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L’accompagnement social des publics en situation d’exclusion dans une société réticulaire

Mme Martine BUHRIG, Assistante sociale,

M. Aliou SEYE, Éducateur Spécialisé


I – L’accompagnement social, une marche ensemble dans une dynamique de citoyenneté

L’accompagnement social est bâti sur une éthique : celle de la liberté et de la responsabilité de l’usager, mais également celles de l’Institution et de l’Equipe éducative.

La liberté est reconnue aux deux parties dans l’ensemble du processus, et chaque partie est libre, chaque fois que de besoin, de demander l’arrêt de l’accompagnement et de se retirer. C’est un contrat, une entente entre volontés exprimées, même s’il n’est pas un contrat synallagmatique. C’est, entre autres, ce qui différencie l’accompagnement de la prise en charge.

La responsabilité signifie que l’équipe pédagogique, le référent comme l’usager, puissent  percevoir chacun en ce qui le concerne, l’autre comme étant aussi responsable que soit. Il ne saurait être question, sous aucun prétexte, de déresponsabiliser l’autre en faisant ou en disant à sa place. Accompagner, c’est « aller ensemble » et non pas prendre la place de l’autre au point de se substituer à lui quant à l’exercice de ses responsabilités.

L’accompagnement se situe dans une dynamique de citoyenneté. Nous sommes toujours dans cette dynamique du rapport à l’autre qui est une question centrale dans le travail social contemporain. L’usager est perçu comme un citoyen à part entière, c’est-à-dire comme un acteur qui adhère aux finalités et aux règles d’organisation et de fonctionnement de son environnement. Parallèlement il dispose de prérogatives et de droits dans les établissements et les services sociaux qu’il fréquente comme usager. C’est cela que consacre la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale du 2 janvier 2002. Elle réaffirme que, quelle que soit la situation de la personne humaine, les droits de l’homme qui sont consacrés dans les instruments internationaux de promotion et de protection des droits de l’homme (Déclaration universelle des droits de l’homme, Convention européenne des droits de l'homme, etc.) lui sont applicables ainsi que les dispositions du droit positif national (Code, civil, Code pénal, etc.).

L’accompagnement social est une marche avec la personne en souffrance. Il fait partie de ces dispositifs de « veille » et d’ « aller vers » les personnes qui, en dépit de l’exclusion, ne demandent plus rien à leur société. C’est aussi, une fois que la confiance s’installe une marche avec la personne en souffrance, les réponses pédagogiques étant dictées par la nécessité d’un soutien social.

II – Les formes de l’accompagnement social aux risques de l’exclusion par une société réticulaire.

A l’ère de l’information, les réseaux sont constitutifs de la société capitaliste : les processus de production de culture et de pouvoir sont déterminés par des logiques de mise en réseau. Cette morphologie sociale nouvelle l’emporte sur l’action sociale.

Manuel CASTELLS définit le réseau comme « un ensemble de nœuds interconnectés. Un nœud est un point d’intersection d’une courbe par elle-même. »[1]. A l’ère de la mobilité et de l’échange accéléré, les processus sociaux dominants proviennent de la dynamique de chaque réseau (ex : les bourses de valeurs dans le réseau des flux financiers, ceux-ci prenant le contrôle d’empires médiatiques, influençant les processus politiques, atténuant le pouvoir des Etats).

Aujourd’hui, l’individu qui n’est plus en réseau est « déconnecté » et perd son existence sociale : les individus sont atomisés au milieu de réseaux mondialisés. BOLTANSKI[2] explique ce passage de la société industrielle (marquée par la domination entre classes sociales, avec une culture et une mythologie ouvrière) à l’émergence du monde en réseau (avec l’éclatement des mouvements sociaux et le processus d’exclusion sociale).

Il pose la question de la Justice sociale dans ce monde où il est de bon ton de développer flexibilité, adaptabilité et performance. Cette société réticulaire, qui prône la dynamique du projet, s’avère être profondément inégalitaire, anti-démocratique et excluante ; n’offrant plus aucune stabilité. L’accompagnement social y joue un rôle prépondérant en terme de capacité à reconstituer du lien social pour l’individu isolé.

III – Face aux situations de handicap, un au delà de la stigmatisation.

Les personnes que nous accompagnons sont dans des situations de handicap social, du fait de l’exclusion et des limitations d’activité dues à leur déficience (motrice, sensorielle ou mentale).

Une nouvelle terminologie : de « handicapé » à « personne en situation de handicap ». Les nomenclatures internationales sont des langages qui reflètent autant nos pensées que nos actions sur le handicap qu’elles structurent. La CIF (Classification internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé) signe une évolution culturelle qui bouillonne depuis plus de dix ans. Les personnes en situation de handicap participent massivement aux mouvements citoyens. Elles rendent visibles leur désir de reconnaissance d’une pleine citoyenneté (la sexualité des personnes en situation de handicap…). Les classifications internationales soutiennent les acquis indiscutables des personnes dites handicapées. Le handicap est perçu non comme une anomalie de l’individu mais comme une différence à intégrer dans l’ensemble de la société.

Le débat international questionne le modèle individuel (ou médical) qui vise à adapter l’individu à la société et le modèle social qui cherche à adapter la société à la diversité des individus.

Le modèle médical porte deux axes :

-          l’axe bio- médical (historique), basé sur la prise en charge des maladies aiguës et s’intéresse à leur guérison,

-          l’axe réadaptatif, bâti autour de la rééducation et de la réadaptation.

Le modèle social est axé sur :

-          le domaine environnemental qui s’intéresse à diminuer les obstacles (critères d’accessibilité et d’accessibilisation),

-          les Droits de l’Homme qui cherchent à agir sur le cadre légal pour supprimer toute discrimination et offrir aux « personnes différentes » une égalité des chances. La radicalisation de ce modèle social donne lieu à des actions en justice sur la « discrimination positive ».

La CIF et les modèles alternatifs

La CIF est devenue une classification des « composantes de la santé » (et non des conséquences de la maladie), en adoptant une position neutre face à l’étiologie.  Elle concerne tout un chacun. L’état de fonctionnement et de handicap d’une personne est le résultat de l’interaction dynamique entre son problème de santé (maladies, troubles, lésions, traumatismes, etc.) et les facteurs contextuels.

La CIF aborde ainsi le handicap (ou « fonctionnement » en terme plus neutre) sous 2 angles :

-          la dimension de l’individu décomposée en fonctions organiques (des systèmes physiologiques, y compris les fonctions psychologiques) et les structures anatomiques (organes, membres et composantes),

-          la dimension d’être social avec l’activité (exécution des tâche par une personne, y compris sa limitation) et la participation (implication de la personne dans une situation de vie réelle).

Le handicap désigne l’ensemble des éléments négatifs de ces dimensions : déficiences (fonction ou structure), limitation d’activité et restriction de participation. Il découle d’une interaction entre des facteurs individuels (subjectifs) et des facteurs liés à l’environnement physique et social

Le soutien social perçu, directement en lien avec l’accompagnement et l’aide apportée par le réseau social, est un facteur de dynamisation des ressources personnelles : ce qui permet à la personne de mieux s’adapter à la situation sociale dans laquelle elle se trouve et d’envisager des stratégies de soin et d’insertion.

IV - L’accompagnement et les dispositifs nouveaux découlant de la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale.

Au regard de la loi du 2 janvier 2002, les missions de l’action sociale voire des établissements et services sociaux vis à vis des usagers sont :

-          L’autonomie, l’exercice de la citoyenneté et la protection ;

-          L’évaluation continue des besoins et désirs;

-          L’accompagnement et le soutien social ;

-          L’insertion professionnelle et sociale ainsi que l’intégration sociale.

La loi nouvelle exprime la volonté d’assouplir le mode de fonctionnement de certaines structures sociales, supposées tenir compte des aspirations des personnes accueillies et de leurs familles, par l’offre de prestations telles que :

-          Prestations dans les centres d’hébergement, dans la rue ou en accueil familial ;

-          Accueil à titre permanent, temporaire ou séquentiel, à temps complet ou partiel, avec ou sans hébergement, en internat, semi-internat ou externat ;

-          Fonctionnement en unité de vie pour les établissements d’hébergement.

Elle énumère un certain nombre de droits que sont :

-          Respect de la dignité, de l’intégrité, de la vie privée, de l’intimité et de la sécurité des personnes SDF;

-          Prise en charge ou accompagnement individualisé, respectant le consentement éclairé des personnes SDF (ou à défaut recherche du consentement du représentant légal) ;

-          Confidentialité des informations concernant la personne SDF accueillie ;

-          Libre accès de la personne à toute information la concernant ;

-          Information de la personne SDF sur ses droits fondamentaux ;

-          Participation directe de la personne SDF, ou avec l’aide de son représentant légal à la conception et la mise en œuvre du projet d’accueil et d’accompagnement la concernant.

Afin de garantir le respect des droits énumérés ci-dessus, et permettre une meilleure affirmation de la place de l’usager et de ses droits et libertés, la loi prévoit la mise en œuvre d’un certain nombre d’outils dont :

-          La Charte Nationale : elle précise les principes éthiques et déontologiques devant garantir un bon fonctionnement statutaire des structures sociales ;

-          Le projet d’établissement ou de service : c’est une disposition à caractère obligatoire qui doit définir d’une part, les modalités d’organisation et de fonctionnement de l’établissement ou du service et, d’autre part, les buts et objectifs poursuivis. Sa durée est de cinq ans avec la participation du Conseil de la vie sociale.

-          Le conseil de la Vie Sociale : son objet est de rendre effective la participation des usagers au fonctionnement de l’établissement ou du service.

-          Le règlement de fonctionnement : il est établi avec la consultation du Conseil de la vie sociale et il définit clairement les droits des personnes accueillies ainsi que leurs obligations et devoirs.

-          Le contrat de séjour : son élaboration requiert un positionnement de partenariat entre l’usager et l’institution. Il définit les objectifs et les modalités de la prise en charge ou de l’accompagnement ainsi que celles des prestations.

-          Le Livret d’accueil : remis lors de l’accueil, avec la charte des droits et libertés et le règlement de fonctionnement.

-          Le médiateur : son rôle est de trouver une solution aux différents pouvant opposer les usagers aux établissements et services sociaux qui les accompagnent. En cela, il fait des comptes rendus de ses interventions aux autorités administratives (DDASS) ainsi qu’aux intéressés

L’objet et le but de ces droits tels que formulés dans la loi de rénovation de l’action sociale de 2002, sont de rendre efficace la protection des individus utilisateurs des services et établissements sociaux, ainsi que leur famille ;

Les objectifs des droits des usagers sont en phase avec l’évolution de la société dans le sens du respect des libertés fondamentales et de l’épanouissement de la personne humaine.

Les droits des usagers tels qu’édictés dans la loi de 2002 répondent aux principes généraux de droit commun. On ne saurait penser que les droits des usagers sont des droits d’un autre ordre pour un public de non citoyens (ou de semi-citoyens).

Le principe de prééminence du droit doit être fortement affirmé. Il doit être inscrit au centre de la problématique quant à l’application de la loi de rénovation de l’action sociale. Les structures sociales sont ainsi appelées à se déclarer inébranlablement attachées à l’idée de prééminence du droit, ce qui constitue, évidemment, une condition d’appartenance à un environnement démocratique.

C’est la société tout entière qui s’inscrit et se reconnaît dans ce principe de prééminence du droit. Ce principe veut que les institutions sociales ainsi que leur personnel puissent de temps à autre être contrôlés par les autorités de tutelle et d’un contrôle efficace.

Egalement, le principe de la prééminence du droit doit permettre que des personnes accueillies par des services et établissements sociaux puissent bénéficier d’une protection adéquate contre l’arbitraire, en protégeant le droit de chacun contre la toute puissance des professionnels et des administrations des structures sociales.

V – Le SAR

Le Service d’accompagnement renforcé (SAR) a été mis en place progressivement au cours de l’année 2002. Il répond à une prise de conscience au sein du FNDSA : les personnes qui utilisent les centres d’hébergement d’urgence ne sont pas que des « passagers ». Parmi les 2382 hommes hébergés en 2002 (soit 165 personnes en moyenne par nuit), un nombre non négligeable y reste pendant des années et s’enfonce dans l’errance.

La mission du SAR est centré sur l’accompagnement individualisé et collectif de personnes présentant une fragilité d’ordre psychologique (psychotiques, grands dépressifs, syndrome de glissement…) et physique, le plus souvent accentuée par une forte dépendance alcoolique ainsi que par des états d’incurie pour certains.

Quelques uns sont en situation de déficience intellectuelle et / ou comportementale ; d’autres sont en phase avancée de longues maladies.

Actions collectives du SAR :

-          matinée conviviale :

Tous les mardi matins à partir de 7H, un espace petit-déjeuner – rencontre est ouvert. L’objectif est de développer la qualité du lien social, de travailler sur l’image de soi et de laisser émerger les désirs des usagers à partir desquels s’organiseront les activités du SAR.

Ce moment offre actuellement des rencontres autour de jeux de société, du look (hygiène, vestiaire, coiffure) et de la préparation de repas. On y fête aussi les anniversaires.

-          atelier « corps » :

Cet atelier propose diverses possibilités (de type sophrologie ou travail énergétique (sur base de Chikong et de Taï chi chuan) ou de mises en mots de pratiques d’arts martiaux (sur base d’Aïkido).

-          atelier « expression » :

A partir d’une médiation du type pâte à modeler ou photo-langage, l’objectif est de redonner un espace pour penser, et de permettre l’expression de l’histoire de l’autre.

-   atelier des « possibles » :

Les formes d’expression les plus diverses y sont rendues possibles (dessin, peinture, modelage, création à partir de la récupération, tableau de sable, écriture, contes, théâtre…). Les œuvres pourront être médiatisées sur la demande des usagers, de façon à ce qu’ils puissent exprimer ce qu’ils portent à l’extérieur.

-   café philosophique et atelier sur les droits des usagers :

L’objectif est celui de la participation par l’acte de parole, l’écoute, le partage dans le respect de l’autre dans ses opinions et ses convictions.

-          par des activités intra-muros : dans un premier temps, entre les seuls membres du SAR, puis avec l’ouverture progressive sur l’environnement immédiat (centre d’hébergement du FNDSA, Insertion, …), enfin avec la possibilité d’inviter des intervenants extérieurs (Enseignants, Travailleurs sociaux, juges, associations, etc.).

-          par des activités extra-muros : dans un second temps, aller de temps en temps, participer à des débats à l’extérieur du foyer (café philosophique, rencontres diverses, médias…).

Les thèmes de cette année sont principalement centrés sur les droits des usagers et la loi de 2002 de rénovation de l’action sociale.

Une situation d’accompagnement : Isaac

Isaac a 37 ans. Il bénéficie du RMI et de la CMU. Il vit depuis 18 ans entre la rue et les centres d’hébergement d’urgence, au rythme des exclusions du fait de son comportement : en effet, sa forte dépendance à l’alcool l’entraîne fréquemment dans des passages à l’acte violent.

Isaac a déjà connu une dizaine de condamnations dans diverses prisons des grandes villes françaises. Il est sorti de prison il y a un an, après un acte agressif à l’encontre d’un compagnon de rue, sous l’emprise de l’alcool. Celui-ci, déjà dans un état second, est tombé malencontreusement, sa tête ayant heurté le trottoir : les séquelles ont été très sévères. Isaac en garde un souvenir attristé, regrettant ce geste quasi-inconscient et lourd de conséquences.

Condamné à une peine de sursis avec mise à l’épreuve pendant 24 mois, il est suivi par le Comité de probation. Il rencontre régulièrement le juge qui a beaucoup insisté sur l’injonction de soin. Isaac, bien connu depuis des années par les hôpitaux psychiatriques, s’est engagé pour la première fois, bon grès, mal grès, dans une démarche de soin : rencontre mensuelle avec le psychiatre, hospitalisation périodique et traitement médicamenteux. Suite à une rencontre pendant laquelle Isaac s’est montré particulièrement dans un état limite, le juge lui demande de réfléchir à une tutelle pour lui permettre de mieux réguler sa consommation d’alcool.

Lors d’une visite au CAO pour son RMI, il a essayé d’agresser physiquement l’assistante sociale après l’avoir menacée. Le CAO a mis en place un protocole signé par Isaac et le directeur du CAO : outre l’exigence d’un comportement non-violent, Isaac ne pourra se présenter au service qu’accompagné par son référent du SAR.

Il s’est cassé les dents et en a perdu la quasi-totalité. En septembre 2002, a commencé à souffrir d’un abcès dentaire qu’il a refusé de soigner, malgré les multiples interventions du Point Santé du FNDSA, les passages aux Lits de repos du FNDSA et les accompagnements physiques des travailleurs sociaux du SAR vers les urgences des hôpitaux.

Ne dormant plus à cause de la douleur, augmentant considérablement son alcoolisation pour supporter ses souffrances, Isaac errait dans la rue comme « un zombi ».[3] L’abcès dentaire a suppuré par la gorge pendant des semaines.

Patrick Declerck aborde le symptôme « comme un mode (inefficace et douloureux) du sujet de résolution d’un conflit intra psychique… Cet attachement au symptôme conduira le patient à opposer de nombreuses résistances inconscientes au processus thérapeutique. Le symptôme, aussi incapacitant soit-il pour le sujet, est malgré tout une manière, pour ce dernier, de survivre en évitant le pire, c’est-à-dire une réactivation douloureuse (parfois déchirante et mortelle, tout au moins dans le fantasme, sinon dans la réalité) du conflit inconscient initial. »[4]

C’est à cette période que Isaac a beaucoup parlé de lui-même, de son enfance avec un père alcoolique et violent et de sa mère, femme battue qui n’osait pas exprimer sa tendresse à ses enfants. Il se rattache à une loi « éducative » marquée par les coups, parlant d’intervenir jouer lui-même le rôle du justicier auprès des jeunes adolescents qui viennent se moquer des « clochards ». Préoccupé par ce genre de délire exprimé avec force ainsi que par l’entrée des personnes sans abri en son sein, l’école voisine a fini par fermer son portail pendant quelques semaines.

Le groupe des pairs a beaucoup d’importance pour Isaac. C’est grâce à leur solidarité que Isaac a accepté un jour d’attendre son tour aux urgences de l’hôpital : l’éducateur du SAR attendait à l’intérieur des urgences et faisait des aller et retour avec le trottoir de l’hôpital où le groupe entourait Isaac, la majorette au milieu pour calmer l’angoisse. Solidarité et partage dans la détresse, pour essayer de juguler ensemble, personnes sans abri et professionnels médico-sociaux, ces conduites auto-destructrices. Suite aux interventions de l’Interface psychiatrique et de l’équipe mobile du réseau rue-hôpital, Isaac est enfin gardé à l’hôpital grâce à une HDT (Hospitalisation à la demande d’un tiers).

Isaac a l’os de la mâchoire tellement mangé de l’intérieur qu’il doit subir une opération pour une prothèse. Il reste hospitalisé pendant des semaines, avec un suivi psychiatrique. Là, il se met à dessiner : une gerbe de fleurs multicolores avec un « je t ‘aime » à un membre du SAR, ainsi qu’une caricature de lui-même (un visage éclaté, fait d’angles multiples). Puis l’hospitalisation lui devient impossible à supporter ; suit le périlleux moment de sa sortie, avec l’indispensable prise de médicaments régulière pour éviter la sur-infection : travail titanesque et quotidien du Point santé et du SAR pour motiver Isaac, pour le chercher dedans / dehors… Isaac parle souvent de sa mort : « Quand il ne sera plus là, le « zombi », il va vous manquer !  Dis, est-ce que tu m’aimes ? Pourquoi tu t’occupes de moi ? Pourquoi tu fais ça ? ». Lorsque ses comportements deviennent trop agressifs, Le FNDSA rappelle les règles et a été amené à prononcer des périodes d’exclusion. Isaac, refusant d’aller vers d’autres centres d’hébergement, est suivi par le SAR directement dans la rue.

 

En décembre 2003 s’ouvre, pour les usagers du SAR, la possibilité de partager le repas du midi au Foyer. Un professionnel du SAR accompagne les usagers. Le réfectoire, lieu d’échange et de convivialité, devient rapidement un lieu où se joue l’interdit et la limite du comportement acceptable : si la régression jusqu’à manger avec les mains est acceptée (en utilisant un petit local pour ne pas choquer les familles et les enfants), si les insultes intempestives et les gestes déstructurés sont temporisés, le passage à l’acte violent et les états de sur-alcoolisation avec des conduites de provocation ostentatoire (concrétisées par des vomissements en plein réfectoire avec une mise en scène publique) sont sanctionnés de mises à pied régulières.

Au fur et à mesure que les mois passent, Isaac éprouve moins le besoin de crier pour occuper la place centrale. Il dialogue plus calmement, inquiétant parfois les professionnels du SAR par son aspect amorphe (type camisole chimique). Ce temps privilégié du repas semble avoir un effet de restauration (physique et psychique) et de socialisation fort.

Isaac participe activement aux sorties du SAR (musée, cinéma, planétarium, parc aux oiseaux…). Il en est très demandeur. Le groupe des pairs n’hésite pas à intervenir lorsque Isaac dépasse les bornes et que la honte commence à gagner les participants de la sortie : régulation et apprentissage de la vie commune. Les désirs de loisir qu’il exprime sont réalisés au fur et à mesure.

En mai, le nouveau local du SAR est ouvert toutes les après-midi de 13H à 16H. Les usagers, dont Isaac qui fait partie de ceux qui ont l’habitude de se sur-alcooliser toute la journée en restant prostrés sur les trottoirs, viennent de plus en plus fréquemment : pour parler, jouer aux cartes ou simplement s’écrouler dans un fauteuil, dans un milieu amical et sécurisant. Dans la dynamique de la prévention des conduites à risques, l’alcoolisation est permise dans le local du SAR. Le critère principal est celui du Vivre ensemble. Pourtant, de lui-même, Isaac choisit de boire des jus d’orange et envoie les professionnels à la boutique pour en acheter avec son argent quand il se sent trop fatigué pour bouger : un choix qui en dit long sur sa volonté de vivre un mieux-être en étant reconnu et aimé. Cette habitude du jus de fruit, il commence à l’installer également en dehors du local du SAR. Des échos des habitants du quartier, du personnel et des usagers du FNDSA lui reviennent sous forme d’admiration devant le changement de comportement qu’il a opéré.

 


[1] CASTELLS (Manuel), La société en réseau, p. 163.

[2] BOLTANSKI (L.), CHIAPELLO (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999

[3] Surnom que Isaac se donnait.

[4] DECLERCK (Patrick), Les naufragés, avec les clochards de Paris, Plon, Paris, 2001, 455 p., p. 305.

Mise à jour le Mercredi, 20 Juin 2012 14:52