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Kairo - vide...

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Vide, ennui et addiction
Se réapproprier le vide et l'espace créés par l'arrêt du produit

Michel Kairo – Intervenant en alcoologie

D’abord je voudrais préciser, qu’en aucun cas dans cette présentation, je n’ai la prétention d’apporter une recette, encore moins une méthodologie ou une affirmation de quoi que ce soit, mais simplement sur des observations, mieux comprendre les difficultés que rencontre une personne addictée à vivre son abstinence et à se projeter dans un avenir sans produit.

Pour vous amener à une vision de ce que représente le vide à l’arrêt du produit chez un sujet dépendant, je vais  aborder tout d’abord le plein, ce remplissage du sujet par le produit et les modifications que cela implique dans son organisation sociale, en écartant volontairement tout aspect médical, scientifique ou analytique, pour ne mettre en valeur que les comportements de désocialisation qu’induit une dépendance.

Si nous prenons l’alcool en exemple, qui dans notre culture judéo-chrétienne est considéré comme un produit rassembleur et de partage, notre éducation à la consommation de ce produit ne nous autorise pas en effet à le consommer seul. Hors lorsque nous parlons de maladie alcoolique, il concerne les sujets qui vont utiliser les propriétés anxiolytiques de ce produit afin d’atténuer les tensions et ses souffrances personnelles. Notre malade sort alors le produit de son contexte social pour se le réapproprier comme un médicament afin d’atténuer ou de soulager ses maux.

A partir de cet instant, c’est son seul mal être qui va rythmer ses alcoolisations. Mais notre corps a cette faculté à métaboliser la molécule psycho-active de l’alcool. On parle d’accoutumance qui va contraindre le patient à augmenter ses doses, voire ses prises d’alcool, non pas pour aller chercher l’ébriété mais pour maintenir l’effet anxiolytique de ce dernier. Ainsi petit à petit la relation au produit se fait de plus en plus grande.

Sur un schéma, j’essaie de matérialiser ce mouvement en dessinant une journée de 24 heures divisée en trois parties de 8 heures situant les 2  repas, moment de convivialité où l’alcool peut être présent. Entre les deux, le moment de temps libre que va altérer en premier la pathologie.

Dans un 2ème temps, je situe les périodes d’abstinence dites normales, le travail et le sommeil, 2 fois 8 heures (un proverbe chinois dit que "plus le mur est haut, plus la ruse est grande", je ne connais pas de malade alcoolique qui n’a pas trouvé le moyen de s’alcooliser pendant son temps de travail).

Quand l’alcool s’impose pendant les repas, le temps libre, la période de travail, la dernière partie des 24 heures que représente le sommeil, devient alors le pire ennemi de notre malade parce que lorsqu’il dort, il se met en état de sevrage, donc de manque.

Face à cette problématique, les stratégies de notre patient sont :

-         soit d’écourter son sommeil quitte à faire des siestes l’après midi afin d’atténuer sa souffrance physique ou à se lever pour s’alcooliser, et souvent

-         de se coucher avec de l’eau pour éviter les mécanismes de déshydratation.

Dans tous les cas, la dépendance physique qui est une conséquence de la suralcoolisation accentue la déstructuration sociale du malade alcoolique.

Ce schéma a pour but de montrer au patient la progression des alcoolisations dans la vie du malade alcoolique.

Ensuite par un autre schéma, je les projette dans l’organisation sociale et familiale d’un sujet non dépendant sur une semaine.

Tous les jours y sont représentés et en fonction de notre culture. Je remplis chacun d’entre eux par des activités qui sont motivées par nos contraintes et nos plaisirs.

Ainsi je pose le temps du travail 5 jours par semaine, les liens familiaux davantage le dimanche, les amis le samedi, les enfants pour la journée du mercredi, le temps du sport deux fois par semaine, les hobbies, les passions : jardinage, bricolage, collections… Le temps de la culture : cinéma, théâtre, lecture… Les obligations : le courrier, les factures, les démarches …. La sexualité … etc…

Et dans cette organisation sociale, j’introduis un produit et ses mécanismes de dépendance démontrant que le produit prend au fil du temps de plus en plus de place dans la vie du sujet, et que le temps dans nos normes sociales n’est pas quelque chose d’extensible.

Si le produit prend de plus en plus d’espace, c’est forcément au détriment du reste.

Sans oublier d’y ajouter toutes les stratégies pensées et mises en place par le malade pour s’alcooliser sans s’exposer au regard accusateur de l’autre, comme boire en cachette ou encore celui de créer de la convivialité pour justifier son boire.

Par ces schémas, j’essaie  de mettre en évidence le processus de pertes jusqu’au moment où le produit prend toute la place.

Bien sûr je précise que les patients n’en sont pas forcément tous là, ce qui m’intéresse, c’est de décrire le processus, le mouvement qui amène les pertes car ce sont les pertes qui vont faire prendre conscience au malade sa problématique (je ne connais pas de patient hospitalisé qui ne soit pas dans la perte sinon cela voudrait dire qu’il est encore dans la récompense avec le produit, et tant qu’ils sont dans la récompense, la question de l’arrêt ne se pose pas).

Ainsi plus l’alcool prend de place dans  la vie de l’alcoolique, plus ses repères sociaux et affectifs vont être altérés voir perdus.

C’est à la sortie de sa prise en charge hospitalière que le malade alcoolique va prendre conscience de la place réelle qu’occupait le produit dans sa vie et du vide qu’il a créé autour de lui.

C’est aussi découvrir dans un état conscient, les conséquences du produit sur lui et son entourage ce qui va renforcer son sentiment de culpabilité. Il n’existe pas de temps plus long entre un verre vide et un verre plein.

Ainsi ! Quand le produit devient l’objet essentiel  dans la vie de notre maladie :

Le temps s’embouteille et la dépendance devient alors un travail à temps plein.

Les rites familiaux et sociaux de chaque journée et de l’année ne se comptent plus, et l’alternance du jour et de la nuit ne structure plus le temps.

C’est la consommation d’alcool et le manque d’alcool qui  donnent le tempo.

Exemple : notre malade ne dit plus il est 8h, mais : c’est l’heure du blanc.

Il ne dit plus qu’il est midi, il dit que c’est l’heure du Ricard.

Il peut dire également je fais la journée avec une bouteille ou encore une bouteille me fait deux jours.

Ainsi la bouteille devient la mesure du temps !  Mais est-elle à moitié pleine ou à moitié vide ?

Les deux bien sûr et les deux sont un moteur pour boire car dans la dépendance, ce sont à la fois la présence d’alcool et son absence qui crée le besoin.

L’espace et le temps sont alors définis par l’absence du produit.

Comme l’infini et le vide, le temps est une notion abstraite.

Or la conscience de vivre est intimement liée à la notion de temps qui passe. Le temps reste une abstraction tant qu’il n’est pas matérialisé par des limites et la notion de temps est indissociable de celle de repère. Le laps de temps devient alors ce qui sépare deux bornes, deux échéances, deux évènements.

 

Le vécu de ce sentiment particulier d’être inscrit dans le temps, peut même ne plus exister chez certains malades comme les déments, qui sont en même temps perdus dans le temps et dans l’espace.

Les médecins diront que ces malades présentent une désorientation tempo-spatiale alors que l’expression populaire, certes moins précise, fait intervenir la notion de repère en disant :

-         "il a perdu le nord où il n’a plus ses repères,

-         il est à l’ouest,

-         il a perdu la boussole".

Ces repères sont infinis. Ils peuvent être naturels comme le jour, la nuit, le temps de dormir, de se lever, celui du chaud, celui du gel …

Ce besoin de matérialiser, de cerner le temps, a poussé l’homme de ne plus se satisfaire des repères naturels et à inventer des écrans solaires, des sabliers, des pendules, des chronomètres etc… Mais aussi les anniversaires liés à l’âge, au travail, au mariage, au deuil, les fêtes laïques et chrétiennes pour ce qui nous concerne.

Le sentiment de vivre est intiment lié à la notion de temps qui passe. Nous savons que notre vie s’inscrit dans l’espace de temps qui va de la naissance à la mort mais comme il existe toujours une incertitude sur le moment où la fin surviendra, notre temps de vie n’a pour nous pas de limite connue à un moment donné, alors que notre raison nous rappelle sans cesse que nous sommes tous mortels, cet inconnu du moment de fin de vie et notre instinct animal de conservation incite la plupart d’entre nous à nous projeter dans le futur comme si nous étions immortels.

Peur comparable à celle du vide, elle nous pousse à utiliser les mille péripéties de notre vie, de notre passé, du présent et même des projections dans le futur pour borner le temps.

Une vie devient alors une succession d’évènements et de dates délimitant des tranches de temps.

Chez l’alcoolique à partir d’un certain moment de l’évolution de sa maladie, le temps n’est plus le même que le notre. Le buveur sort de notre temps, sort du temps pour entrer dans un autre système où les évènements, les dates sont les uns après les autres estompés, effacés puis remplacés par un acte celui de boire, et se renouveler à intervalle de plus en plus rapprochés et réguliers. Cet acte de boire est devenu progressivement le seul véritable repère de son temps.

Nous pouvons par un schéma simple, reproduire ces mécanismes en dessinant une ligne droite représentant la vie, l’espace entre deux points qui est la naissance et la mort, et la meubler de repères naturels, puis plus évolués comme la mesure du temps, le calendrier, les mois, les semaines, les jours, les heures etc…

Ajouter les fêtes et les anniversaires mais encore la filière, la fratrie, les joies, les peines, les souffrances ainsi reconstruire l’histoire du sujet.

A la suite situer le produit qui a pour action de faire sortir notre patient de sa réalité, on parle d’être ailleurs, d’un état où la vie devient moins pénible.

Pour le toxicomane, d’être stone.

On parle aussi d’escapisme (to escape), échapper à la réalité ou fuir un quotidien en s’enfermant ! Le problème c’est que cet état recherché a sa propre durée de vie qui est également délimité par deux repères qui vont représenter :

-         le passé par la prise du produit,

-         et l’avenir par le manque crée par le produit.

Entre les deux, se situant la durée de la récompense qui est variable en fonction du produit utilisé et de son mode de consommation.

Si cet espace crée par le produit permet au patient d’oublier son passé de sortir de sa réalité, il lui empêche également de se projeter dans l’avenir.

Dès cet instant, nous pouvons dire que le patient que nous accueillons est confronté au vide crée par les pertes sociales et affectives liées à sa dépendance, et qu’il est aussi rempli d’une substance qui impose son propre rythme et ses propres repères.

En lui proposant l’abstinence, nous le faisons redescendre dans sa réalité avec un état de conscience où il ne peut contempler que les conséquences et du vide que cela représente, mais l’abstinence va également accentuer cette notion de vide car le produit est la dernière chose qui le contient et le remplit.

Le vide laissé par le produit lui-même est ressenti comme impossible à surmonter par le patient.

Exemple : "ils m’ont demandé d’arrêter de boire".

-->l’expression n’est pas anodine. On ne leur demande pas de s’arrêter de boire mais de s’arrêter de s’alcooliser. Ici le "boire" montre l’impossibilité !  Comme si on leur demandait d’arrêter de respirer.

Lorsqu’une équipe médicale propose l’abstinence, il faut faire attention que ce ne soit pas l’expression de la prescription idéale face aux décompensations somatiques de notre patient. Sinon celui-ci va l’interpréter comme un interdit, une valeur qui a montré ses limites dans la prise en charge.

Il ne faut pas non plus que l’abstinence apparaisse comme une réponse sociétale face aux décompensations sociales et affectives au risque d’être interprétée par celui-ci comme un devoir, celui de ne plus boire. Car dans les  deux cas notre patient risque de s’enfermer dans une démarche d’abstinence triste dont les motivations seraient représentées que par une réconciliation avec son corps et son entourage.

L’abstinence triste, cela fait un triste abstinent. L’ennui gagne le patient, ensuite vient la nostalgie du produit ! Prémices de la rechute.

Ne faut-il pas plutôt renvoyer cette décision au choix du patient en précisant qu’il n’y a pas forcément un bon choix ou un mauvais choix.

Chez les patients qui se trouvent en difficulté à arrêter le produit, souvent c’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, voire pour certains le produit leur permet d’exister, voire tout simplement de vivre !

Exemple : une patiente que j’appellerai M dont l’histoire est un vrai cauchemar, qui est héroïnomane et alcoolique, qui a une hépatite C, un jour je lui dis "M, fais attention à toi, si tu n’arrêtes pas de boire, tu vas finir par mourir", et M me dit "mais Michel, si je suis vivante aujourd’hui, c’est parce que je bois ! ".

L’abstinence n’est pas un contrat qui se signe entre deux parties, mais un choix ! Qui s’expérimente par le patient, et qui peut durer en fonction de ce qu’elle lui apporte.

Par contre dans le sujet que nous abordons aujourd’hui, préciser que pour une personne addictée, faire le choix de rester dans le produit, c’est un choix de non vie, pas dans le sens médical du terme, mais  plus dans un sens philosophique car c’est faire le choix de vivre pour le produit au détriment de tout le reste. Sans avoir pour autant aucune valeur de jugement, sinon nous risquons de nous inscrire dans une représentation morale.

Par contre, si ce patient fait un choix de vie, il n’y a plus de place pour le produit. Faut-il encore qu’il sache ce qu’il va mettre dans cette vie, ce qu’il va faire de cette abstinence.

Au départ le lien avec tout produit est une relation de plaisir. Or la seule notion de plaisir va pouvoir faire perdurer le choix de l’abstinence.

Ainsi j’invite les patients à fouiller leur mémoire sur des plaisirs qu’ils ont connus puis perdus souvent à cause du produit, de réveiller leurs fantasmes représentant leurs envies, les désirs non accomplis.

Il faut que l’arrêt du produit apporte aux patients des contreparties, des satisfactions.

Lorsqu’un malade arrête l’alcool, il va forcément mieux mais cela ne veut pas dire qu’il ira forcément toujours bien.

L’expérience qu’il a vécue avec le produit ne s’effacera pas de sa mémoire et lorsqu’il se trouvera en difficulté face aux évènements de sa vie, bien des fois l’idée de reconsommer réapparaîtra. Car au départ de son abstinence, l’alcool restera la réponse la plus facile pour atténuer sa souffrance dans un moment donné.

Dans cette épreuve ce qui va lui éviter la rechute, ce sont les bénéfices, les contres parties que lui apporteront son abstinence.

C’est pourquoi il est important de les matérialiser le plus vite possible.

Ainsi que je leur propose de faire des projets à long terme, à moyen terme plus difficile à court terme (comment je vais me faire plaisir au quotidien ?).

Je leur propose comme outil un agenda afin d’organiser avec méthodologie l’accomplissement de leur projet, qu’il se projette bien entendu dans la reconstruction ou la reconsolidation de leurs repères sociaux mais surtout de ne pas oublier ses repères de plaisirs.

Certains me diront que je remplie des malades avec une hyperactivité, je l’assume tout en précisant que je ne leur demande pas d’être dans cette dynamique qui peut paraître certes épuisante toute leur vie, mais je pense qu’au départ d’une abstinence, c’est une étape nécessaire ne serait-ce que pour mettre le produit à distance.

Mise à jour le Samedi, 16 Juillet 2011 13:19