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La double problématique alcool et précarité
"L'errance et les difficultés d'attachement des personnes sans abri" - Claudine Farina
Assistante Sociale

D'après ses recherches en vue de l'obtention de son DSTS.

Ma présentation est un peu longue et va peut-être vous paraître très théorique. J’ai résumé 150 pages en huit pages ce qui explique que cela soit si long et condensé. Je vais essayer d’être le plus clair possible.

J’ai conduit le travail de recherche que je vais vous présenter entre 2004 et 2007 dans le but d’obtenir le Diplôme Supérieur en Travail Social (D.S.T.S.).

Cette recherche s’intitule "De l’errance à l’attachement. Le sans abrisme une pathologie du lien". Elle a été conduite par Yves JEANNE professeur à l’I.S.P.E.F. (Institut des Sciences et Pratiques de l’Education et de la Formation) et dirigée par René ROUSSILLON, Professeur de Psychologie Clinique et Psychopathologie à Lyon II et Psychanalyste. Elle a été validée en février 2008.

Cette recherche part d’un constat paradoxal fait au terme de plus de 10 ans de pratique auprès des personnes sans abri. Ce constat est le suivant : souvent, lorsque ces personnes  obtiennent un logement, elles ne le conservent pas alors qu’elles le demandaient et s’étaient battues pour l’obtenir.

Pour tenter de comprendre ce constat, j’ai d’abord mené une recherche théorique autour du concept d’exclusion sociale. Je vais vous présenter ce que j’en ai retiré.

Tout d’abord, l’exclusion est un processus qui se définit à la fois comme une rupture du lien économique, une rupture du lien social et personnel et à l’extrême une rupture du lien avec soi-même. Pour comprendre ce processus, je me suis d’abord appuyée sur les travaux des Sociologues René CASTEL[1] et Serge PAUGAM[2].

Pour R. CASTEL, le mécanisme de l’exclusion sociale se fonde sur l’évolution des modes de production, l’évolution de la société salariale et du monde du travail. Ainsi, il considère que la perte de l’emploi est le premier vecteur vers l’exclusion sociale.

Robert Castel repère quatre zones :

  • Une zone d’intégration qui suppose la possession d’un travail fixe permettant des relations et favorisant le lien social.

  • Une zone de vulnérabilité construite à la conjonction de la précarité du travail et de la fragilité du lien social.

  • Une zone d’assistance où les personnes dépendent des institutions sociales.

  • Une zone de désaffiliation où se mêlent absence d’emploi et isolement relationnel. C’est celle qui concerne les personnes sans abri.

Les personnes qui perdent leur emploi voient leur vie sociale s’amenuiser du fait de l’absence de ressources et de la honte de ne plus travailler. Elles éprouvent un sentiment d’infériorité sociale car, avec la perte de leur emploi, elles perdent une sécurité matérielle, des liens avec leurs pairs, une identité sociale.

La fonction d’intégration que comporte le travail disparaît. Le cumul des pertes des objets sociaux qu’elles subissent remet en cause le sentiment de sécurité matérielle et psychique. Il fragilise socialement et psychologiquement et introduit le doute et la peur de perdre davantage et le repli sur soi.

Plutôt que d’exclusion, Serge PAUGAM parle de processus de disqualification sociale. Comme CASTEL, il montre comment un événement objectif tel que la perte d’un emploi, vient bousculer brutalement la vie d’une personne lorsque tout l’équilibre mis en place par le travail se rompt, reléguant ainsi la personne dans la culpabilité, la honte et l’isolement. La phase ultime de ce processus étant celle de la clochardisation.

Pour comprendre les mécanismes sociaux contribuant à la construction de destins individuels dans les années 50, Alexandre VEXLIARD[3] réalise une enquête auprès d’une soixantaine de clochards. Il montre comment s’entremêlent facteurs socio-économiques et histoire personnelle et utilise le terme de désocialisation.

A.VEXLIARD décrit quatre phases par lesquelles peut passer une personne avant d’arriver au stade de clochardisation.

Il qualifie la première phase "d’agressive" : la personne se bat pour retrouver ce qu’elle vient de perdre et rejette les autres personnes sans abri. A ce moment-là, sa personnalité ne subit pas de modification et elle reste attachée à ses valeurs passées.

Puis, lorsque la situation nouvelle s’installe, devient familière, la personne déprécie son passé tout en s’y raccrochant. Elle entre dans une phase de repli sur soi, dans une phase "régressive" où les échecs prolongés ou répétés de ses tentatives pour retrouver son monde ancien annulent tout désir de se mobiliser pour modifier son quotidien. Son état psychologique se détériore. Les difficultés objectives lui semblent insurmontables, elle bascule alors dans une phase de "fixation " : elle rompt avec le passé et s’installe dans son nouvel environnement. Peu à peu, elle sombre dans une phase de "résignation" à la perte du monde ancien et valorise son monde nouveau. Sa personnalité est transformée, elle commence à apprécier ses compagnons et perd ses liens avec son passé.

Pour compléter cette excursion sociologique, je me suis ensuite  intéressée au point de vue des psys sur l’exclusion. J’ai d’abord étudié les écrits de Patrick DECLERCK [4] qui montre que l’exclusion est parfois accompagnée d’une "pathologie du lien", d’une impossibilité de s’attacher. Une difficulté à faire confiance à l’autre, à le reconnaître comme son semblable. Dans les discours des personnes sans abri, nous retrouvons fréquemment une peur d’être abandonné et une vision de tout ce qui vient de l’extérieur comme mauvais.

Pour René ROUSSILLON[5], dans certaines situations extrêmes et durables d’exclusion sociale, un vécu de mort identitaire s’organise. L’état de souffrance psychique de la personne est tel qu’elle n’a d’autre recours pour survivre que de se couper d’elle-même. Paradoxalement,  pour survivre, elle doit s’abandonner, s’exclure à son tour.

En temps normal, lorsque la personne vit une situation de déplaisir entraînant une douleur psychique, la psyché est organisée de telle sorte que cette douleur est prise dans un univers symbolique qui lui donne un sens. Chargée de sens, elle devient pensable et se transforme en "souffrance supportable à vivre" [6]. Mais, lorsque la douleur ne peut être symbolisée la personne n’a pas le choix, elle s’enferme dans une logique de répétition, réitérant à l’infini le vécu traumatique dans l’espoir de pouvoir l’assimiler ou l’évacuer. Enfermée dans cette logique, elle n’est jamais satisfaite et s’installe petit à petit dans un état de désespoir absolu. Elle est alors prise dans un sentiment de solitude inexorable. Si la personne ne meurt pas physiquement, elle survit et s’engage dans ce que René Roussillon appelle  "une agonie psychique".  Pour tenter de survivre elle met en place ce qu’il nomme  "des stratégies de survie" où "le sujet se retire de lui-même, il se retire de son expérience subjective (…) et pour ne plus se sentir et ne pas succomber, il se tue". Il s’économise physiquement et psychiquement, se contentant de rester là où il se trouve, sans bouger pour ne pas trop réveiller la vie qui est en lui. L’errance devient alors psychique.

Cette thèse est partagée par Jean FURTOS qui regroupe l’ensemble des symptômes de la souffrance psychique sous le terme de "syndrome d’auto exclusion" où à l’extrême la personne pour ne plus souffrir se coupe d’elle-même.

Ce syndrome d’auto exclusion est aussi décrit par Patrick DECLERCK sous l’angle de la désocialisation. Patrick DECLERCK défend une clinique particulière de la désocialisation comme le symptôme d’une pathologie du lien où "la grande désocialisation est, avant tout, une pathologie du lien. Du lien à soi-même, comme du lien aux autres et au monde".  Elle est le versant psychopathologique de l’exclusion.

La désocialisation est ainsi considérée comme une folie qui ne peut se réduire à aucune autre et qui oblige à vivre sans pouvoir créer, en reproduisant sans cesse le même scénario : détruire ce et ceux qui entourent, tout en s’auto détruisant.

Le rapport que certains clochards entretiennent avec leur corps est un bon exemple du vide psychique qui est le leur. Il permet de comprendre la clinique de la grande désocialisation. C’est le cas, par exemple, de ces personnes qui acceptent d’être accompagnées à l’hôpital dans un tel état sanitaire que l’amputation d’un membre est indispensable, et qui pourtant ne semblent ressentir aucune douleur, paraissent coupées de leur corps.

 

Arrivée à ce stade de mes recherches théoriques, j’ai ainsi pu démontrer que l’exclusion est un processus fait d’une imbrication de l’intime et du social.

 

A ce moment, je suis revenue à mon interrogation de départ : celle de l’impossibilité pour les personnes sans abri de rester dans leur logement. J’en profite pour préciser qu’il ne faut pas comprendre que ce constat s’applique à toutes les personnes sans abri mais qu’il concerne un pourcentage que je n’ai pas mesuré scientifiquement, mais qui apparaît important puisque sur 10 dossiers analysés lors de ma pré-enquête, 8 présentent les mêmes résultats. L’analyse de ces 10 dossiers révèle que lorsque l’on s’intéresse de très près aux récits des personnes sans abri, on retrouve des enfances bouleversées, carencées en terme d’affect et de stabilité, avec souvent le décès d’un proche, des violences familiales, des placements… A l’âge adulte, au moment traumatique de la perte du travail, lors d’un divorce ou d’une expulsion, la souffrance liée à ces périodes de l’enfance se réveille.  Autrement dit, la douleur de cette perte nouvelle de ce que Jean FURTOS nomme un "objet social" vient réveiller celle enfouie d’une enfance  douloureuse.

Saisir cela permet de comprendre pourquoi la perte d’un emploi, ou un divorce, entraîne certains vers la désocialisation et d’autres pas.

L’analyse des trajectoires de personnes sans abri a aussi fait apparaître une vacuité de                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              souvent plus de liens avec des proches, ces personnes ont créé et conservé un lien stable et durable avec un professionnel de l’action sociale.

Devant ce mode d’attachement paradoxal, j‘ai voulu étudier l’élaboration du processus d’attachement. Je me suis intéressée à la théorie de l’attachement développée par John BOWLBY[7] qui montre l’importance d’une figure de référence stable dans les 3 premières années de la vie, pour le bon développement des liens à venir. Puis, je me suis intéressée à l’élaboration des liens primaires entre la mère et son bébé, en m’appuyant sur le concept d’espace transitionnel développé et défini par Donald WINNICOTT[8]. C’est dans cet espace que se construit la première expérience d’attachement de l’enfant mais aussi sa première expérience de séparation.

Ces expériences vont déterminer l’intégration psychique d’un modèle d’attachement qui restera influent pour l’ensemble des relations à venir.

J’ai nourri cette exploration conceptuelle des travaux de Patrick DECLERCK qui montre que les personnes sans abri viennent dans les institutions parce qu’elles sont en recherche de lien, ou parce qu’elles sont "en demande de maternage".

Tout cela est venu enrichir mon constat de départ que j’ai reformulé ainsi : si les personnes ne restent pas dans le logement obtenu, c’est parce qu’en réalité derrière la demande de logement se cache une autre demande : celle d’être en lien. Cela fonctionne apparemment assez bien puisque celles que j’ai interviewées par la suite avaient toutes au moins un lien durable avec un professionnel. J’ai donc émis l’hypothèse selon laquelle les personnes sans abri ont la possibilité, à travers le lien avec leur référent social, de trouver un sentiment de sécurité.

Pour vérifier cette hypothèse, j’ai effectué une enquête auprès d’usagers et de  professionnels dans des accueils de jour lyonnais.

 

L’enquête explore comment se met en place une relation transitionnelle à l’aide d’un cadre institutionnel et d’un lien d’accompagnement. J’ai postulé la construction d’un espace transitionnel à travers la présence et la qualité de la relation entre les professionnels et les personnes accueillies. L’élément constitutif d’un tel espace est l’existence d’un cadre permanent et stable dont la clarté des limites contient et rassure.

Pour qu’une relation soit possible, il faut être deux. J’ai donc rencontré des professionnels et des usagers dans l’objectif d’observer et de croiser des éléments susceptibles d’être considérés comme transitionnels.

A présent, je vais vous présenter les résultats de l’enquête en commençant par le discours des professionnels qui fait apparaître certains éléments, parfois paradoxaux, dans le comportement des usagers :

Ils viennent  chercher du lien alors que leurs trajectoires de vie montrent qu’ils sont dans l’évitement de toute forme de lien.

  • Ils sont demandeurs de lien et pourtant les professionnels doivent inventer des stratégies pour les amener à entrer en relation (apprivoisement).

  • Au-delà de l’accès aux droits possibles, ils n’attendent pas forcément d’intervention sociale, ils veulent simplement une présence.

Le discours des professionnels fait aussi apparaître certaines ambiguïtés du travail social :

  • Les professionnels accompagnent l’absence de demande des usagers tout en ayant besoin de trouver un sens à leur présence. Or, dans le travail social, ce sens passe souvent par l’action. Leur difficulté est alors de trouver un équilibre entre la non demande des  usagers et le besoin de se sentir utile.
  • Pour éviter davantage de souffrances et d’échecs aux usagers, les professionnels les maternent et se retrouvent ainsi non seulement dans une position qui dépasse le cadre de leur fonction professionnelle, mais se retrouvent aussi à partager la souffrance de ceux qu’ils accompagnent. Cette "souffrance portée" [9] comme la qualifie Jean FURTOS, est un élément essentiel dans la place occupée auprès des personnes sans abri. Elle est un indicateur de vie, en ce sens que ressentir la souffrance de l’autre, c’est rester vivant face à celui qui est  enfermé dans une "agonie psychique" [10] .

Les résultats de mon enquête montrent que les accueils de jour fonctionnent comme une matrice, où la personne apprend ou réapprend la sécurité et la confiance en soi et en l’autre. Avec le temps, certains pourront reprendre une place sur la scène sociale où les contraintes de la réalité seront supportables. L’élément essentiel dans la mise en place de ce type de relation passe par un accueil des personnes dans le respect de leur souffrance et de leur identité avec la possibilité de ne pas exprimer de désirs ou de projets. En effet, demander c’est admettre le manque et le besoin de l’autre, élément bien trop souffrant pour des personnes qui sont dans l’incapacité psychique de métaboliser l’idée du manque. Jean FURTOS développe cette idée lorsqu’il écrit que cette "demande impossible doit alors être portée par des tiers sous peine d’abandon à personnes en danger (…)". Il ajoute "chemin faisant, des solutions de dégagement peuvent permettre d’avoir moins besoin d’autrui" [11]. La relation avec le référent dure souvent depuis plusieurs années ce qui présuppose un positionnement original des professionnels qui apprennent à travailler avec l’absence de demande exprimée. Ce lent apprentissage, pour faire confiance à une figure de référence, permet un mécanisme interne. Ces personnes qui, jusqu’alors, étaient abandonnées par ceux en qui elles avaient confiance, n’avaient aucune représentation mentale d’une figure d’attachement stable. A travers la relation avec leur référent, elles construisent une image interne d’un sentiment de confiance et de sécurité. A ce moment-là, la relation fait fonction d’entre-deux à la fois entre l’usager et la scène sociale et entre l’usager et ses représentations mentales. Tout en protégeant la personne, le professionnel lui fait connaître et accepter le monde qui l’entoure. Ils introduisent peu à peu des éléments venus de l’extérieur, en l’occurrence de l’action sociale, qui entraînent un minimum de contrepartie : un nom et un prénom pour être autorisé à recevoir du courrier, pour obtenir des ressources… Cette lente mise en relation avec un extérieur différent de celui appréhendé quotidiennement, permet à la personne accompagnée de percevoir l’extérieur comme moins inquiétant et de reconstruire des choses pour elle. Se mettent en place des allers et retours entre le monde de la rue, caractérisé par une prise en charge dans l’urgence et la précarité[12] , et le monde de l’insertion sociale[13]. Cette possibilité d’avancer vers la scène sociale, puis de revenir voir son référent à l’accueil de jour, permet de s’assurer de la persistance du soutien de celui-ci. Avec le temps , le sentiment de sécurité est intégré, la personne peut commencer un mouvement vers son autonomie et accepter la séparation d’avec son référent qui pour rendre ce mouvement possible diminue sa disponibilité envers elle (cf. travaux de WINNICOTT).

La nature particulière du travail réalisé dans les accueils de jours se confirme lorsque les professionnels et les institutions acceptent leur impuissance et n’attendent pas, en échange de ce qui est donné, que l’autre change. Et c’est là un des élément important de l’enquête qui montre la difficulté pour les professionnels de tenir cette position, d’accepter l’autre tel qu’il est, simplement en demande d’une présence. Cette difficulté s’explique car les professionnels ont besoin de se sentir utiles. Ils auront à rester prudent car un des risques de dérive potentiel est de projeter ses propres idéaux de vie sur les personnes accueillies.

Après cette présentation de l’analyse du discours des professionnels, je vais vous présenter celle des récits de vie des  personnes sans abri que j’ai rencontrées.

Cette analyse donne à voir des traits communs, principalement au moment de l’enfance qui toutes sont marquées par des deuils, des pertes, des abandons. D.W. WINNICOTT insiste sur l’importance d’avoir,  pendant l’enfance, un parent, souvent la mère, suffisamment disponible et fiable.

Pour cela, le contexte dans lequel vivent la mère et l’enfant est essentiel car pour que les besoins du nourrisson soient satisfaits, sa mère doit être disponible presque immédiatement. Même si j’ignorais la réalité des premiers mois de vie des personnes que j’ai interviewées, j’ai pu supposer, au vu du contexte familial et social qui a été celui de leur enfance, que la disponibilité physique mais surtout psychique de leur parent a été moindre.

En prenant appui sur la théorie de la construction des modèles d’attachements précoces, j’ai formulé plusieurs remarques pour l’ensemble des usagers interviewés :

  • le terrain social et affectif sur lequel se sont bâtis les liens primaires n’est ni sécurisant, ni stable.

  • la relation avec la figure de référence a été soit brutalement et précocement interrompue, soit basée sur l’indifférence et la non-reconnaissance.

  • les schémas de référence des modèles d’attachement sont insécures. (Attachement angoissé-évitant et attachement désorganisé[14]). Etre en lien n’apporte ni réconfort, ni confiance. De fait, à l’âge adulte, aucune personne n’a de liens affectifs stables et personnels.

Cependant, les modes d’attachement des personnes interviewées sont apparus comme paradoxaux du fait de leur attachement à l’age adulte avec un professionnel.

Je me suis alors interrogée sur la nature de ce lien et sur le processus qui permet sa mise en place.

Ce lien occupe une place importante et plutôt inattendue dans leur vie. Pour l’un , la référente occupe la place d’une mère de remplacement, un autre dit avoir de l’amour pour sa référente, pour un autre, ce lien maintient en vie, un autre le compare à celui d’une famille. Chacun a trouvé et créé une relation avec "son" référent. Ils perçoivent ce référent comme une mère suffisamment bonne dont la présence bienveillante rassure et pousse à conserver la relation.

Le lien se construit aussi parce que le lieu le permet. Le choix de s’installer dans ce lieu ne vient pas du professionnel. Il appartient à l’usager chez qui il fait écho au besoin interne de posséder un "lieu de repos" [15] où le professionnel et l’usager construisent un "vécu commun" [16]. Ces lieux apparaissent à mi-chemin entre la rue et un hébergement où le temps est donné à la personne de se poser, de prendre soin d’elle, avant d’élaborer un projet personnel.

Pour autant, ce travail d’analyse du processus d’attachement met en lumière le paradoxe suivant : l’attachement est rendu possible car il s’appuie sur des carences affectives et sur l’absence d’une figure d’attachement au moment de l’enfance. Cette place vacante se comble peu à peu, grâce à la permanence et la mise à l’épreuve de la construction d’un sentiment de confiance entre les deux sujets. Cette mise à l’épreuve de la solidité du lien permet à l’usager de vérifier qu’il ne sera pas à nouveau abandonné par celui qu’il tente d’investir.

Pour terminer sur l’analyse des discours, j’insiste sur le fait que du côté des professionnels, même s’il permet des choses très fortes comme de rester en vie ou d’avoir le sentiment de trouver une famille, le lien est souffrant. Il questionne et remet en cause, il donne un sentiment d’impuissance et interroge sur la légitimité de leur place en tant qu’intervenants sociaux. Ce désarroi est peut-être la conséquence d’une formation professionnelle et d’une pratique qui ne permettent pas d’accompagner, sans contrepartie, l’absence de demande. C’est pourquoi, malgré toute l’empathie dont font preuve les professionnels, les sentiments qu’ils éprouvent ne ressemblent pas au sentiment d’amour inconditionnel décrit par D. W. WINNICOTT. Même s’ils acceptent les personnes telles qu’elles sont, inconsciemment, les professionnels attendent une contrepartie à l’investissement professionnel et affectif mis dans la relation.

Les résultats obtenus par cette recherche m’ont permis de proposer 4 pistes pouvant contribuer à diminuer une part de la souffrance ressentie par les professionnels dans le lien avec les personnes sans abri :

  • réfléchir, pendant la formation initiale des travailleurs sociaux, à transformer l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et des usagers, pour passer d’une logique d’aide, basée sur la déficience de l’usager, à celle d’une logique de valorisation de la personne.

  • créer, par le biais de réunions d’analyse de la pratique, des espaces de parole et de réflexion, sur la nature de l’accompagnement et ce qui s’y passe, dans l’objectif de limiter le sentiment d’impuissance des professionnels et de donner les moyens de penser d’autres formes d’accompagnement social.

  • défendre, face à des dispositifs pensés en terme de résultat et d’efficacité, l’existence des accueils de jour comme des espaces de sécurité et de création adaptés aux besoins des personnes sans abri.
  • rencontrer, partager et participer à des colloques, des groupes de réflexions et de mise en œuvre, pour être inventif. Ce mouvement vers l’extérieur, permet à l’institution de se dégager du risque de repli sur elle-même et de rester vivante.

[1] Robert CASTEL. De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation : précarité du travail et vulnérabilité relationnelle. In, Jacques DONZELOT (sous la direction de). Face à l’exclusion : le modèle français. Paris, Esprit, 1991, pp. 137-168. 227p.

[2] Serge PAUGAM. La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté. Paris, PUF, 1997, 256p.

[3] Alexandre VEXLIARD. Le clochard. Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p.7.493p.

[4] Patrick DECLERCK. Les naufragés: Avec les clochards de Paris. Paris, Plon, 2001,458p.

[5] René ROUSSILLON. L’errance identitaire. ORSPERE.

R. ROUSSILLON. Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique. In J. FURTOS, C. LAVAL.

[6] Jean FURTOS, Souffrir sans disparaître. In Jean FURTOS, Christian LAVAL (s/d). La santé mentale en actes : de la clinique au politique. Paris, Erès, 2005, 357p.

[7] John BOWLBY. Attachement et perte : 1 L’attachement. Paris, PUF, 539p.

[8] D.W. WINNICOTT. Jeu et réalité : L’espace potentiel. Paris, NRF, Gallimard, 1991,

[8] Donald Woods WINNICOTT. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, Col. Sciences de l’Homme, 1969, 372 p.

[9] R. ROUSSILLON.

[10] R. ROUSSILLON.

[11] J. FURTOS.

[12] Précarité liée au nombre incertain de nuits attribuées par le 115, aux ouvertures et fermetures des accueils de nuits, aux nombres limité de repas et de vêtements gratuits, de la possibilité d’être soigné dans un service d’urgence hospitalier…

[13] Caractérisé par l’obtention du versement d’un minimum vital, suivi médical par un médecin de ville, prise en charge en CHRS …

[14] L’attachement angoissé-évitant s’appui sur des parents qui repoussent leur enfant, il est la conséquence de rejets répétés et de mauvais traitements. L’enfant est sûr d’être repoussé à chacune de ses tentatives pour obtenir de l’affection, alors il abandonne cette idée. Il anticipe le rejet et, pour s’en protéger, évite tout mouvement affectif. L’attachement désorganisé naît d’une mère qui évite le contact avec son enfant.

[15] D. W. WINNICOTT. De la pédiatrie à la psychanalyse.

[16] Ibid. p.42.

Mise à jour le Vendredi, 12 Août 2011 16:59