Colloque 18 septembre 2015 - avec le fil rouge d'Olivier Luge
Précarité et addictions
Maxence THOMAS (psychologue clinicien, équipe mobile d’addictologie, ARIA)
Psychologue clinicien dans l’équipe mobile en addictologie du CSAPA du griffon, association ARIA, je mène dans le même temps un travail de recherche en thèse de doctorat, à l’université Lyon 2, laboratoire CRPPC. C’est à ce double titre que j’interviens aujourd’hui. Pour rappel, l’équipe mobile en addictologie a pour objectif de rencontrer les personnes qui souffrent d’addiction mais qui ne parviennent pas à accéder au soin. L’équipe constituée d’une infirmière, d’un médecin addictologue et d’un psychologue se déplace dans des centres d’accueil et d’hébergement de grands-précaires. Je vais donc aujourd’hui tenter de proposer une lecture des enjeux psychiques liés à l’addiction chez les sujets grands précaires.
L’objectif, lorsque j’ai débuté cette recherche partait d’un intérêt pour un ensemble de la population peu étudiée dans l’univers de la psychopathologie, se composant de sujets dits "exclus", avec l’idée que ces personnes étaient probablement les personnes les plus vulnérables aux mutations des sociétés contemporaines
Sur la base de mon travail de clinicien, je me suis interrogé sur la forte présence des produits psychoactifs dans l’univers de ces personnes. L’idée était d’explorer en profondeur ce qui m’avait plus ou moins "sauté aux yeux", c'est-à-dire que les consommations d’alcool ou de drogues, loin d’être des formes de vices ou de maladies organiques strictes, étaient plutôt des éléments de repères et d’équilibre dans les vies chaotiques de ces sujets. Consommés de manière paroxystique ou chronique, générateurs de sidération, les effets des produits psychoactifs m’apparaissaient aussi comme pourvoyeurs de repères, de traces, tout autant repérables par le sujet lui-même que par les personnes environnantes. Avant d’aller plus loin, je pense qu’il est utile de préciser certains préalables aux idées que je propose.
Le choix des mots.
Le stéréotype que l’on a en tête lorsqu’on parle d’une personne exclue, est celui d’un homme ou d’une femme, emmitouflé dans des couches de vêtements, couché sur le sol, une main tendu en quête d’une pièce, l’autre main refermé sur le goulot d’une bouteille de vin bon marché. Parfois un chien occupe l’espace autour de lui.
Sale, malodorant, les passants se détournent de lui pour ne pas croiser son regard. C’est un peu la description que fait P. Declerck dans "les naufragés", celle du SDF, celui qui vit dans la rue. Cela a constitué, et cela constitue toujours une forme de stéréotype du SDF, du très pauvre, celui qui a tout perdu et qui demeure, comme condamné, dans l’isolement et l’indifférence. Cette image est assez proche d’une partie de la population des grands précaires, mais elle ne saurait bien sûr, pas en être une représentation juste et totale.
Dans les centres d’hébergements, on retrouve une pluralité de parcours de vie qui ont conduit à une pluralité de formes d’exclusion. On peut résumer cela à partir de trois axes : la psychiatrie, la rue et la prison. Que les personnes viennent de l’un de ces lieux, ou de plusieurs à la fois, on repère un ensemble de fragilités communes qui se traduisent par une difficulté à se lier à l’ordre social et à y trouver sa place.
Cependant, pour que ces personnes soient exclues, encore faudrait-il qu’elles aient été incluses. Encore faudrait-il qu’à un quelconque moment de leurs vies, ces personnes aient pu connaître une vie normative, "une vie d’inséré", vie trop rapidement résumée au triptyque : travail – maison – famille. On se rend compte que personne n’est réellement inséré, l’espace social n’est pas facile à définir, et les travaux de nombreux sociologues convergent vers le social comme un espace complexe, hétérogène.
Comment peut-on parler d’exclusion sociale quand on sait que l’ "espace sociale", c’est un mot, mais pas une chose. Il y a une différence entre la représentation et le réel. Les personnes qui sont désignées comme exclues sont toujours reliées à diverses strates du social. Mal liées à des instances du social, peut-être, en souffrance dans les relations sociales, probablement, mais en tout cas liées – différemment- mais toujours liées à quelque chose de notre société. C’est en cela que le mot "exclusion" parle plus d’un fantasme que d’une réalité objective. On les nomme exclu, mais l’exclusion, c’est souvent ce que ces personnes font vivre. On n'entre pas facilement en contact avec des "exclus", les barrières sont multiples, pas toujours manifestes. L’état d’ébriété, l’état de défonce, la saleté, l’odeur, les chiens, l’effet de groupe, la violence, les traces sur le corps, la voix ou la posture sont autant de marqueurs qui peuvent nous maintenir à distance. Eux se sentent exclus, mais ils font aussi ressentir l’exclusion à leur entourage, aux travailleurs sociaux ou aux soignants qui tentent de s’approcher. On n'entre pas dans le monde d’un "exclu" si facilement.
La précarité :
A ce terme d’exclu, j’ai préféré le terme de précaire, qui renvoie à quelque chose d’une instabilité. Instabilité, incertitude liée à un autre, au bon vouloir de quelqu’un d’autre. Le précaire renvoi à ce qui s’obtient par la prière, c'est-à-dire une chose dont on ne peut assurer la présence permanente et qui dépend de la volonté d’autrui. Cette incertitude, chez les sujets précaires, on la retrouve dans le lien. L’autre en tant que personne est potentiellement menaçant, malveillant, profiteur, et il faut le mettre à distance, ou alors tenter de le maîtriser, pour qu’il n’agresse pas. L’autre est menaçant parce qu’il peut partir, s’éloigner et laisser seul. C’est aussi en cela que la précarité peut se penser sur le versant narcissique, du coté des troubles identitaires, car le narcissisme en tant qu’enveloppe est fragile, il protège peu le sujet des agressions internes et externes, et il rend la personne vulnérable aux changements dans le lien.
Il y a aussi la question économique. Le piège, lorsque l’on tente de définir la population des sujets en situation de grande-précarité, c’est de penser que la situation financière d’une personne suffit à la définir comme précaire. Les évènements de vie des sujets rencontrés dans les centres d’hébergement forment des fragilités qui touchent tous les secteurs de leur vie sociale, ils sont alors pris entre délinquance, folie et pauvreté. Mais comme l’indique J.Furtos, on peut être pauvre sans être précaire. Les évolutions sociales récentes rendent les pauvres précaires, mais ce n’est pas un postulat transposable dans tout type de société. Dans certains pays, les pauvres ne sont pas isolés, ils ne sont pas honteux de posséder peu, et cela ne les marginalise pas autant que dans nos pays dits "développés".
Enfin, la précarité s’accorde bien avec l’addiction. L’addiction a une correspondance avec la précarité au sens étymologique : l’esclave (l’addict) est sous l’emprise d’un maître, il dépend aussi du bon vouloir de ce maître. Dans l’addiction, le maître c’est le produit, ou parfois, c’est le dealer. Mais il est certain que les effets du produit sont moins insécurisants que la relation humaine, fluctuante de nature. On risque moins d’être abandonné par les effets d’une bouteille d’alcool que par un être humain. En ce sens, l’être addicté est fondamentalement précaire dans le lien à l’autre, quel que soit son statut social, et le produit psychoactif est son remède.
Bien entendu, une fois que l’on a tenté de resituer quel était l’objet d’une recherche, il faut ensuite pouvoir en dessiner les limites. La limite que je me suis fixée, ou plutôt l’axe sur lequel j’ai tenté de me concentrer, c’est la question des processus de transformations psychiques, en jeu chez les sujets en situation de grande précarité, et le rôle de l’objet d’addiction dans leur économie psychique. Comme je l’ai déjà un peu abordé auparavant, mon intuition était que les produits psychoactifs jouaient un rôle dans les processus de transformation psychique, c'est-à-dire que l’addiction n’était pas un symptôme "bête", mais bel et bien une composante de l’activité psychique. C’est certainement parlant dans tous les cas relevant de l’addictologie, mais il m’a semblé que chez les grand-précaires, c’était plus présent, plus prégnant dans leurs problématiques. L’alcool ferait par exemple figure d’opérateur psychique : que les alcoolisations soient chroniques ou paroxystiques, elles déclenchent des crises, des esclandres, elles expriment, tout haut en parole ou en acte, ce que ces personnes repliées sur elles-mêmes, n’osaient plus penser tout bas.
Au fil de ma recherche, j’ai aussi noté que lorsque l’on étudie l’addiction, on recherche trop souvent une cause unique pour l’expliquer (circuit de récompense, théories sociologiques, théories psychanalytiques centrées dans un premier temps sur les problématiques sexuelles, puis sur les dépressions, etc…). En ce sens, et dans la limite de mes compétences, je me suis attaché à étudier l’addiction chez les grands-précaires en postulant (sur la base des travaux de J. Mcdougall) que l’addiction n’était pas une solution uniquement psychique, mais qu’elle était une solution somato-psychique, c'est-à-dire qu’elle s’adressait tout autant au corps qu’a la psyché, et surtout, que les effets des produits psychoactifs jouaient un rôle dans le lien entre psyché et soma. C’est sur ces points que j’ai fondé mes hypothèses de travail, parce que quoi que l’on puisse en penser, la scène du corps est toujours extrêmement présente chez ces sujets : que cela soit au niveau des somatisations, des blessures, des stigmates des injections, de la saleté, de l’odeur, de la dentition, de la posture, du regard et de la voix, le corps parle et dit quelque chose que la parole ne traduit pas toujours.
Le corps et l’affect :
Ce qui se met en jeu, dans les situations cliniques que j’ai rencontrées, m’a semblé s’ancrer autour d’un clivage entre le corps et la psyché. J. Furtos a beaucoup insisté sur le gel des affects chez les sujets précaires en situation d’auto-exclusion. Ces personnes se coupent de leurs affects, de leur ressenti, et pour se faire, ils se coupent de leurs sensations physiques. L’émotion, le ressenti premier qui émerge face à un évènement donné, se construit d’abord dans le corps, puis, dans le meilleur des cas, il s’élabore psychiquement pour que le sujet puisse donner une réponse. Lorsque certains évènements ont été trop douloureux, lorsqu’ils ont réactivé des souffrances anciennes et insupportables, il arrive que l’on se coupe de ces ressentis, que le psychisme se retire de la scène du corps et se retranche. C’est ce qui explique, parmi de nombreux autres phénomènes, l’absence de ressentis douloureux chez certains patients précaires gravement blessés, touchés par des fractures par exemple. Le corps est devenu une surface inerte et les sensations sont annulées.
Le rôle de l’objet d’addiction, dans ces cas là, est paradoxal. On pourrait dire qu’il est une tentative de restaurer le lien entre corps et psyché, en se plongeant dans un bain de sensation. Mais dans un second temps, il semblerait que les effets des produits psychoactifs viennent décharger un appareil psychique menacé par l’excès de pensée attaquante, parfois même délirante. L’une des idées principales serait que l’addiction correspondrait à un processus inversé, dans lequel le psychisme ne serait plus régulateur des tensions somatiques, mais plutôt l’inverse, c'est-à-dire que les conflits psychiques seraient déchargés et donc régulés via l’espace somatique.
Dans toutes ces hypothèses, on remarque que le corps et l’esprit sont désarticulés, ils ne fonctionnent plus ensemble.
L’errance
Par ailleurs, toujours dans une prise en compte du corps, on observe chez les sujets grand-précaires un besoin d’errer, de mettre son corps dans l’espace, en mouvement dans la cité, ou de le fondre dans le décor de certains lieux. Je pense que l’errance est à mettre du même coté que l’addiction, c'est-à-dire qu’il s’agit d’une activité somatique qui génère des effets, qui régule une activité psychique débordante et débordée. L’errance peut conduire n’importe ou, elle peut permettre de se perdre, mais elle constitue aussi pour certains sujets un défilement de lieux connus contenant une histoire, des souvenirs et bien souvent des objets cachés, comme des bouteilles derrière un buisson ou de vieilles couvertures derrière un mur... L’errance, comme l’addiction, jouerait un rôle d’organisateur et de régulation pour ces sujets.
La pensée envahissante
Quand la pensée menace…
- Impression d’une pensée qui tourne, impossibilité de la stopper
- Des éléments psychiques bruts qui ne peuvent se transformer ou s’élaborer.
- Saturation de l’appareil psychique.
- Processus de décharge sur le corps via le produit.
Quand on interroge les personnes vivant dans les centre d’hébergements et qu’on leur demande ce qui les empêche de dormir, ou ce qui les décide à consommer des produits, on tombe souvent sur l’idée de quelque chose qui tourne en rond dans la tête, comme des pensées un peu persécutrices qui viennent troubler non seulement l’esprit, mais aussi influer sur la tension corporelle. La réduction de l’état de tension global nécessaire au sommeil n’arrive pas à être atteinte, ces personnes sont en permanence sous tension. Dans ces situations là, regret, culpabilité, honte, désespoir, ou même contentement et joie sont des affects qui n’arrivent pas à se vivre sans produit, sans un filtre qui permette de les transformer.
L’hypothèse centrale, c’est donc que l’alcool, la drogue ou les médicaments sont là pour permettre un retour des processus d’autorégulation entre le soma et la psyché, c'est-à-dire que le retour à la normale, à la sérénité ne peut avoir lieu que grâce au produit.
Chez les personnes dîtes insérées, cette tendance est bien sûr présente, mais parfois moins exacerbée. Chez le sujet précaire, les écueils de la vie psychique sont insupportables et ils ne peuvent se vivre qu’avec un produit.
Le deuil comme paradigme de la perte
Dans les situations d’addiction et de grande précarité, il y a presque toujours un deuil en souffrance. L’objet d’addiction agit comme si la perte n’avait pas eu lieu.
On peut dire que lors des premiers temps de la vie psychique, quand les choses se passent suffisamment bien, la perte est possible parce qu’un petit bout de chiffon ou une peluche par exemple, permet à l’enfant de symboliser la perte et l’objet perdu. L’important, c’est que l’objet transitionnel aide à gérer la perte. En revanche, dans les situations où la perte et le deuil sont devenus impossibles, l’objet devient addictif, car il va aider le sujet à fonctionner comme si rien n’était perdu, comme si la personne qui manquait était toujours là.
Je renvoie par exemple aux effets euphoriques de l’alcool. C’est en cela que les effets des produits psychoactifs sont inévitables, car ils permettent aux addicts de fonctionner comme s’il ne manquait personne. Dans la question que pose la grande précarité, on s’aperçoit que ce qui accompagne aussi le processus de deuil, c’est le sentiment de rejet. Ce qui marque l’histoire subjective de ces personnes, c’est le fait d’être rejeté, probablement avec de la honte, lorsqu’une personne devient absente. Ces patients interprètent l’absence comme un signe de rejet d’eux-mêmes par un ou plusieurs autres, probablement suite à un vécu de perte difficilement élaborable et traumatique, à un moment de leur vie. C’est comme si finalement, le seul moyen de ne pas se sentir impuissant, démuni ou passif devant la perte était de se persuader que l’on était responsable de cette perte : au moins en se sentant rejeté on peut fantasmer que l’on y peut quelque chose, que l’on a joué un rôle dans la rupture du lien.
L’objet d’addiction est alors le remède efficace contre le retour de ces vécus traumatiques. Temporairement efficace certes, mais aussi pourvoyeur d’espoir car les effets des produits tentent de sortir ces personnes de leurs vécus effroyables en les transformant. La transformation est éphémère, et le contenu fait retour, puis répétition. Il ne me semble toutefois pas moins vrai que l’addiction est une tentative de guérison pour ces patients, et qu’elle ne devrait pas être considérée que sur un versant négatif, mais aussi comme une lueur d’espoir, mince éclair dans une vie de désarroi.
Vignette clinique
Mr A. est âgé d’environ 35 ans lorsque je le rencontre pour la première fois, lors d’un temps de permanence dans un CHRS. Bien connu de ma collègue infirmière, dans d’autres lieux et d’autres temps, le contact se fait facilement et Mr A. me demande de le rencontrer en entretien individuel.
Sa situation est complexe, après une vie de jeune adulte passée entre fin d’étude et délinquance, l’alcoolisation festive prend une place particulière dans sa vie aux alentours de ses 25 ans. L’alcoolisation devient alors rapidement chronique, il perd alors le contrôle de sa vie, tandis que sa compagne le quitte. Ils ont ensemble un enfant qu’il voit de temps en temps, mais dont le souci est constant. Venant d’une famille prise entre culture traditionnelle et mode de vie hypermoderne, il se retrouve souvent a envoyer de l’argent à sa famille restée dans le pays d’origine, malgré ses soucis financiers. Cette dette, à laquelle sacrifie sa stabilité financière, résonne avec d’autres conduites à risques.
Dans la rue, Mr A. se bat souvent, prétextant avoir voulu protéger une personne. En quelque sorte, il se sacrifie, joue le rôle de bouclier. Le plus souvent très alcoolisé dans ces moments là, il contracte des lésions importantes qui iront jusqu'à la perte d’un organe essentiel. Ces conduites sacrificielles ont pour moi valeur d’énigme : je n’y trouve guère de sens. Il y a bien le fait qu’il soit l’aîné d’une famille nombreuse, et qu’il trouve dans cette position une justification à se dévouer. Cependant, les observations des travailleurs sociaux dans le CHRS m’apprennent qu’il entretient ce positionnement au-delà de son cercle familial : il tente de protéger un peu tout le monde, de pacifier les conflits et d’encaisser les coups. Cela se traduit notamment à un moment par un envahissement constant de sa chambre, dans laquelle de nombreux résidents viennent faire la fête.
Parfois bien loquace en entretien, envahissant l’espace par des expressions toutes faites, Mr A. se montre à d’autres moments bien silencieux, dans une atonie dépressive. Ne pouvant parler, je lui propose alors de passer par la médiation, qu’elle soit incarnée par l’écriture ou par le dessin. Parfois très résistant à cette approche, il se montre à d’autres moments très réceptif à ce mode de travail psychique. Prompt à décrypter ses propres énigmes, ses dessins sont entremêlés de mots, faisant apparaître un matériel clinique coloré, éclaté en différentes scènes sur le papier, dans une globalité très dynamique, faisant ressortir du mouvement. Je ne peux pas détailler plus en avant ce travail de médiation, car cela prendrait énormément de temps. L’idée, c’est que cette médiation fait apparaître chez ce patient quelque chose d’un processus constant qui vise à incorporer, c'est-à-dire en quelque sorte "avaler tout cru" des éléments psychiques non transformés. Au fil des ans, au fil des rendez-vous ratés et des retrouvailles réussies, témoignant aussi probablement d’un désir de vérifier si je survivais bien à son absence, et si le lien pouvait perdurer malgré ces trous d’air, les dessins ont évolué, laissant place à de nombreux points d’interrogation, à des coffres fermés à clé, à la reconnaissance de sa vulnérabilité psychique.
Durant ces quelques années de suivi psychothérapeutique, de suivi médical et d’accompagnement social, son état s’améliora, sans pour autant que l’on puisse dire qu’il fut guéri ou hors de danger. Ses alcoolisations importantes le menèrent plusieurs fois à l’hôpital pour pancréatite aiguë. Il fut en mesure de renoncer à l’idéal que constituait l’abstinence pour faire la demande, de lui-même, d’un traitement par baclofène. Nous avons alors pu observer un baisse sensible de ses consommations, mais probablement pas suffisante pour sa santé. Cependant, il ne contracta pas d’autres pancréatites.
Lors des derniers temps de suivis, un élément de son histoire, jamais raconté jusqu’alors, permet d’éclairer un tant soit peu la problématique de ce patient : dans sa petite enfance, ses parents l’avaient amené, ainsi que sa petite sœur, dans leur pays d’origine. Malheureusement, des conditions de vie délicates provoquèrent un affaiblissement de ces deux enfants, qui tombèrent malades. Des deux frère et sœur, seul Mr A. survécut, mais ce ne fut qu’au prix d’un second drame, mois fulgurant, lors duquel il dut vivre les premières années de sa vie avec une mère endeuillée et dépressive. Ces derniers éléments éclairent, de mon point de vue, ce qui se traitait chez lui dans ses grands mouvements d’alcoolisation. Il s’agissait certainement d’expier quelque chose qu’il n’avait jamais pu traiter autrement, c'est-à-dire une forme de syndrome du survivant. Mr A. souffrait depuis tout jeune de la culpabilité et de la honte d’avoir survécu, là ou un autre enfant, sa sœur, avait disparu.
Ces éléments avaient créés chez lui, dans sa toute prime enfance, une sorte de malstrom dépressif qui avait, une fois l’âge adulte atteint, tout emporté sur son passage. L’effet de l’alcool était alors à la fois l’anesthésiant d’une douleur sans nom et le moyen de traiter, sur un mode sensoriel et corporel, la souffrance liée à un sentiment de culpabilité.
Le fil rouge d'Olivier Luge, dessin sur le vif