Groupe Interalcool Rhône Alpes

réfléchit, échange, publie...

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille

Cattin - ennui...

Imprimer PDF

Dans l'ennui addictogène, il n'y a pas de plaisir

Alain Cattin – Psychologue clinicien à LYADE C2A

 

ENNUI ET ADDICTION

I introduction

L’idée de cette réflexion remonte à quelques années et m’est venue d’un constat que j’ai pu faire, à savoir que les patients alcooliques évoquaient volontiers l’ennui pour expliquer, voire justifier leurs alcoolisations.

(Un patient, homme de 45 ans) : "Depuis que j’ai perdu mon travail, je tourne en rond, je me fais chier !  Enfin… je veux dire… je m’ennuie quoi, alors vous comprenez j’bois une p’tite bière et ça va mieux."

(Patiente de 52 ans, mariée à un cadre très occupé, deux enfants adultes indépendants) : "Les journées sont longues dans cette grande maison vide. J’ai bien des activités à l’extérieur, vous savez : la chorale et le patchwork, mais ça suffit pas, je m’ennuie. Qu’est-ce qu’il faut faire ?"

(Patient de 45 ans, professeur de musique dans un lycée, en difficulté dans son couple, présentant des alcoolisations intermittentes) : "Boire un verre est une petite fête, quand je ne bois pas j’ai un sentiment… un peu comme si tout était pâle, maussade, en demi-teinte ; sans cette petite chose en plus qui permette de rendre la réalité plus forte."

Autre constat : nombreux sont ceux qui, après avoir arrêté l’alcool, se plaignent de s’ennuyer.

Mais plus souvent encore, on voit des patients qui se surchargent d’activités de toute sorte pour, surtout, ne pas s’ennuyer. Et très souvent ils nous disent : "Le lundi je fais ceci, le mardi cela, etc.  Ah, Je ne risque pas de m’ennuyer !"

Quant aux patients qui rechutent, beaucoup ne savent pas bien pourquoi, sinon qu’ils s’ennuyaient.

Il se trouve également que j’avais assisté à un colloque du Groupe Lyonnais de Psychanalyse intitulé Les addictions et le psychanalyste dans lequel Bernard BRUSSET émettait des hypothèses sur les fonctions des conduites addictives.

Il insistait sur deux de ces fonctions :

-   Fonction d’évitement : c’est un moyen de s’essorer la tête, de ne pas penser.

-   Fonction d’activation cérébrale : Cette fonction disait-il pourrait répondre à un défaut d’activation cérébrale ; l’ennui est souvent en cause dans les conduites addictives.

C’est donc l’ennui qui est en cause, avec comme corollaire, qui parait le plus souvent évident chez ces patients, qu’il leur faudrait pour chasser cet ennui, pour combler ce vide, de l’activité, du travail, enfin quelque chose à mettre à la place, quelque chose qui soit de l’ordre de l’agir.

Cette façon de voir les choses n’est d’ailleurs pas l’apanage des patients addictifs. On la retrouve dans le discours quotidien de beaucoup d’entre nous : "pour éviter l’ennui, il faut faire quelque chose…"

Rien d’étonnant à cela en réalité, puisque personne ne peut se targuer, je crois, d’être exempt d’une dimension addictive.

Cƒ. Joyce Mc DOUGALL (in L’économie psychique de l’addiction - Revue Française de Psychanalyse 2004/2) : "Il faut peut-être souligner, en passant, l’étendue des conduites de fuite addictive chez tout un chacun. Quand des évènements internes ou externes dépassent notre capacité habituelle de contenir et d’élaborer les conflits, nous avons tous tendance à manger, boire, fumer plus qu’à l’ordinaire, à prendre des médicaments, à la recherche d’un oubli provisoire, ou bien à nous jeter dans des relations, sexuelles ou autres, avec la même visée. Cette économie psychique ne devient problème que dans le cas où elle est quasiment la seule solution dont le sujet dispose pour supporter la douleur psychique."

Évidemment, ce qui fait la différence, c’est la "dose", autrement dit le degré d’addictivité.

Enfin, pour faire le lien entre l’ennui et le vide, dont nous parlait Michel KAIRO, cette affirmation d’un patient de 50 ans à la fin de la première consultation : "Depuis longtemps la vie me semble d’un ennui profond, j’ai l’impression d’être une coquille vide." §

II qu’est-ce que l’ennui ? De quel ennui parlons-nous ?

Le Robert et le Littré se rejoignent pour donner quatre acceptions du mot ennui :

  • La première : tristesse profonde, grand chagrin : n’est plus usitée actuellement.
  • La seconde : contrariété : correspond à l’utilisation du mot au pluriel "les ennuis", précédé souvent du verbe avoir et de l’article indéfini un ou des : un ennui, des ennuis. Autrement dit : des tracas, des soucis.

Bien entendu, ce n’est pas celui-ci qui nous intéresse ; au contraire, on pourrait même remarquer que, quand on a beaucoup d’ennuis, on ne risque guère de s’ennuyer !

Ce sont les deux dernières définitions qui nous intéressent ; celles, en fait, qui correspondent au verbe s’ennuyer, du bas latin inodiare, de odium = la haine.

 

D’après Pierre FEDIDA, l’ennui advient lorsqu’on ne peut pas manifester son hostilité : "ce qui domine dans l’ennui, c’est une angoisse de sa propre vie psychique et, du même coup, de celle de l’autre. L’ennui participe souvent d’une inhibition de l’hostilité. Mieux vaux s’ennuyer qu’être agressif. Les gens agressifs ne s’ennuient pas."

  • Le troisième sens : impression de vide, de lassitude causée par le désœuvrement, par une occupation monotone ou dépourvue d’intérêt. Ce sens correspond un peu à ce que Véronique NAHOUM-GRAPPE décrit dans son ouvrage L’ennui ordinaire (1995 Edition Austral).
  • Le quatrième sens : mélancolie vague, lassitude morale qui fait qu’on ne prend d’intérêt, de plaisir à rien, correspondrait un peu à "l’ennui profond" décrit par HEIDDEGER, mais également à l’ennui existentiel des romantiques, et à l’ennui sartrien. Cet ennui parfois écrit avec une majuscule, sensée en renforcer le poids.

Dans ces deux sens qui se rejoignent, le mot ennui est toujours précédé de l’article défini qui en fait un état, censé être unique et identique pour tous (comme la vie, l’amour, la mort).

III représentations sociales de l’ennui

Les représentations de l’ennui.

La représentation la plus courante du sujet qui s’ennuie, c’est quelqu’un d’avachi, assis plutôt que couché, comme si la position couchée sous-entendait plutôt le repos qui succède à l’activité, mais soutenant avec peine sa tête trop lourde, avec un regard éteint sans pour autant être somnolent.

C’est aussi l’image de quelqu’un qui fait les cent pas, tourne en rond à se demander que faire… comme Godard le faisait dire à Anna Karina dans Pierrot le Fou :

"Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire… Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire…"

La couleur de l’ennui.

C’est le gris.

Vocabulaire de l’ennui.

L’ennui est proche du dégoût (Sénèque) de la nausée (Sartre), donc souvent exprimé sur le mode scatologique ("rejeté dans le monde des déchets répugnants"  dit Véronique Nahoum Grappe).

"On s’emmerde, on s’fait chier".

Vocabulaire de prédilection des adolescents "mal dans leur peau", caricaturés par Claire Bretécher dans son "Agrippine" (qui n’est pas la mère de l’empereur Néron, lequel Néron était une sorte de prototype de l’ennuyé, décrit par Victor Hugo :"Néron est la plus formidable figure de l’ennui qui ait jamais paru parmi les hommes… incendiaire par curiosité, parricide par désœuvrement."

IV quelques figures littéraires et philosophiques de l’ennui

Quelques figures littéraires et l’ennui

Ayant lu dans ma jeunesse quelques romans traitant de l’ennui (Mme Bovary, La nausée, et L’ennui de Moravia) je m’étais dit qu’il me suffirait d’en lire un ou deux autres pour avoir une vue d’ensemble sur la question de l’ennui dans la littérature. C’était bien présomptueux puisqu’en tirant sur ce fil, ce sont plusieurs pelotes qui sont venues avec :

À commencer par Sénèque (- 4 av. J-C / 65 ap. J-C) qui le premier, semble t-il, a décrit les symptômes du tædium vitae (dégoût de la vie) et du fastidium (lassitude blasée) dans les Lettres à Lucilius , le mot ennui n’existant pas en latin.

Termes finalement assez proches de la conception moderne de l’Ennui existentiel, induisant le sentiment de la vanité de tout, et d’abord de la vanité et de l’inutilité du Moi.

C’est donc, à cette époque, un mal qui n’a pas encore de nom, mais qu’il décrit assez bien comme un mal de vivre, un vague malaise, une impression de vide.

PASCAL (1623/1662) au XVIIème siècle est considéré comme le premier de nos grands écrivains de l’ennui.

Les Pensées (1670), son œuvre majeure, sont centrées sur la question de l’ennui ? et de son corollaire : le divertissement.

Et vous connaissez peut être cet aphorisme reprit par Giono dans son roman éponyme : "Un roi sans divertissement est un homme plein de misère".

Je reprends ici les propos de Laurent THIROUIN, professeur de littérature française du XVIIème siècle à Lyon 2, qui nous dit : "L’ennui est, pour Pascal, l’état essentiel et constitutif de l’être humain, que dissimulent et escamotent,  plus ou moins durablement toutes nos occupations – plaisirs, aussi bien que corvées, amusements comme tracas- . La lutte contre l’ennui reste la grande affaire des hommes. Les charges et les affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour sont peut être une étrange manière de les rendre heureux ; mais une bonne manière au bout du compte qui parvient à ses fins, au même titre que des divertissements plus attendus, comme la chasse ou le jeu."

Mais au fond, pour lui, l’ennui, malgré sa dimension ordinaire, son caractère commun, est un état catastrophique. Il est le lot de tout homme conduit à faire retour sur soi. Le roi pascalien devient malheureux dès lors qu’on le laisse "considérer et faire réflexion sur ce qu’il est" (le terme de réflexion conservant ici toute la charge métaphorique qui est encore la sienne dans la langue classique). Si le roi, comme dans un miroir, est amené par accident à voir le roi, (si un homme tombe dans la considération de lui-même), il fait aussitôt la traumatisante épreuve de l’ennui. Autrement dit, l’ennui est pour Pascal le corollaire exact, et une autre manière de désigner la conscience de soi, mais aussi de ses limites et de sa finitude.

"Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaires, sans divertissement." Pascal.

Alors, je m’attarde un peu sur Pascal, parce qu’il me semble avoir dit l’essentiel sur l’ennui et sur la fuite dans le divertissement (dont les addictions ne sont peut être qu’une forme particulière, plus dangereuse sans doute que le foot, la télévision (ou le foot à la télévision !) mais de même nature, à savoir que le divertissement constitue un évitement de l’essentiel. Et là je citerai l’écrivain Pierre BERGOUNIOUX :

"Pour Pascal, où est donc la misère de l’homme ? Dans l’ennui qui le guette obstinément ou dans la facilité qu’il a à s’en prémunir ? La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre, insensiblement (insensiblement : c’est-à-dire en évitant l’essentiel). Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort."

Alors évidemment, on sait bien où Pascal veut en venir (et c’est là où je me permettrais de diverger de son point de vue), à savoir que le divertissement nous éloigne de Dieu.

"L’ennui est la marque de la transcendance, une voix vers Dieu."

Moi je dirai plutôt, une voix vers l’essence de l’être qui, je crois, est la Pensée… mais peut être les croyants me diraient-ils que c’est la même chose ?...

Vers la fin du XVIII ème siècle (vers 1830 et au début du XIX ème), les romantiques expriment tous une forme d’ennui qui se traduit par une insatisfaction, un désenchantement, une lassitude existentielle (inspirée par l’époque), revendiquée comme telle, qui évidemment apparaît aujourd’hui un peu surfaite, esthétisante. On peut d’ailleurs remarquer que la plupart d’entre eux sont issus de l’aristocratie.

Citons Chateaubriand : "Tout me lasse : je remorque avec peine mon ennui avec mes jours et je vais partout baillant ma vie." (Mémoires d’outre-tombe, 1841) ou encore :

"On habite, avec un cœur plein, un monde vide ; et sans avoir joui de rien, on est désabusé de tout." (Génie du christianisme)

Comme nous le dit Pierre GLAUDES, professeur à l’Université de Toulouse, les Romantiques vivent leur époque sur un mode paradoxal, non plus comme les hommes des Lumières, en opposition aux temps anciens, mais en désaccord avec le présent. Conservateurs ou progressistes, ils sont unis par ce sentiment d’insatisfaction que leur inspire l’inachèvement de leur propre temps.

L’ennui est aussi une affection morale que Lamartine résume d’une formule dans son hymne à la mort : "Qu’est-ce que la vie ? Exil, ennui, souffrance."

Mais, nous dit Pierre GLAUDES, les Romantiques aiment l’ennui qui les déchire ; Ils le cultivent, y voient un signe de distinction. Ils épuisent une force cachée qui les pousse à l’aventure, en quête de salut, comme une mystérieuse aimantation. C’est pour eux la voie possible d’une connaissance, et là, ils rejoignent Pascal. Mais, de l’ennui, ils font une marque d’élection qui les place dans un rapport torturant, mais intime, avec la grandeur absente qu’ils convoitent.

Citons Théophile GAUTIER : "Je ne suis rien, je ne fais rien ; je ne vis pas, je végète. C’est pourquoi, n’étant bon à rien, je me suis mis à faire des vers…"

Le terme de spleen s’est alors imposé pour qualifier cet ennui distingué, connoté d’esthétisme, voire d’un snobisme d’époque. Le mot était connu au XVIII ème siècle, c’est un terme anglais, provenant du latin splen,is = la rate, adopté par les romantiques, immortalisé par Baudelaire (1821 / 1867) qui intitula ainsi un recueil de poèmes :

Petits poèmes en prose, ou Le spleen de Paris (1869)

Je le cite "Il ferait volontiers de la Terre un débris / et dans un bâillement avalerait le monde ; / c’est l’ennui !".

Citons Victor Hugo dans les Misérables : "oui, j’ai le spleen, compliqué de mélancolie, avec la nostalgie, plus l’hypocondrie, et je glisse, et je rage, et je baille, et je m’ennuie, et je m’assomme, et je m’embête !"

Citons également Jules LAFORGUE : "la rouille ronge en leurs spleens kilométriques / les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe."

Et vous savez qu’aujourd’hui l’expression je rouille (ou on rouille) est passée dans le langage, tout au moins dans celui des jeunes.

 

Après l’ennui romantique (habillé de noblesse) il y aura l’ennui bourgeois magistralement dépeint par Flaubert dans Madame Bovary. "La petite bourgeoisie provinciale constitue depuis lors, dans les romans, une source inépuisable d’un ennui profond, aussi mortel que prévisible." (VMG)

L’adultère en est évidemment le dérivatif (le divertissement ?)

Emma Bovary y a recours a 3 reprises (2 en réalité), à chaque fois elle est amoureuse et déçue par ses amants, et elle finit par s’empoisonner.

Citons VMG : " Ce jugement sur soi qu’est l’ennui se nourrit en partie de stéréotypes sociaux, tout comme ce lien particulier rencontré entre confort et ennui, multitude et ennui. Le confort n’est pas le luxe. Le confort est satisfaisant alors que le luxe est source de jouissance.

On pourrait aussi évoquer Proust, bien sûr, au tournant du XXème siècle, avec son esthétisme de l’ennui mondain, empreint d’un certain snobisme, dans La recherche du temps perdu. (C’est la même chose pour HUYSMANS dans Á rebours.)

Chez Moravia, l’ennui s’infiltre partout :

Dans son roman du même nom (l’Ennui), il nous conte l’histoire d’un peintre raté qui essaye désespérément de sortir de son ennui. Dino, qui est un riche bourgeois romain de 35 ans, par désœuvrement et par curiosité devient l’amant de Cécilia, une jeune modèle de 17 ans. Cette liaison semble destinée à sombrer dans le gouffre de l’ennui et soudain tout bascule, Dino est un peu comme happé par une étrange passion, une fascination pour Cécilia, qu’il n’arrive pas à comprendre.

 

Dans son ouvrage L’ennui ordinaire, VNG relève ce que l’on pourrait qualifier d’une "distribution sexiste" de l’ennui, dans la littérature :

Je la cite : " Les figures de l’ennui comme pose évoluent, mais la forte connotation masculine de l’ennui littéraire, de l’ennui comme signe de génie reste la règle. L’ennui des femmes dans la maison, mettons d’une "petite bourgeoise de province", sera perçu au XIXème siècle comme la rapprochant […] de la névrose et de l’adultère. Les ennuis "nobles", intéressants philosophiquement et littérairement, sont fondés sur un fort dimorphisme sexuel, où le féminin est dessiné en négatif. "

Les philosophes et l’ennui

Au XIXème siècle (2ème moitié) Nietzsche, comme on peut s’y attendre (de par son éducation luthérienne) n’est pas particulièrement tolérant pour ses contemporains qui fuient l’ennui, que ce soit dans le travail ou dans l’alcool.

Dans Le Gai Savoir (paru en 1887) il écrit :

"Pour le penseur et pour l’esprit inventif l’ennui est ce "calme plat" de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter. Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. Les Asiatiques se distinguent peut être en cela des Européens, qui sont capables d’un repos plus long et plus profond que ceux-ci ; leurs narcotiques même, agissent plus lentement et exigent de la patience, à l’encontre de l’insupportable soudaineté de ce poison européen, l’alcool."

Pour SCHOPENHAUER, l’ennui est l’aboutissement nécessaire du vouloir vivre. "L’activité de notre esprit n’est qu’un ennui que de moments en moments l’on chasse."

HEIDDEGER traite la question de l’ennui dans les Concepts fondamentaux de la métaphysique, un cours qu’il a donné en 1929/1930.

Il y distingue nettement l’ennui au sens courant ? de ce qu’il appelle l’ennui profond, vers lequel tout converge, et qui révèle l’être de l’homme à lui-même, et son rapport au monde, ce que HEIDDEGER  traduit par le concept de dasein.

Autrement dit, l’ennui nous révèle notre façon, si singulière, d’exister dans le monde.

L’ennui profond est donc une tonalité fondamentale du dasein humain, ce qui distingue l’homme de l’animal, et a d’ailleurs pu faire dire à GOETHE que si les sages savaient s’ennuyer ils pourraient devenir des hommes. Et pour HEIDDEGER, la structure de l’ennui a 2 composantes : l’état d’être traîné en longueur et l’état d’être laissé vide.

Dans La Nausée, qui est par excellence le roman de l’ennui, Sartre s’attache à dénoncer l’ennui bourgeois, la terrifiante régularité d’un monde d’ordre. Mais, un peu comme pour HEIDDEGER, l’ennui est également un révélateur ontologique (c’est-à-dire relatif à l’être en tant que tel) [d’après Jean-François LOUETTE, professeur à l’Université Stendhal de Grenoble].

Il y raconte l’histoire d’Antoine Roquentin, rentier désœuvré, éreinté par son combat avec le monde,  et qui est, corps et âme, tout entier ennui. (Le roman a été publié en 1938).

"La statue me parut désagréable et stupide, et je sentis que je m’ennuyais profondément."

Il décrit ainsi l’expérience du vertige causé par le fait que les choses s’imposent brutalement à nous, dénuées de sens, nous donnant le sentiment de nous enliser dans une masse opaque, compacte et collante. La nausée, c’est le sentiment de la contingence radicale de l’existence. Prendre conscience de soi-même comme chose parmi les choses, dénué de toute nécessité et dépourvu en soi de toute raison d’être, c’est avoir la nausée. C’est en quelque sorte "l’insupportable pesanteur de l’être".

Pour CIORAN, philosophe du nihilisme, l’ennui représente certes une souffrance, mais il est également un mode de connaissance car, en nous désintoxiquant du monde et de ses valeurs, il nous permet de prendre le recul nécessaire pour comprendre, juger celui-ci et saisir, en définitive, l’essence même de la condition humaine. "Celui qui ne connait point l’ennui se trouve encore à l’enfance du monde, où les âges attendaient de naître… Á cause de cette expérience, je n’ai rien pu faire de sérieux dans ma vie. J’ai vécu intensément, mais sans pouvoir m’intégrer à l’existence."

Enfin, pour Véronique NAHOUM-GRAPPE, comme je l’ai déjà dit, le thème de l’ennui bourgeois correspond à un stéréotype social. Il est souvent connoté comme féminin, associé à la névrose et à l’adultère, contrairement à l’ennui noble des esthètes, toujours masculin et volontiers considéré comme signe de génie.

Cette considération la portera plutôt à se désintéresser de "l’ennui littéraire" et à se recentrer sur l’ennui [qu’elle qualifie de] ordinaire. [Citation page 34]

Robert Von Musil (1880/1942), [écrivain autrichien qui s’est illustré par ses critiques des valeurs du monde moderne (cf. l’enfer les adolescents pervers des désarrois de l’élève Törless) et dans celle de la monarchie austro-hongroise : L’homme sans qualités.] nous permettra de faire la transition avec l’ennui addictogène lorsqu’il nous parle de la cigarette :

"Je traite la vie comme un désagrément que fumer permet d’oublier… (Je vis pour fumer), note t-il dans son journal. Autrement dit, la vie que l’on ne peut métamorphoser, devenue mauvais moment à passer, doit au moins passer, et là, la cigarette aide.

Mais l’ennui constitue aussi une infraction à un devoir particulier qu’implique le fait d’avoir reçu le don de la vie, vie éventuellement confortable. Dans le monde de l’ennui il y a une erreur qui est à la fois "aveuglement" et "lâcheté", erreur qui relève d’un manquement à cette vérité impliquée dans l’expression la "Vraie Vie" (la vraie vie étant aussi un poncif qui circule dans le public, et qui relève d’une interprétation consensuelle courante) [VMG]. La vraie vie suppose une intensité dans son écoulement, un éclat intérieur à chaque pas, une authenticité dans les relations, une capacité de pouvoir à tout instant jouer à quitte ou double, … elle s’opposerait à la fausse vie qui se marque par son style retranché et conformiste, sa manière d’être englué confortablement dans une existence "confuse, obscure et médiocre" et payée par l’ennui.

V références psychanalytiques-comment l’ennui peut-il être addictogène ?

On trouve bon nombre d’allusions à l’ennui dans les écrits analytiques mais en revanche très peu d’écrits d’articles et encore moins d’ouvrages sur l’ennui. Un seul livre existe en fait, de Joël CLERGET, psychanalyste lacanien : "Vivre l’ennui. À l’école et ailleurs." Édition ERES. Il nous dit :

"L’ennui est relatif au désir. Il est un appel à aller vers autre chose, vers les autres, ailleurs.

L’ennui est mal vu dans notre société. Il est trop souvent déprécié, sans doute parce que c’est une expérience paradoxale, difficile à comprendre. Ce n’est pas l’absence d’occupation qui créé l’ennui, mais le manque de relation, le rejet, l’abandon. Les parents ont à distinguer combien l’ennui est mortel quand il se clôt sur la dépression, la mélancolie ou la torpeur, lorsque ces manifestations ne sont ni signifiées ni reconnues. La pire tristesse est celle qui n’est pas reconnue, celle qui vous laisse tout seul avec elle. À l’inverse, l’ennui est un moteur, à partir du moment où il est reconnu.

L’ennui est inimitable parce qu’il active en nous un espace à partir duquel nous découvrons que la vie n’est pas faite des seules satisfactions reçues de la jouissance des objets et des biens acquis, mais de la relation à d’autres êtres humains. Par l’attente, il nous met en rapport avec le désir d’autre chose. Il est porteur des potentialités de la création et de l’invention. On dit que le petit Einstein s’ennuyait ferme durant son enfance."

On trouve également très peu d’articles dans les revues de psychanalyse et les divers écrits analytiques.

J’en citerai un de Sandor FERENCZI dans son Journal clinique de 1932 qui établit d’emblée une relation entre une certaine compulsion à l’acte (on ne parlait pas encore d’addiction bien sûr) et la fuite devant l’ennui.

"Le besoin, voire la compulsion à agir, est la fuite devant le sentiment pénible de l’ennui ou, plus correctement, devant l’inhibition totale, résultant de l’opposition de deux courants d’actions où la victoire va à la passivité ou au négativisme…

Ce qui reste dans le champ de l’action, c’est jouer sans y penser avec des organes corporels (se gratter, tortiller sa moustache, se tourner les pouces et enfin, toute activité génitale masturbatoire…)

Qu’est-ce que s’ennuyer veut dire ? Avoir à faire ce qu’on déteste et ne pas être capable de faire ce qu’on aimerait : dans tous les cas, une situation de souffrance."

Enfin, un article (un seul à ce jour) qui traite en les nommant des rapports entre ennui et addiction : celui de Ghislain LEVY dans la revue TOPIQUE n° 86 (de 2004) intitulé : Tuer le temps. Agis addictifs et désolation psychique.

Il part de l’observation de trois cas de jeunes patients addicts, respectivement au crack, aux jeux de rôles et au haschich, dans une tentative de soigner une douleur d’ennui, une douleur du temps qui passe et qu’il faut tuer en s’addictant, jusqu’à se plonger dans des états d’inconscience, de confusion, presque jusqu’au coma.

Il propose les termes de désolation psychique "pour approcher, dit-il, la singularité de cette nouvelle forme de malaise (empruntés à Hannah ARENDT) que l’on retrouve sous une forme exacerbée chez les victimes de diverses formes de barbarie, arrachées cruellement à leur sol."

"C’est quand le sol des identifications vacille que surgit un état de panique avec des angoisses d’effondrement.

Ne reste plus alors que l’agi addictif, un acte compulsif, comme commis en état de somnambulisme, un acte réduit à l’instant de sa réalisation, du "flash", sans trace ni mémoire, sans lendemain ni passé, condamné à sa stricte répétition cumulative."

"Les agis compulsifs auto-excitateurs correspondraient à une tentative d’échapper à cette auto perception d’engluement dans l’ennui et le vide, ce que FERENCZI exprime en terme d’angoisse terrifiante : "derrière ce vide se cache toute une série d’expériences qui ont mené à cette incapacité : irritation douloureuse, tendances coléreuses et défensives, sentiment de détresse, ou peur de la possibilité d’explosion de rage et d’agression irréparables."

 

À partir de là, Ghislain LEVY propose l’amorce d’une réflexion sur le traitement de la relation addictive par la psychanalyse. Je le cite : "ne pourrait-on pas se représenter la situation analytique comme un dispositif construit pour fabriquer du temps c'est-à-dire du délai, du différé, face à ce qui, en chacun, persiste d’un point d’urgence, de sans-délai, un lieu d’intemporalité qui ignore le différé du temps ?...

En conséquence, et ce pourrait être l’amorce d’une réflexion sur le traitement analytique de la relation addictive, on peut dire que la situation analysante contribue à recréer les conditions même de la pensée, dans sa capacité de rendre à nouveau présent ce qui ne l’est plus.

VI sortir de l’ennui addictogène en retrouvant du plaisir À penser

Quels enseignements retirer de ces approches de l’ennui et quelles pistes pour l’accompagnement après sevrage des sujets addictifs ?

Tous les patients addictifs ne peuvent bénéficier d’une psychothérapie analytique, et encore moins d’une psychanalyse.

Mais l’idée de chercher à aider les patients à (ré)investir les processus de pensée semble s’imposer.

J’avais été frappé par une expression de Jacques HOCHMANN il y a une quinzaine d’années, expression qu’il avait utilisée pour qualifier une des fonctions de l’interprétation (en psychanalyse, mais aussi dans tout processus interprétatifs), à savoir : "érotiser la penser."

Il en parlait ainsi au sujet des contes pour enfants, propices à dissiper l’ennui.

Et c’est à cette époque où, animant un groupe de patients en début d’abstinence, il m’est arrivé de ressentir de l’ennui à écouter de leur part un certain rabâchage récurrent autour du produit et de leurs performances dans les consommations d’antan (ce que Henri GOMEZ appelle "la célébration du cher disparu"), c’est à cette époque donc que j’ai eu l’idée, inspiré par la conférence de Jacques HOCHMANN, de créer un nouveau type de Groupe, dans lequel, sous prétexte d’information, j’allais leur raconter quelque chose d’une théorie qui les concernait, où ils pourraient en se reconnaissant plus ou moins, retrouver un certain plaisir à penser et à dialectiser.

Il se trouve que j’ai assisté début janvier à une autre conférence de Jacques HOCHMANN, pour le Groupe Lyonnais de Psychanalyse, intitulée :

"L’indispensable dimension du plaisir dans le travail institutionnel" dans laquelle il a dit :

"Une bonne théorie est un objet transitionnel : on peut la manipuler, la transformer, on la retrouve.

On y trouve le plaisir de se remémorer, le plaisir de mise en ordre, le plaisir de penser, plaisir autoérotique de l’appareil psychique (ou autoérotisme mental)."

Donc, en guise de conclusion, dans l’ennui addictogène, c’est bien la capacité au plaisir de pensée qui fait défaut.

Et, de même que le contraire de l’amour n’est pas la haine mais l’indifférence, le contraire du plaisir n’est probablement pas le déplaisir, mais bien : l’ennui. (D’où le titre de cet exposé).

Mise à jour le Vendredi, 19 Août 2011 15:34