Alcool et culture, cultures de l’alcool, l’ethos et le pathos du boire
Lionel Obadia Professeur en anthropologie Université Lyon 2 - avril 2016
en cours
« Alcool »
♦ Se prête à une démographie : d’effets pathogènes ou de mesures de volumes produits / consommés.
♦ Objet d’une sociologie : mesure des variations de consommation par classes sociales, âges, temps sociaux, lieux de sociabilité.
♦ Mais thème d’une anthropologie : approche par les comportements et leurs significations en particulier culturelles, sans présupposé pathogène mais sans angélisme .
♦ Culture comme cadre explicatif et mais pas auto référent (= relativiste).
♦ Comme « pratique » : intérêt pour les sciences sociales, au-delà des aspects biologiques = modulations sociales et cadres culturels.
♦ Surtout : sur l’universalité du contenu et de ses effets, comparaison des modalités du boires et des dispositions sociales relatives à ses conséquences.
Alcool dans le monde
Avec variations historiques
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Préférences régionales : alcools et traditions locales
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Approches conceptuelles
« Cultures » et alcool
♦ Cultures régionales et taux / modes d’alcoolisation : géographie (alcool dans les cultures) mais « cultures d’alcoolisation » : cultures de l’alcool transposables à d’autres contextes (binge-drinking britannique).
♦ Culture ? = convocations de l’anthropologie.
De l’alcool à l’alcoolisme
♦ Retour historique : Occident (puis monde entier) = médicalisation de la pratique (inscrite dans normes sanitaires) et stigmatisation de l’addiction (alcool = risque d’alcoolisme).
♦ Changement de mots pour des maux : Magnus Huss (1849) : de l’ivresse à l’ivrognerie, de l’ivrognerie à l’alcoolisme.
♦ Phénomène moderne ? Alcoologie, addictologie, seuils, mesures, associations de prévention, lois, campagnes de sensibilisation… = sociétés modernes (sécularisées).
♦ Prohibition US 1e moitié 20e siècle de nature religieuse mais sous une forme profane déguisée (associée à d’autres interdits, dont la masturbation).
1er niveau : enregistrement des faits : Qui boit, quoi, comment, où, avec qui et pourquoi ?
2e niveau : interprétations et modèles.
3e niveau : réflexion critique sur le recours à la culture comme facteur explicatif : pertinence du terme et ses limites = la « culture » comme explication versus comme justification.
Arrière-plan civilisationnel
♦ Alcool = culture (sens lévi-straussien) = transformation de la nature par l’homme pour satisfaction de ses besoins et donc phénomène culturel au même titre que d’autres.
♦ « industrie » de la culture humaine au sens de production à l’aide de techniques : aussi ancienne que les premières civilisations humaines (traces néolithiques de conservation de graines et fruits fermentés).
¢ Alcool : engage des ressources naturelles, culturelles, sociales et économiques ; acteurs, institutions, techniques de transformation, de conservation, circuits et normes de distribution =
♦ Usage rapidement inscrit dans des référents mythiques et des codes culturels.
Déclinaisons écologiques et culturelles
♦ Arrière-plan de civilisation et d’agriculture : « riz », « blé », « vigne » créent des industries alcooliques, des boissons et des coutumes singulières en fonction de l’écologie et de l’économie.
♦ Géographies anciennes à chaque civilisation sa boisson : vin, bière, spiritueux.
♦ Facteur de développement économique (commerce) et technologique (techniques et industries de production) donc de progrès dans l’évolution des sociétés.
♦ Devient un « problème » avec civilisation industrielle, celle qui entérine la rupture de l’Homme avec son milieu – la faute à la Modernité ? A voir…
♦ Avant ce diagnostic, retour sur la place de l’alcool dans les sociétés traditionnelles.
Forme, fonction, signification
Formes du boire
♦ Contexte, acteurs en présence, modalités, contenus : variations aussi importantes que les similitudes.
♦ Boire quoi ? Alcools locaux / importés : comme illustrations des produits de la culture locale (= tolérance relativiste) ou comme empreinte d’un système économique industriel (= « Occident »).
♦ Boire comment ?
Boire profane (ordinaire) / sacré.
Le rite du Boire et le boire dans le rite (attitudes différentes).
Boire festif ou boire grave, convivial ou austère.
Boire social et non social : paramètre habituellement retenu pour désigner seuil morbide (mais dépend si « asocial » relève du contexte ou des conséquences).
Approche par la signification
♦ Le sens du boire : transitivité = boire pour (quelque chose, quelqu’un, un événement), boire avec (les hommes, les dieux, les forces surnaturelles..).
♦ Sens inscrit dans des cadres culturels :
Vocation initiatique (premiers pas dans l’accession à des statuts sociaux).
Temps de partage : pour susciter des émotions collectives par effusion (manifestations du groupe) ou à l’occasion de pratiques collectives.
Fusion avec le collectif et les dieux : souvent collective parfois individuelle en cas de système magique : (chamanisme ou animisme = médiateur unique).
♦ Le « sens » du boire : dans un référentiel culturel (par tradition).
Approche par la fonction
♦ Pourquoi boire ?
Faire collectif par participation plutôt que signification (dans boire ensemble, c’est ensemble qui compte).
Rituels : relier, créer, maintenir, transformer des relations sociales.
= aspects ethos, cad structurants pour la société.
Mais boire : aussi source de violence, d’altération des relations sociales et de destructions (involontaires) = facteur de désordre = aspect pathos ?
Effet systémique : retour à l’ordre après temps de chaos.
Soupape de sécurité par expression cathartique des frustrations sociales et psychiques : résolution des conflits par cadrage social.
Alcool : peut être un facteur essentiel mais indirect d’équilibre social.
Attention : n’exclue pas glissements pathologiques.
Effets du boire ?
Ivresse et culture
♦ Figures mythologiques.
Grand Pan, Bacchus : célébration de la fertilité.
♦ Excès : grille de lecture récente ? Pas vraiment.
Source de démesure (perte de la « mesure »): bacchanales et orgies (mythologies antiques) mais pratiques nullement ordinaires.
Textes religieux anciens (Ancien et Nouveau Testament, Coran) : saturés de références à l’alcool, des mots pour le plaisir et ses méfaits.
Importance de l’association à des moments d’effervescence sociale : festivités (traditionnelles) marquées par la suspension (temporaire) des normes de la bienséance.
Boire et relations sociales
♦ Hospitalité, rapport à l’Autre et normes de présentation de Soi.
♦ Boire : « lubrifiant social » : dénoue la conflictualité à travers l’échange et l’ivresse à l’occasion de contextes de commensalité.
Afrique : temps du palabre = de la bière ou du vin de palme.
♦ Facilitateur de contrats moraux … mais aussi économiques et professionnels.
Japon, chine, Corée: obligation de consacrer 1 soirée / semaine à la boisson sociale/sociable.
Népal / Inde / Sri Lanka: Sobriété mais obligation de prodigalité.
♦ Mais jeu complexe : consommation et contrôle de l’ébriété, excès : paradoxalement facteur de désocialisation (temporaire).
♦ Ici : abstinence peut être « anormale » ou facteur de désocialisation.
Boire et alimentation
♦ Place de l’alcool dans les régimes ordinaires des individus et des sociétés est variable mais le fait est universel.
♦ Représentations et croyances :
associé à la virilité (rites initiatiques).
mythologie de la santé et de la force.
Boire (en pratique) : convoque des systèmes de croyances qui expliquent pratiques d’ingestion = homéostasie entre fluides du corps et fluides consommés, entre froid et chaleur, …
« Pouvoir » thérapeutique lié à la terre (origine « naturelle » et ancrage dans le terroir) ou à la tradition.
L’alcool en textes et contextes
♦ Alcool = pas seulement représentation esthétique et textuelle, comme arrière-plan culturel.
♦ Plusieurs contextes : social, économique et technique.
♦ Social : déclinaisons en fonction de la position dans l’échelle sociale et des segments sociaux.
Genre, classe d’âge, corps de métiers, régions, formes culturelles et allégeances religieuses.
♦ Technologique :
s’inscrit dans modes de production, technologies de transformation et de conservation, des traditions pratiques transmissibles (fermentation des bières, distillation des spiritueux, etc).
♦ Economique :
soustraction d’une partie des récolte à la consommation immédiate, dérivation temporaire, réinjection dans circuits de consommation et production de richesse.
Dieu aime-t-il l’alcool ?
Religions et alcool
♦ Sociétés étudiées par les ethnologues : dans la plupart des cas encore fortement dominées par des régimes de croyance.
♦ Alcool : objet de contrôle de la part des institutions religieuses, soit pour l’usage rituel, soit pour les pratiques ordinaires.
¢ Polythéismes antiques : mode de communication émotionnelle avec les dieux : l’homme est un buveur « naturel », l’alcool un moyen de se rapprocher des dieux à l’occasion de festivités (trait conservé mais sécularisé): boire au banquet ou aux ripailles.
♦ Présence de l’alcool dans les mythologies : à l’appui de modèles de comportement exemplaires (force des dieux) mais aussi de dérives (folie des dieux).
♦ Evidemment, usages les plus connus et étudiés sont les usages rituels.
Religions prohibitives
¢ Questions de pureté : islam/hindouisme.
Alcool par ses effets : perte de contrôle de soi, violation potentielle des règles morales, désinhibitions sociales.
Associé à d’autres sources de désordre biologique et donc psychique et social
Paradoxe : alcool : référence métaphorique de plaisir associé à la sensualité (textes) mais référence répulsive et frappée du sceau de l’illégitimité dans la réalité.
Surtout sous ses expressions intégristes : principes limitatifs de la religion ne sont jamais respectés (consommation clandestine, au moins pour une partie de la population).
Religions « permissives »
♦ Bouddhisme, judaïsme et jusqu’à un certain point, christianisme.
♦ Alcool joue un rôle d’engrangeur de sacralité : il faut boire à l’occasion des rituels (judaïsme /christianisme) ou les rituels du boire agricole (rites de fertilité).
♦ Mais ici (comme ailleurs) : rapport à l’alcool dépend des normes (de pureté) et du degré de proximité avec le sacré : prêtres juifs, officiants chrétiens et moines bouddhistes boivent rituellement mais en quantité et avec des significations codifiées
♦ Ne présage rien du volume et des effets des consommations non rituelles.
♦ Superposition significative avec géographie de l’alcool mais attention à ne pas surestimer le facteur religieux.
Alcoolisme, maladie de la modernité ?
Vertus traditionnelles et vices modernes
♦ Alcoolisme : phénomène saillant dans les sociétés modernes ? France : 49 000 morts / an.
♦ Parce que plus de buveurs ou parce que « maladie de la modernité » ? Question des instruments de mesure et des normes idéologiques (« santé » selon les standards de la biomédecine).
♦ Sociétés « primitives » peuvent être affectées par l’alcoolisme de masse moderne (indiens des plaines aux USA) donc facteur d’altération de « bonnes » pratiques traditionnelles ?
♦ Modèle d’analyse : Modernité comme rupture de sens profond de l’usage et perte de l’arrière-plan mythologique et religieux = analyse simpliste (à rebours d’une suspicion ancienne contre l’alcool).
La résistance politique de l’alcool
♦ Comme si l’humanité n’était pas disposée à abandonner ses « mauvaises » habitudes : Alcool = pratique résistante et de résistance.
♦ Statistiques européennes : retour en hausse (efficacité relative des campagnes de sensibilisation) et extension des modalités de type binge.
♦ Boire : acte de sédition (« cultures jeunes ») et acte politique (monde arabo-musulman et hindouiste, au-delà de la pratique « du pauvre » : opposition non-frontale aux institutions).
♦ Cultures « sèches » : interdiction du « boire public » = « boire clandestin » et inversement, dans cultures alcooliques : abstinence = acte de revendication affirmative (expressions par ex. du radicalisme religieux).
En conclusion
♦ Alcoolisation = phénomène anthropologique : c-a-d, commun à l’ensemble des cultures mais avec variations d’usages et de significations.
♦ Malgré proscriptions (déjà repérées dans l’histoire ancienne) plus ou moins fortement appliquées relative continuité.
♦ Alcool non réductible à ses « méfaits » mais contre tout angélisme, non.
♦ Anthropologie : variations culturelles mais aussi sociales et historiques de l’alcoolisation.
♦ Matières à boire et manières de boire : pourquoi boire ou ne pas boire = normes, conditions, significations et attitudes des individus par rapport à ces cadres de sens et d’action.
♦ Alcool : marqué de tous temps par l’ambivalence = Janus avec aspects ethos et pathos.