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Monjauze - discussion...

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La prise en charge de la problématique alcoolique :

Intervention et discussion avec Michèle Monjauze,  Psychologue Clinicienne, spécialiste de la pathologie alcoolique.

L'organisation psychique des addictions : Florent Gay, Psychologue à l'ELSA du CH Le Vinatier

Je suis actuellement Psychologue au sein d’un hôpital psychiatrique (Centre Hospitalier Le Vinatier). J’exerce à l’unité d’addictologie de liaison située dans l’hôpital et au Centre Médico Psychologique Adultes de la presqu’île lyonnaise. Je travaillais auparavant au Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie et au Comité Départemental de Prévention de l’Alcoolisme de Bourg en Bresse.

Dès mon arrivée en psychiatrie, il y a cinq ans, j’ai été étonné de la façon dont les diagnostics étaient posés pour les alcooliques, par rapport aux autres pathologies.
En effet, j’entendais parler de patients schizophrènes, paranoïaques, psychopathes, tout autant que de patients alcooliques, toxicomanes. Cela peut paraître tout à fait normal au premier abord mais tous ces termes mis au même niveau sont à mon sens le reflet d’une difficulté, également en dehors des murs de la psychiatrie, à penser et à situer les addictions dans le champ de la psychopathologie.
Bien sûr, l’on peut être schizophrène (dans le champ de la psychose) et alcoolique, ce qui est d’ailleurs un tableau clinique fréquent, tout autant que celui de psychopathe (dans le champ des états limites) et toxicomane. Nous pourrions ajouter à cela d’autres types de patients, peu rencontrés en institution psychiatrique, qui peuvent être dans une organisation névrotique et avoir une dépendance à l’alcool. Il va donc de soi, à mon sens, que l’alcoolo-dépendance n’est pas rattachée particulièrement à l’une des organisations psychiques (névrose ou psychose) ou même à l’anorganisation psychique que sont les états limites, concept lui-même très désorganisé, recueillant trop souvent les errances de diagnostics des thérapeutes.

Nous constatons donc qu’à l’âge adulte, des personnes aux psychopathologies distinctes ont une dépendance à l’alcool.
Michèle Monjauze écrit que "la part alcoolique du Soi est sans conteste une modalité psychotique très spécifique", et qu’elle est "ancrée dans le préverbal". La clinique nous montre, ce qui n’est peut-être pas antinomique, que les décompensations psychiques, autrement dit quand les mécanismes de défenses deviennent inadaptés et inefficaces, se font sur un mode assez varié chez les alcooliques. Il est néanmoins commun de dire que ces patients se situent souvent dans le champ des pathologies du narcissisme ou des états limites.

Ce cheminement m’amène à ma première question :

Si la part alcoolique du Soi renvoie avant tout à un noyau psychotique de la personnalité, comment expliquer que la plupart des patients rencontrés présentent une symptomatologie qui les situe dans des problématiques d’ordre limite ou narcissique ?

La classification actuelle des psychopathologies est donc basée sur la distinction, proche de la scission, entre névrose et psychose, à laquelle nous avons ajouté le champ intermédiaire des états limites (qui sont au mieux les patients correspondant à ces symptômes et au pire le tiroir de l’inclassable ou de l’hésitation). Néanmoins, la plupart des théoriciens s’accordent à dire qu’il s’agit là d’une construction lors de la psychogenèse de l’individu. Nous ne serions donc pas l’un ou l’autre mais nous aurions été traversés avec plus ou moins de bonheur par des phases psychotiques, limites et névrotiques. Il en résulterait des champs de fixation à différentes étapes de la construction et la prévalence de l’une des organisations.

Nous pouvons concevoir les premiers temps de la psychogenèse comme les fondements de la vie psychique et si ceux-là se révèlent faillibles, les étages supérieurs et secondaires chronologiquement auront bien sûr du mal à se construire, notamment l’accès à l’Œdipe pour des enfants embourbés dans des problématiques psychotiques comme peuvent l’être les angoisses archaïques (de vide, de chute ou de morcellement).
Nous sommes dans une classification horizontale (les unes à côté des autres) d’une construction verticale (les unes recouvrant les autres). Cette catégorisation nous laisse peu de passerelles pour aller de la névrose à la psychose et peu de souplesse dans sa représentation. Or, les patients rencontrés ne sont pas que névrotiques, que psychotiques ou que limites, il y a des interactions entre ces différentes couches ou thématiques de la construction psychique.
Même un schizophrène très invalidé par sa pathologie (délires, hallucinations) peut parfois avoir un discours purement œdipien.
Comme un liquide qui coule, la clinique des alcooliques se révèle pénétrer toutes ces catégorisations, ce qui m’en vient à ma seconde question :

Est-ce que la clinique des alcooliques vient remettre en question les repères établis dans les organisations psychiques ?

J’ai commencé mon discours par la confusion ressentie quand le diagnostic d’une dépendance est mis à la même place qu’un diagnostic psychiatrique ou psychopathologique. Un autre aspect portant à confusion est à mon sens le glissement du concept d’alcoologie à celui d’addictologie.
Par exemple, l’unité dans laquelle je travaille s’est appelée jusqu’à peu "unité d’alcoologie" jusqu’à ce qu’elle se transforme plus ou moins magiquement en "unité d’addictologie" sans qu’aucun changement ne soit intervenu ni sur les personnes accueillies ni sur les professionnels exerçant. Si ce n’était qu’un cas isolé, je ne l’évoquerais point. Cependant, le glissement de l’alcoologie vers l’addictologie est d’autant plus d’actualité avec la création des CSAPA (centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) amenés à remplacer les CCAA (centre de cures ambulatoires en alcoologie) et les CSST (centre spécialisé de soins aux toxicomanes). Il reste de nombreuses questions sur la spécificité des soins, notamment en ce qui concerne les alcooliques et les toxicomanes. Nous nous rendons d’ailleurs compte avec les plus jeunes patients que la classification par produit de l’addiction (et non par conduite ou pathologie) est en train de devenir obsolète tant la polyconsommation est omniprésente. En tout cas, l’objet commun "addictologie" n’est pas encore constitué que les institutions sont déjà crées. Il s’agit là de mettre la charrue avant les bœufs : la charrue étant les institutions et les bœufs (désolé pour cette expression disgracieuse) l’objet commun de l’addictologie. Sont en débat dans cette nouvelle organisation la place des addictions sans produits, des troubles du comportement alimentaire, et aussi la cohabitation de l’alcoologie et la toxicologie.
L’addictologie reste globalement une approche assez (voire trop) comportementale et semble rabattre un couvercle sur des formes variées de patients et de prises en charge.

L’arrivée du terme addictologie dans une sorte de substitution à celui d’alcoologie m’interroge sur le sceau commun des addictions, en termes de psychogenèse et de psychopathologie et m’en vient à formuler ma dernière question :

Est-ce que votre ouvrage "La part alcoolique du Soi" aurait pu s’appeler "La part addictive du Soi" ?

Si ce n’est pas le cas et si vous aviez à écrire "La part addictive du Soi", en quoi globalement cela changerait le contenu de votre livre ?

 

Acte de création artistique en alcoologie : Marie-Béatrice Vulin, Arthérapeute à la Clinique La Roseraie

D’un contenu latent à un contenu manifeste, sublimation pulsionnelle, rôle cathartique, la création artistique questionne sur son origine et sa fonction. De même nous pourrions nous poser les mêmes questions quant aux origines et fonctions d’une consommation excessive d’alcool.

Il semble que le sujet alcoolodépendant résout quelque chose d’intime en buvant, et d’une certaine façon l’artiste aussi en créant.

L’artiste donne une forme à l’innommé en s’adressant directement aux perceptions. Par son acte artistique, il fait œuvre de transformation ou de symbolisation de ce qui n’a pas encore été reconnu en s’éprouvant lui-même dans un temps et un espace donné. L’oeuvre peut donc s’inscrire dans le champ intra psychique de l’artiste et le champ inter psychique par ce qu’il donne à voir au public.

Si l’oeuvre fait exister son auteur, elle fait aussi exister le spectateur par ce qu’elle lui renvoie de lui ou par les brèches qu’elle ouvre sur le réel. Ce qui se nomme n’est souvent pas la même chose pour l’artiste et le spectateur, mais ce qui reste est ce lieu de rencontre intime au travers de l’œuvre. Un lien se crée, s’intériorise, évolue.  Par sa capacité de renouvellement et de questionnement, il reste créatif.

Le sujet alcoolodépendant est en quête d’existence, mais une existence qui ne s’incorpore pas, qui ne limite pas l’intérieur de l’extérieur. Une existence en "continu", "liquide" dont le moteur serait l’indifférenciation, l’annulation de soi et de l’autre. Sa quête et son action sont paradoxales. L’alcool se partage mais les effets s’éprouvent seul, sans construire de liens durables. La dépendance alcoolique rejoue sans cesse "ce sentiment d’inexistence dû à l’absence de relation signifiante avec l’objet maternel" dit Michèle Monjauze dans  L’homme desespécé.

La création et l’alcoolisme sont tous deux du domaine de l’agir et, tous deux comme des tentatives d’exister autrement que dans la parole. Seulement l’un crée du lien, l’autre l’annule. Ainsi comment allier ces deux univers afin que se tisse un sentiment d’existence et s’élabore une abstinence ?

L’expérience fonde l’action thérapeutique des ateliers à médiation artistique. Une expérience sensible qui met en mouvement une forme de pensée et le sentiment d’exister.

C’est peut-être à cet endroit que nous sollicitons le noyau créatif du patient, il s’approprie ce qui vient de l’extérieur et aussi de lui, il y répond en le restituant sous une forme artistique qui s’apparente au langage. Le regard de l’art-thérapeute donne du sens par ce qu’il voit, ressent mais aussi par la légitimité donnée par les histoires de l’art. Ainsi le sens culturel donné à l’acte artistique, aide le sujet à rejoindre un sentiment d’appartenance à une communauté humaine d’où souvent il s’était exclu.

L’agir artistique sortirait de la répétition mortifère de l’alcool pour "laisser la part proscrite de soi s’exprimer" dont Michèle Monjauze parle dans son livre "La problématique alcoolique".

Ainsi à quelles conditions l’accompagnement à travers l’expérience artistique pourrait-il être un moyen d’éviter les deux écueils dont M. Monjauze parle, qui sont : fournir des mots que le patient ne pourra s’approprier ou entrer dans la régression alcoolique et y perdre le penser ?

Quels apports structurants la médiation par la création artistique peut elle apporter aux sujets alcoolodépendants ?

Quelle complémentarité trouvez vous dans cette approche avec votre travail de thérapeute ?

 

Autisme et alcool :
Catherine Delachenal, Psychiatre au CH Le Vinatier

Je suis Psychiatre Praticien Hospitalier au Centre Hospitalier Le Vinatier, travaillant avec des enfants autistes, et Médecin addictologue à temps partiel à C2A (Centre de Soins en Addictologies).

Si j'ai choisi d'essayer de comparer l'autisme et l'alcoolisme, c'est que j'ai été interpellée par Michèle Monjauze dans son livre "La problématique alcoolique" où elle traite de cette question.

Je donnerai tout d'abord la définition de l'autisme. Puis j'essaierai de comparer en quoi l'alcoolique peut faire penser à l'autiste par rapport à ses angoisses, ses défenses et ses relations d'objet.

L'autisme

Cette pathologie qui est une psychose précoce faisant partie des troubles envahissants du développement concerne environ 5 enfants sur 10 000 dont 2 garçons pour une fille.

Il existe des troubles majeurs des relations interpersonnelles et des relations sociales : l'enfant est en retrait, il évite le contact. Il n'a pas d'intérêt pour les personnes. Il ne s'intéresse qu'aux objets et en général des objets durs. Il présente la même attitude qu'il soit devant de l'animé ou de l'inanimé.

On trouve donc des troubles majeurs de la communication avec le plus souvent absence de langage verbal, un langage écholalique avec un mimétisme de surface, des gestes bizarres avec des stéréotypies répétitives. Il existe des comportements répétitifs souvent des bras et des mains, des balancements. Ces gestes s'accompagnant parfois d'automutilations.

Il y a absence de jeu, absence de tout phénomène transitionnel.

Cette pathologie s'accompagne aussi d'une exigence tyrannique d'immuabilité.

On a aussi des troubles cognitifs graves avec retard mental.

Regardons ce qu'il se passe quand il y a ivresse

En préambule, je citerai Michèle Monjauze qui dans son livre "La problématique alcoolique" parle de l'insaisissable concept d'alcoolique. Elle soutient l'idée qu'il n'y a pas un alcoolique mais des alcooliques.

On retrouve aussi cette notion dans l'autisme où je dirais qu'il n'y a pas un autiste mais des autistes.

Quand il y a ivresse, on retrouve des troubles de la communication avec des relations qui sont dans le trop près ou le trop loin.

L'intérêt de l'alcoolique sera tourné vers l'objet alcool, vers l'objet dur que représente le verre.

On note aussi des phénomènes d'écholalie, des rituels, de la tyrannie.

En revanche, il n'existe pas de troubles cognitifs de type retard mental mais le raisonnement est rendu impossible par l'ivresse.

Dans les deux cas, on a des défaillances sur toutes les fonctions autour du partage émotionnel comme l'attention conjointe ou l'imitation.

Un de mes patients n'a pu gérer son émotion lorsqu'il a aperçu sa soeur par hasard alors qu'ils ne s'étaient pas vus depuis 7 ans. Il a "replongé" dans une ivresse massive.

Les angoisses

Dans les 2 cas, on a des angoisses d'annihilation, de non-existence, pires que l'angoisse de mort.

Ce sont des angoisses de liquéfaction, de chute sans fin.

Ce sont des angoisses primitives d'anéantissement comme le souligne Mélanie Klein ou d'agonies primitives selon Winnicott.

Il y a perte de la collusion psychosomatique.

Et si l'on se réfère à Frances Tustin qui a beaucoup travaillé avec des autistes, elle parle d'angoisses de non existence, de liquéfaction, de vidage.

Les défenses

Chez l'alcoolique, il y a "le boire" pour se remplir, pour combler un vide sans fond.

Il y a le retrait, la fuite.

Du point de vue psychanalytique, ce sont des mesures de défense contre des angoisses catastrophiques.

Les autistes se défendent contre ces angoisses catastrophiques principalement par deux mécanismes :

L'aggripement adhésif ou identification adhésive,

Le démantèlement.

Revenons sur ces deux notions :

L'aggripement adhésif :

Consiste à se coller à une sensation. Le monde autistique est un monde de sensation. Ainsi un autiste regardera pendant des heures une lumière qui brille devant ses yeux ce qui lui donne un pseudo sentiment d'existence. Les autistes sont d'ailleurs souvent attirés par le reflet des lunettes.

On retrouve d'ailleurs cette identification adhésive chez l'enfant normal mais celle-ci ne sera que passagère. Ainsi, un enfant examiné chez le pédiatre, déshabillé, paniqué, va fixer une lumière. Il sera psychiquement absent pour lutter contre l'angoisse déclenchée par cette situation. Quand il est collé à cette sensation, il est en survie et pourtant absent du monde.

Le démantèlement :

Cela veut dire dissocier une perception en ses différentes composantes sensorielles.

Normalement, pour percevoir un objet, on rassemble ses différentes sensorialités. Je vois, j'entends, je touche. Il y a consensualité.

L'autiste va coller à l'une d'elles et l'objet sera aplati sur une de ces composantes sensorielles.

L'alcoolique recherche des sensations dans l'ivresse qui lui permettront à la fois de fuir la réalité et de se sentir exister.

On note que, pour les autistes et les alcooliques, il y a des défaillances autour du partage émotionnel.

Relations d'objet

Quand on parle de relations d'objet, on évoque le type de relations que peuvent avoir aussi bien les autistes que les alcooliques.

L'autiste est dans un état d'indifférenciation avec l'autre. Il ne sait pas ce qui fait partie de lui et partie de l'autre. Souvent, un autiste va vous prendre la main pour faire un geste comme si votre bras était un prolongement de son corps.

On retrouve cet état d'indifférenciation chez l'alcoolique.

Je passe la parole à Michèle Monjauze.

 

Extrait du livre de Michèle Monjauze : "La part alcoolique du Soi" – éd. Dunod – 1999

Avec l'autorisation de l'auteur

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SOIGNER  C'EST CREER DES LIENS

Avec les patients alcooliques les soignants ont affaire à la discontinuité. Toute rupture est marquée par une chute. Il ou elle sort de l'hôpital et sur le trajet échappe aux soins et à soi-même. Dire ici, faire là-bas, est sans articulation. Je revois une patiente commencer l'entretien, bien présente, puis tout d'un coup s'absenter et tomber dans le coma. Je me souviens d'une autre qui va progressant étonnamment dans son analyse, jusqu'à ce que je me rende compte qu'elle est en parallèle en train de décompenser une cirrhose à trente cinq ans, semble-t-il sans s'en apercevoir. Quant aux retours de vacances, tous les soignants connaissent la disparition des patients, leur hospitalisation en urgence, voire leur incarcération pour délits divers.

Sauf pour les patients les moins atteints, nous ne pouvons pas la plupart du temps tout seuls prendre un alcoolique en charge. Aussi le premier lien à créer est-il un lien solide entre les soignants.

Une équipe qui n'entretient pas ses liens relationnels devient la proie des processus psychotiques du groupe, envie, exclusion, despotisme, dévoration, paralysie. En dehors d'une réflexion sur elle-même venue de l'extérieur par l'intervention d'un psychanalyste, une équipe entretient ses liens par une pensée théorique et clinique mise en commun, mais aussi par une invention active de collaboration diverses. C'est le lien que l'on peut souhaiter, par exemple, entre psychothérapeute-ergothérapeute et psychothérapeute d'entretiens. C'est le lien entre relaxateur et psychothérapeute dont M.-J. Hissard a démontré statistiquement la meilleure efficacité.

Plus généralement, la prise en charge des alcooliques nécessite une liaison entre équipes internes et équipes de secteurs, entre hôpital et dispensaire, entre institution soignante et groupes d'abstinents.

Cette trame soignante va constituer le contenant de la pathologie, se distendre vers l'extérieur si nécessaire, constituer des abris provisoires, se retirer quand il est temps, jusqu'à ce que les allées et venues du patient finissent par dessiner sa propre trame. La prise en charge est constamment faite avec le patient de ce tissage et retissage du lien, entre les lieux, les moments, les personnes, les objets, les expériences, les sensations et les idées. Tous ces liens se travaillent avec des soignants différents, ici pour le corps, là pour le couple, ailleurs pour l'expression. Ces soignants distincts, mais reliés entre eux, vont se constituer pour le patient en cadre. Le cadre, visualisé par le patient, incorporé par lui, sera aussi important que les thérapeutes qui y exercent et qui garantissent son maintien. En même temps, les patients alcooliques vont induire des déformations, utilisant le cadre à des fins inédites, assouplissant la disponibilité des soignants qui ont à suivre le fil sans le laisser casser, s'embrouiller ni se perdre.

Les patients alcooliques, par leur foncière discontinuité psychique, peuvent faire perdre pied aux thérapeutes, les réduire à l'impuissance, bloquer leur capacité de pensée, les sidérer ou les endormir. L'immersion des soignants dans la thérapie peut aussi les empêcher de voir clairement ce qui s'y passe. Mais en prenant le temps et des notes, en faisant des lectures, en discutant entre soignants, l'évolution se dévoile. Chaque patient alcoolique est comme une énigme qui met les soignants au défi de trouver sa clé cachée. Or, cette clé existe toujours.

 

LE LIEN ET LA TRANSPOSITION

 

Si je prends la métaphore du fil ou de la clé, c'est pour souligner la matérialité du lien à établir. Les patients alcooliques baignent dans le préverbal, l'agir, un monde d'objets de perception à l'inscription psychique fugace. Le lien à établir est essentiellement un lien de transposition dans le même registre. Il se produira un glissement de l'agir alcoolique à un agir non-alcoolique, de l'expression alcoolique à une expression autre, mais tout d'abord également sans parole.

 

Une première transposition s'effectuer ainsi par contiguïté, métonymie, de proche en proche, par exemple du groupe du café au groupe d'abstinents, de la famille alcoolique à la famille d'accueil, de la main qui tient le verre à la main qui tient autre chose, des cénesthésies alcooliques à la sensorialité tactile, de la bouteille cachée au jardin à la culture d'un jardin, etc…

 

Et puis, autre transposition, il s'agit d'utiliser la capacité des alcooliques à la discontinuité, renversant la pathologie en son contraire, la discontinuité devenant un atout thérapeutique : la thérapie utilisera la métaphore comme rupture et lien, rupture du champ de signification et transposition dans un autre, court-circuitant la pensée. Si les alcooliques sont souvent des créateurs, des artistes, c'est que la logique du sens leur échappe mais qu'ils peuvent s'en passer en délocalisant les images. Il n'est pas besoin d'être Francis Bacon pour "attraper la sensation et la mettre directement sur la toile". Ce peintre, sur lequel Anzieu et moi-même avons proposé un essai (1993), reste un modèle de la transposition des paradoxes alcooliques en création picturale, transposition sans parole mais d'une force que la parole n'atteindrait probablement pas. Chaque patient alcoolique a en lui, à sa mesure, la possibilité d'une transposition métaphorique de sa pathologie.

DU CODE ARCHAÏQUE AU CODE D'ACCES

La délocalisation métaphorique se fait de façon d'autant plus directe que l'espace et le temps alcooliques sont instables. La création, selon Anzieu (1981), consiste à projeter dans une réalisation le code corporel archaïque du créateur[1]

Ce code est d'autant plus apte à une expression créatrice qu'il est fait d'éprouvés de transformations. Or, on peut supposer que chez les alcooliques, ces éprouvés instables génèrent un mal-être exigeant impérativement une sédation que l'alcool semble apporter tout en entretenant le maelström émotionnel et cénesthésique. Le créateur non-alcoolique, selon Anzieu, est saisi par un moment "psychotique" qu'il va transposer en création. A l'inverse, on pourrait dire que l'alcoolique, menacé en permanence de chaos psychique, va saisir, s'il en est capable, un code d'expression qui, pour un temps, fixera les éprouvés en création. Le soulagement apporté par cette transposition est tel que, chez certains, la création (d'un texte, d'un collage, d'une maquette, d'un jardin…) devient compulsive et prend la place de l'alcoolisation, souvent en alternance avec elle[2] .

Quant à l'œuvre elle-même, elle est d'autant plus originale que la pensée, dans son aspect rationnel et normatif, est peu investie par le créateur alcoolique (contrairement à nombre de non-alcooliques).

Créer, ce n'est pas peindre des paysages à l'identique ou dévider un récit, c'est attraper au vol un indicible et lui donner un code d'accès afin de la rendre partageable. Une création authentique se fait dans l'angoisse, parce qu'il faut lâcher ses repères pour se lancer dans un espace très psychotique, et puis être capable de transposer cet espace en utilisant une technique. Les alcooliques, qui sont la plupart du temps envahis par l'angoisse, habitent pour certains quasiment en permanence cet espace psychotique qu'ils cachent et qu'ils ne peuvent pas dire. La création peut être alors le seul dégagement possible, en jetant l'angoisse dans le matériau. L'œuvre, produite au dehors, a fonction d'existence, de réparation, de durée, de communication.

Je me souviens avec émotion de cet alcoolique, hospitalisé en médecine, apparemment très banal, qui transposait son angoisse de mort en ergothérapie dans le projet de "construire en terre un cimetière qu'il peindrait en noir". Si les alcooliques sont incapables de dire leur angoisse, les soignants pourraient-ils entendre et accueillir sa transposition ?

LA CRÉATION COMME LIEN

Je viens de souligner le fait que la création a un effet cathartique chez les alcooliques, en quoi elle peut être recherchée, prenant le pas sur l'alcoolisation. Il y a une autre raison pour laquelle création et alcoolisation ne peuvent être simultanées. L'alcoolisation permanente rend stérile, parce que la production d'une œuvre demande la connaissance et l'application d'une technique au geste précis et contrôlé. Le peintre dont je parle n'a peint qu'une seule œuvre sous alcool, à ses débuts, et n'a jamais récidivé, ses excès alcooliques ont alterné avec ses périodes créatrices. Il ne faut pas être saoul pour écrire une chanson, encore moins un livre. La création alcoolique demande donc obligatoirement la sobriété, donc la collaboration de la par adaptative de la personnalité. Il en est de même dans la relaxation où vigilance et régression sont étroitement sollicitées. On pourrait dire que la part alcoolique inspire, elle est le creuset, c'est elle qui cherche l'expression, selon Bacon "avec une énergie furieuse". Mais la part préservée réalise la transposition. En ce sens, la création, de même que l'appropriation des sensations, a une action unificatrice de la psyché aussi bien que de la psyché et du corps qu'elle habite.

D'autre part, comme le Rorschach le montre, l'abstinence ne modifie pas le code corporel archaïque[3]. Ses avatars, ses articulations aberrantes, ses trous, les angoisses associées sont toujours là. Dans l'abstinence, la part alcoolique a dans tous les cas une revendication obscure mais insistante. L'abstinence est parfois et devrait être plus souvent la position la plus favorable à la création et à la conquête de l'érogénéisation du corps propre, puisqu'elle permet le retour sur soi, la lucidité réalisatrice et la possibilité du partage avec autrui[4].

L'ESPACE THERAPEUTIQUE DU LIEN INTERIEUR

La plupart des alcooliques qui ne recherchent pas de soins et ne sont pas submergés par leur part alcoolique, ont trouvé une issue créatrice à leur pathologie. Cependant, en ce qui concerne les patients, leur potentialité créatrice ne peut être soignante que si elle est accompagnée. Le cimetière peint en noir, métaphore de l'angoisse de mort, nécessite d'être réalisé, puis transposé par contiguïté en une autre réalisation, pour ensuite trouver peut-être une nouvelle expression métaphorique dans un autre registre. Les soignants ont à fournir le cadre de l'expression, et sa technique jusqu'à un certain point, se souvenant que le but n'est ni l'efficacité ni l'esthétique. La bienveillance, l'appui narcissique, mais aussi l'écoute et le respect des propositions du patient, si bizarres soient-elles à première vue, ouvrent l'espace de la transposition. En parlant peu et sans parler d'alcool (quel soulagement pour les deux partenaires !), le patient évolue. Comme les deux parties de la personnalité sont sollicitées, le clivage entre la part alcoolique et la part préservée se réduit.

Les soignants peuvent ainsi espérer éviter aux deux parties du patient des devenirs parallèles, l'une vers plus de verbalisation, l'autre vers plus d'alcool. Ou bien éviter que l'abstinence n'instaure une relation intérieure dans laquelle la part alcoolique sera sans cesse endiguée par une contrainte absorbant les énergies créatrices.

LIAISON ET DÉLIAISON DE LA FONCTION SOIGNANTE

Si j'ai commencé ce livre par une description du développement et du fonctionnement psychique communs, c'est pour introduire cette idée qu'il existe pour tous une continuité et une simultanéité entre notre part psychotique et notre part névrotique, ce qui permet aux soignants de ne pas considérer les patients comme une catégorie foncièrement différente.

Cependant, chacun n'a pas formé précocement une part alcoolique du Soi qui s'extériorisera avec le temps en pathologie débordante. Néanmoins, la comparaison avec un fonctionnement psychotique prévalent de type dissociatif montre que la modalité alcoolique, mieux cohérente, mieux défendue, mieux socialisée, est déjà un moindre mal. J'ai voulu, par l'approche de la problématique, montrer que la psychopathologie alcoolique est spécifique, complexe, mais possible à comprendre par l'approche clinique, donc à aider par des attitudes psychothérapeutiques adaptées.

Enfin, par une réflexion sur la prise en charge, j'ai souhaité affirmer que la part alcoolique du Soi, si elle est autodestructrice et source de terribles souffrances, peut aussi conduire (survie exige) à un intensif travail d'autoréflexion, à une reconquête de l'unité psychique et corporelle, à une expression originale et riche.

J'ai voulu insister surtout sur les conditions nécessaires à l'évolution du patient : la capacité du soignant à l'auto-analyse, au travail clinique, ainsi que son ouverture à l'inattendu et à la création. Dans la prise en charge, loin de l'automatisme de l'acte, il est urgent de privilégier la personne, celle du soignant aussi bien que celle du patient, afin de mettre en liaison leur capacité de pensée. Pour le soignant, l'essentiel est de se penser lui-même, de trouver ou retrouver une relation de soi à soi tolérante, positive, sécurisante, encourageante des recherches et des expériences : c'est la qualité de la relation intérieure du soignant qui donne la qualité de la relation du soignant au patient. L'aptitude du soignant à contenir, calmer, gérer sa propre part psychotique permet l'aptitude à recueillir la pathologie de l'autre souffrant. Pour le patient s'ouvrira un espace de liberté tranquille, dans lequel le Soi malade sera patiemment écouté par les deux partenaires, expliqué, accepté dans ses expressions singulières et surprenantes.

Bien que les circonstances de la vie s'en chargent parfois abruptement, ce lien réciproque du soignant et du soigné est destiné à être délié lorsque la fonction soignante a été suffisamment reprise par le patient à son propre compte. La déliaison du travail psychothérapique avec les patients alcooliques bénéficie de la protection du cadre, fortement investi par les patients. Ce qui se délie ici avec un soignant reste lié ailleurs avec un autre. Le cadre thérapeutique s'efface en laissant en place un cadre institutionnel dont la seule fonction sera d'exister au cas où… celui-ci peut être remplacé par le cadre d'un groupe extérieur, groupe d'abstinents, mais aussi groupe de randonneurs, d'écriture, de musique, etc. Chacun s'en va, sujet de sa propre histoire, vers d'autres rencontres, emportant suffisamment de l'autre parmi ses "bons objets" pour progresser dans ses choix


[1] J'ai analysé dans mon ouvrage de 1991 les particularités de la création alcoolique, en faisant référence au peintre Bacon et à l'écrivain Malcom Lowry.

[2] Une explication de la reprise de l'alcoolisation après la phase de création peut être le sentiment éprouvé par le créateur, au sortir de l'œuvre, d'être vidé de sa substance.

[3] C'est justement ce code dont le Rorschach sollicite la projection.

[4] Je pense à une abstinente depuis vingt ans qui expose de petites sculptures pathétiques et complètement originales dans une galerie parisienne.

Mise à jour le Lundi, 12 Décembre 2011 17:47