de ces jeunes adultes ne soit en problème avec l'alcool : là sont les mystères de phénomènes biologiques, d'une psychogenèse individuelle perturbée, sur lesquels se greffe en général le phénomène addictif. Mais cela aura au moins évité que ne soient élus à toutes les présidences "les empêcheurs d'ivresse" tels que les nommait Nietzsche, renvoyant au couple trop classique de l'oppression, du dominateur et dominé, où les femmes, soit dit en passant, seront les premières visées. Certes, la frontière entre ivreté et ivresse est toujours ténue. C'est même là qu'est la question ! Notre hypothèse toutefois est que l'on peut sans doute quelque peu renforcer les barrières de l'ivreté en maintenant son inscription dans du rituel culturel, voire du sacré. Les ethnologues ne disent rien d'autre (9) : "les visions qui se présentent sous l'empire du toxique sont toujours culturellement codées (...) les utilisateurs rituels de psychotropes réagissent au traumatisme initial (la première prise de toxiques) par l'inscription dans une chaîne de sens et par le rattachement à un groupe".
Des ivresses associées et répétées
Nous n'ignorons pas que malgré ces renforcements, pour d'autres, la frontière ivreté-ivresse restera inlocalisable, sans sens. Pour eux, le premier verre en ôtera toute retenue. "Vous entrez, laissez toute espérance." Comme si ces premiers verres ouvraient brutalement la fenêtre entrebâillée de leur inconscient, libérant un énorme, "courant d'air" pulsant vers le reboire celui de toutes les souffrances contenues depuis les origines, de tous les traumatismes inscrits dans leur psychisme (et leur chair parfois) depuis des temps immémoriaux. Ces modes de boire les entraînent directement aux dépendances les plus graves, psychologiques, puis biologiques. Et c'est là que je voudrais parler des ivresses, bien souvent répétitives, il faut le dire de mes clients alcoolodépendants. Pour eux, trois états : en manque (souffrance somato-psychique), en manque comblé (sédation de la souffrance) et plein (ivresse), avec une immense palette d'états intermédiaires qui varient à tout moment de la journée. Les ivresses de ces gens sont souvent associées et souvent répétées.
• Les ivresses associées
La plupart du temps, les ivresses son associées aux benzodiazépines chez ces sujets âgés de 35-40 ans, ce qui représente une véritable catastrophe. À cela, plusieurs raisons : faute de pouvoir dire "je bois", il (elle surtout) va dire "je suis anxieux(se)" à des médecins (certains psychiatres en premier qui continuent de penser naïvement qu'en réduisant l'anxiété, l'on réduira le symptôme addictif qui en découle, ignorant qu'ils ont à faire à un toxicomane). Or, le mélange alcool-benzodiazépines est détonnant, du fait de la potentialisation. Il provoque des trous de mémoire du lendemain catastrophiques, des accidents de la route, du travail et domestique par perte des repères spatio-temporels maintenus malgré l'alcool. Il entraîne des hypotonies majeures responsables de chutes sans retenue, parfois avant l'ivresse, très traumatogènes. Il rend mortelles parfois les tentatives de suicide qui n'en sont pas vraiment, tout au plus un besoin de s'extraire de façon plus durable d'une scène de vie, temporairement insoutenable. Le mélange représente aussi la grande tentation du sujet addictif, lui permettant de voler un peu plus loin encore au-delà des limites.
Si le sujet est âgé de 25 ans, c'est le cannabis qui sera préférentiellement choisi. S'il en a 35 ou plus jeune mais avec un passé de toxicomanie aux produits illicites, il se dirigera vers les benzodiazépines les plus goûteuses, celles qui ont la réputation de faire le plus "planer", dans ces recettes que s'échangent les toxicomanes, grands connaisseurs du dictionnaire Vidal. Or, les benzodiazépines sont des produits dont on sait l'important potentiel addictif, à l'origine de dépendances dont les sevrages sont parmi les plus longs et les plus difficiles de tous les produits créant des dépendances. De plus, l'observance médicamenteuse chez ce type de sujets est éminemment aléatoire et l'oubli de la prise, lorsque le sujet est devenu dépendant des benzodiazépines, augmente l'hyper-excitabitité cérébrale, source de crises d'épilepsie, elle-même favorisée par les sevrages intempestifs d'alcool, aux aléas des situations de vie.
Enfin, la dernière conséquence, et non des moindres, du mélange alcool-benzodiazépines est de permettre à certains équilibristes de prolonger, parfois jusqu'à la mort, leur double dépendance. Boitant avec les benzodiazépines lorsque manque l'alcool (et inversement), ils peuvent se dire, quelques années de plus, qu'ils sont capables de ne pas boire d'alcool lorsqu'ils le décident, retardant d'autant la prise de conscience salvatrice de leur dépendance.
La molécule des benzodiazépines est à l'heure actuelle reconnue, en effet, comme le meilleur traitement du sevrage alcoolique (conférence de consensus du 17 mars 1999 (10))
• Les ivresses répétées
Elles sont fréquentes chez ces gens, même s'il ne faut pas confondre ivresses répétitives (sens initial du mot ivrognerie) et alcoolodépendance chronique Une longue, minutieuse et parfois fastidieuse observation clinique de l'ivresse des sujets alcoolodépendants m'amène à penser que celle-ci n'est jamais gratuite et que l'on peut toujours lui trouver un sens, pour peu que l'on s'y intéresse.
Lui redonner du sens peut avoir une utilité chez ces sujets sans repères ni limites. Je voudrais ici vous donner quelques traductions parmi les plus fréquentes de celles que]'ai pu noter.
En premier, l'ivresse représente très souvent un règlement de compte à un entourage par trop persécuteur. Les reproches adressés au sujet au seul moment où l'on peut le faire, c'est-à-dire lorsqu'il est en manque, sont très culpabilisants car non atténués par "l'édredon-alcool". Ils renvoient même à une honte qui cite tout usage de parole. Le sujet se tait et encaisse. Plus il a encaissé, plus il boit dès que cela redevient possible, et plus augmente le risque de l'ivresse au cours de laquelle, dans la violence souvent, il va dire en cinq minutes et de façon caricaturale, ce qui n'a pas pu se dire à jeun. Le problème, c'est qu'il n'est pas cru... parce qu'il est cuit ! Et tout est à recommencer...
Si à cela on rajoute que le même phénomène se produit avec le directeur des ressources humaines, le médecin généraliste, lorsqu'il ose en parler, le juge d'assises et le juge pour enfants, les forces de l'ordre et le personnel encadrant de l'hôpital, la maison de repos, voire "de la cure de désintoxication", sans oublier l'alcoologue mal dégrossi et tous les familiers bien-pensants, on est en droit de s'interroger sur le fait qu'il ne soit pas plus souvent saoul, de l'usage de ces alcoolisations secondaires aux reproches qui lui sont faits. La mémoire de ces reproches induit même parfois la prise du petit verre anxiolytique pour la route. Ce premier verre, conscient, va déclencher la cuite magistrale ultérieure, inconscient règlement de compte. En effet, si vous dites à votre conjoint qu'il n'y a qu'une seule chose au monde que vous ne supportiez pas, c'est qu'il boive, le discours que vous adressez à son inconscient est bien clair : ''si je veux te régler ton compte... je bois".
En second, l'ivresse du sujet alcoolodépendant n'est jamais inopinée. La période de vie dans laquelle elle s'inscrit, l'heure dans la journée, à qui elle se montre et sur quel mode (à la maison, au téléphone, à la consultation, etc.), les moments et événements qui l'ont précédée, etc., sont autant d'éléments fondamentaux à prendre en compte sur le plan clinique pour faire progresser les prises de conscience. Si je refuse la consultation avec mon client ivre, après l'en avoir informé lors des premières consultations, je note en revanche tout ce qu'il me dit dans cet état, soit par téléphone, soit parce que, malgré le contrat, il se présente saoul (le contrat est alors ce que j'appelle le "contrat mou", à savoir qu'il revienne me voir pour qu'il m'explique pourquoi il n'a respecté aucune règle du contrat...). L'étude de ces propos a la même valeur prospective que les lapsus et les rêves dans la recherche du contenu de l'inconscient. Je les note dans mon dossier comme repères, mais rarement les rapporterai a mon client tels quels (comme malheureusement le fait actuellement de plus en plus souvent le caméscope familial tenu pendant l'ivresse par un familier excédé et resservi le lendemain à froid, parfois sur son ordinateur puisqu'il s'y branche, dans un acte sadique, dont l'entourage, à bout de souffle, a seul le secret...).
Médicaliser l'ivresse
Pour terminer, je voudrais dire que l'ivresse de mes clients a, en fin de compte, la signification d'une souffrance qui est tellement intolérable qu'il faut la tamponner. En ce sens, elle est pathétique. Elle l'est d'autant plus qu'elle donne à voir toute cette partie de l'être non policée, si tendre et si fragile, si révoltée parfois, si frustrée d'amour, toujours. La souffrance du thérapeute se situe alors plutôt le lendemain, à entendre le discours, redevenu conforme et étouffant, dicté par la culpabilité. Son seul espoir est de se dire qu'il aidera un jour son client à faire que les deux personnages, celui de la veille et celui d'aujourd'hui, puissent un jour se rencontrer et - oh, miracle ! - se tendre un peu la main. Mais pour cela, il faut qu'un "discours du lendemain" de l'ivresse puisse être mis en place.
Il faut donc que les urgentistes médicalisent l'ivresse (cette médicalisation leur permettra, par un discours post-ivresse de repérer le fait clinique fondamental : s'agit-il d'une ivresse aiguë inopinée d'un sujet non alcoolodépendant et, dès lors, quel sens a t-elle ? ou bien s'agit-il d'une ivresse s'inscrivant dans un parcours de dépendance, avec d'autres sens à lui donner ?). Il faut que les médecins du travail stimulent la hiérarchie pour qu'elle fasse son travail, sorte du placard où l'on a installé le sujet ivre, afin, là encore, de le médicaliser. Il faut que le médecin généraliste soit formé pour comprendre le sens de l'ivresse et travailler en intelligence avec l'alcoologue. Il faut, en fin de compte, que l'on puisse lui dire le lendemain, avec toute l'empathie qu'apporte le savoir : '"voilà ce que j'ai vu de vous hier, voilà comme j'ai été ému, blessé, agressé, démonté, etc… "
Mais pour que ce discours du lendemain puisse avoir lieu, il ne faut pas que l'ivresse se dilue dans l'éther et soit perdue corps et bien. Il faut aller au-delà du simple conseil de consulter quelqu'un dans les jours à venir, conseil jamais suivi d'effet. Être thérapeute, c'est alors n'avoir qu'une préoccupation : tisser le lien avec le thérapeute qui suivra, jusqu'à le rendre fonctionnel. À cela deux remèdes : la mise en place de dispositifs d'alcoologie de liaison dans tous les hôpitaux de France, d'une part, la médicalisation de l'ivresse, fait clinique, en respectant l'ivreté, fait culturel, d'autre part.
C'est alors que l'on pourra se remettre de ce terrible poème de Malcom Lowry, prière que le consul d'Under the volcano adresse à un Dieu incertain (1) ;
"Dieu, donne à boire à ces ivrognes qui se réveillent à l'aurore
sur les genoux de Belzébuth, en plein délire,
les membres recrus de fatigue,
à l'instant où par la fenêtre ils aperçoivent encore une fois,
le jour qui s'accroît
terrible comme un pont coupé." •
F. Gonnet
Références bibliographiques
1 - Blake W. Proverb of hell (introduction a la post-face de Fouchet MP). In : Lowry M. Under thé vokano. Spriel S, traducteur. Paris : Le Club Français du Livre, 1949.
2 - Rueff B. Alcoologie clinique. Paris : Flammarion, Médecine Sciences, 1989:66-67.
3 - Onfray M. La raison gourmande. Paris : Grasset, Figures, 1995 : 86 et suivantes.
4 - Liebniz GW, 1765. Nouveaux essais sur l'entendement humain. Avant-propos. In : Lengley AG. Open court. La Salle III, 1949.
5 - Leiris M. Miroir de la tauromachie. Paris : GLM, 1964.
6 - Pimpaneau J. Célébration de l'ivresse. Arles ; Philippe Picquier,1999:54-55.
7 - Benichou L. Mythes et addictions. Séminaire de recherche IREMA; 27-28 novembre 1998. Paris : IREMA, 1998 : 49.
8 - Le Garrec S, Pervanchon-Simonnet M. La lettre d'information de l'IREB 2000 ; 19 (avril).
9 - Nathan T. Préface. In : Le Vot-lfrah C, Mathelin M, Nahoum- Grappe V. De l'ivresse à l'alcoolisme. Paris : Dunod, 1993 : 9-10.
10 - Société Française d'Alcoologie. Objectifs, indications et modalités du sevrage du patient alcoolodépendant. Conférence de consensus; 17 mars 1999; Paris. Alcoologie 1999 ; 21 (2 S) : 1S-220S
11 – François Gonnet Typologie des ivresses. De l'ivreté aux ivresses associées et répétées
Alcoologie et Addictotogie 2003 ; 25 (4) : 325-330