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Planche - Concepts

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QUELS CONCEPTS SOUS-TENDENT NOS PRATIQUES DANS LA DIMENSION PSYCHOLOGIQUE ?

Le traitement psychologique, familiale et individuel

Mme Cécile PLANCHE - Psychologue Clinicienne

Présidente du Groupe Interalcool Rhône Alpes
octobre 2001

1.    Les Concepts

Mes concepts théoriques sont issus de la théorie systémique et de la théorie psychanalytique


1.1.    La théorie systémique

La théorie systémique s’intéresse à la structure et à la dynamique familiale et à sa vision du monde.
Elle considère l’individu comme un système ouvert sur d’autre systèmes, et elle le restitue dans la complexité de ses interactions psychologiques, familiales, sociales, culturelles et transgénérationnelles. Elle se détourne de la notion de pathologie. Elle considère que le symptôme ou le porteur du symptôme n’est pas le problème, mais qu’il apparaît comme une tentative de solution pour réguler le problème. Elle ne considère pas la famille comme un objet de soin, mais comme un contexte dans lequel a pu se développer et se maintenir le processus d’alcoolisation.

Chaque famille est arrimée au cours de son développement à une éthique inconsciente, ou mythe fondateur, pour assurer la continuité et la cohésion de la structure familiale dans un mouvement double et apparemment contradictoire : l’un vise à maintenir sa stabilité, l’autre vise à s’adapter, c’est à dire à changer, sous l’influence de facteurs internes (naissance, adolescence, maladie, deuil) ou de facteurs externes (évolution professionnelle, promotion, chômage, déménagement, etc.). Or tout changement est une perturbation. Pour certaines familles, et en particulier pour les familles à transaction alcoolique ou addictive, le changement est une menace qui les met dans une impasse : d’une part, il est nécessaire de maintenir des liens pour éviter la déstabilisation ou même la désintégration familiale, mais d’autre part, il est difficile, voire impossible de se désengager, car se séparer, c’est se désunir, c’est perdre la cohésion, c’est vécu comme la croyance, « on ne s’aime plus ». Elles « se soumettent » à un mythe fondateur paradoxal, et cela abouti à des conflits non-dits et non résolus qui favorisent l’apparition de symptômes tournés contre soi-même et contre la famille.

Ainsi, les symptômes alimentaires (anorexie, boulimie), les troubles psychosomatiques, les violences, les abus sexuels, l’alcoolisme, et la toxicomanie sont des tentatives malencontreuses pour se différencier, se séparer, et s’autonomiser. Ces tentatives révèlent des conflits de loyautés qui paradoxalement renforcent les liens familiaux. Et si l’un des membres de la famille développe une alcoolisation plus massive, on discutera du produit, du symptôme ou du malade-  symptôme à la place de la question conflictuelle insoluble.

1.2.    La théorie Psychanalytique

La théorie psychanalytique s’intéresse à la genèse psychique, au développement de l’enfant, de la dépendance à l’autonomie

Les problématiques de la dépendance et de la relation à l’autre prennent appui dans la petite enfance, lors des premières relations mère-père-enfant, avant même l’acquisition du langage, avant même que les choses puissent commencer à se présenter et à se représenter. Notre première relation au monde et à l’autre s’origine dans l’acte de boire. L’acte de boire est un comportement qui apaise la faim et la soif, phénomène vital lié à un besoin physiologique élémentaire ; et aussi un comportement qui s’inscrit dans une relation affective, phénomène psychologique lié au besoin de sécurité aussi vital que la nourriture. Plus tard, l’enfant aura tout autant besoin de l’autorité, fondée sur l’amour et la compréhension, visant à obtenir le respect et non la peur, afin de faire face aux obstacles inévitablement rencontrés dans le milieu extérieur, et de faire face aux conflits intérieurs qui en résultent. La relation affective et l’autorité assurent le sentiment de sécurité pour vivre une relation sans angoisse avec les autres, et permet d’établir les premières assises de la personnalité. Quand à l’age adulte, le motif de boire n’est plus la satisfaction d’apaiser la soif et la faim, il devient la recherche d’une qualité affective et d’une autorité défaillantes.

L’évolution vers l’autonomie ne se fera qu’au prix des épreuves de séparation qui vont conduire l’enfant à une relation et à une communication avec les autres de plus en plus riche et vont le promouvoir vers l’humanisation et la socialisation.

Le processus de séparation du moi et du non-moi s’accomplit selon un rythme qui varie en fonction de l’enfant et en fonction de son environnement. Si l’enfant est précoce ou sensible, et si l’environnement maternel-paternel est angoissant et déprimant, et en difficulté pour amortir les chocs dus à la prise de conscience de la séparation, si la parole qui met en lien et en sécurité fait défaut, l’enfant aura des réactions, pour se défendre et se protéger de ce vécu traumatique. Il va refouler une partie de ses angoisses d’abandon, de rejet, de perte, voire des terreurs d’effondrement, qui peuvent être associées à la désintégration et à la mort, et s’inventer des fantasmes de toute-puissance pour détourner son attention d’un monde extérieur menaçant. Il va se diriger vers une monde subjectif, dominé par la sensation, qui, elle, est sous son contrôle direct. Ses réactions sont appropriées lors du choc originel, mais si elles deviennent une façon de vivre, elles seront un véritable obstacle au fonctionnement psychique.
Les symptômes ou manifestations de cette immaturité psychique se déclareront plus tardivement, à l’adolescence ou à l’age adulte, notamment dans ces périodes critiques qui exigent une avancée vers l’autonomie. Lorsque la situation rencontrée fait écho à ces premiers vécus traumatiques, lorsque l’environnement reproduit les défaillances de l’entourage de la première enfance, ces vécus traumatiques font à nouveau violence, et conduisent aux scénarios des passages à l’acte, à des comportements compulsifs et répétitifs. Ces scénarios et ces comportements sont la seule réponse qui reste au sujet pour évacuer l’angoisse et se défendre de la dépression.

En pratique clinique alcoologique, on observe que la dépendance au produit voile les dépendances relationnelles. Le symptôme alcool peut être une solution psychique à un moment de l’histoire de l’individu. Dans certains cas, il peut s’inscrire dans une plus grande immaturité affective et masquer des troubles sévères dans le fonctionnement intra-psychique. Il peut être un simple accident de parcours dans le fonctionnement familial.
Il peut aussi occuper une place spécifique dans une dynamique familiale complexe, notamment quand il devient le mode privilégié pour réduire les tensions, et il doit être alors appréhendé comme un acte destiné à maintenir l’équilibre du système.
Pour comprendre le sens de ce comportement le psychologue devra aborder la question de la dépendance et de la relation intersubjective, la question du narcissisme, de l’identité, du plaisir, et du passage à l’acte. Il va construire son ou ses hypothèses à partir du problème tel qu’il est défini par le ou les futurs patients, et va choisir d’éclairer la scène sur la famille ou sur l’individu, avant de proposer un traitement.

Les concepts systémiques sont particulièrement utiles car ils introduisent la notion de contexte et la notion de changement. L’approche systémique s’appuie sur l’observation des rituels familiaux et sur l’analyse des règles conscientes et inconscientes qui régissent les relations, dans un certain contexte. L’expérience démontre que si l’on modifie le contexte, on participe à modifier les règles et à orienter vers de nouveaux processus relationnels.

Le cadre de travail systémique offre un espace intermédiaire de pensées, de relations, d’expériences de vie, et crée un espace de jeu et de symbolisation qui intègre la motricité et la perception, (et nous savons que le jeu est le système naturel de symbolisation que nous avons à notre disposition), favorise la créativité et la souplesse en utilisant des méthodes et des techniques variées (techniques de recadrage positif, prescriptions de taches, méthodes centrées sur la solution, génogramme…). Différentes approches peuvent être utilisées au cours d’un même traitement de façon séquentielle et complémentaire (approche structurale, approche psychodynamique, approche stratégique, approche paradoxale…), tout en gardant la théorie des systèmes comme cadre de référence et comme théorie du changement. Le clinicien va élaborer et construire son modèle en fonction de la famille à qui il s’adresse, en fonction de l’éthique de cette famille, et en fonction de l’étude de sa propre famille d’origine et de sa propre éthique.

Les concepts psychanalytiques sont précieux car ils introduisent la notion de transfert et de contre-transfert.
L’approche psychanalytique permet d’analyser ce qui se passe dans les relations intersubjectives thérapeute-famille-patient. En clinique alcoologique, comme dans toute clinique des traumatismes et des passages à l’acte, il y a une faillite des processus d’adaptation dans la relation avec les autres, et le thérapeute est confronté à deux difficultés majeures : le problème de la non-confiance, et par conséquent le problème de la non-demande. Les personnalités addictives ont engrangé une perte de confiance en elles-mêmes, et ne peuvent investir la confiance envers les autres, car elles n’ont pas pu croire en un parent bon et narcissisant. Ces personnes sont fermées à une relation d’aide, car elles pensent qu’aucune relation ne peut être fiable et contenante, et qu’aucune réponse ne peut leur être apportée. Elles ne peuvent s’ouvrir à une relation de type réciproque. Leurs émotions négatives l’emportent sur leurs émotions positives et déclenchent la prééminence de l’acte destructeur sur le processus réparateur. Dans cette hypothèse, toute aide qui reposerait sur un contrat négocié au départ est vouée à l’échec, car il y a un paradoxe à exiger des processus mentaux qui permettent à la demande d’émerger, puisque ces processus sont défaillants.

Une thérapie fondée sur un syndrome de fermeture nécessite donc un double travail, familial et individuel.

Quand on peut aider une famille à retrouver le chemin de l’émotion, du sentiment, et de la communication, quand on peut l’aider à découvrir le besoin de réparer la relation, cette famille vaut mille thérapeutes, et cet objectif de travail devient prioritaire.
Quand le système familial participe au développement et au maintien de la dépendance, le thérapeute estime qu’il est opportun d’engager la famille vers plus d’autonomie. L’approche familiale atténue les vécus d’impuissance, de dévalorisation, ou de persécution. Elle induit plusieurs modes de relation à l’autre, envers le thérapeute (par la relation transférentielle verticale), envers les autres membres de la famille (par la relation transférentielle latérale).

Famille patient et thérapeute seront tour à tour observateur, témoin ou acteur. Le thérapeute ne sera pas considéré comme moralisateur, ou frustrateur, comme l’ont été les premières relations parentales, mais plutôt comme un co-acteur endossant tour à tour plusieurs fonctions ou plusieurs rôles. Il pourra mieux contenir, gérer et élaborer, hors de la séduction, hors du rejet, les pulsions agressives ou passives, pour transformer le contexte traumatique angoissant en un nouveau contexte relationnel compréhensif, bienveillant et non jugeant. Le groupe familial pourra évoluer vers des relations où chacun a sa place de sujet dans la différence et la complémentarité. Le traitement familial amène des modifications à plusieurs niveaux, intra-psychique et interpersonnel, ce qui augmente les chances de voir survenir un changement durable. Et ensuite, quand ce sera le moment, le travail individuel avec le patient pourra être centré sur la compréhension de son histoire, et sur l’intégration d’une image positive de soi.

2.    Le temps familial

Une demande d’intervention va se déclencher à la suite d’une alcoolisation plus massive, d’une hospitalisation d’urgence, ou d’un comportement dangereux. Cette démarche en urgence est souvent initiée par un membre de l’entourage, conjoint, parent ou enfant. Cependant la dite urgence masque une crise souvent liée à des conflits familiaux anciens.
Lors de la première rencontre, il est important de reconnaître la souffrance, le courage, et d’ouvrir à une communication émotionnelle. De faire circuler de l’information, de révéler le poids que chacun porte, mais que les autres ne connaissent pas nécessairement. D’explorer les motivations et les objectifs de chacun. De redéfinir le conflit dans une perspective interpersonnelle, pour déplacer le motif de la consultation vers une motivation de changement. De mettre en valeur les bénéfices que chacun peut espérer. De s’engager ensemble à coopérer.

Madame mère me téléphone pour prendre un rendez-vous pour sa fille de 44 ans, « qui boit », dit-elle. Elle poursuit : « ma fille est mariée, c’est difficile pour elle, car elle a beaucoup de travail. Elle n’est pas heureuse en couple, d’ailleurs son mari est irrécupérable, cependant elle tient à lui. » Je réussis à convaincre Madame mère de venir avec sa fille pour faire le point sur la situation.

Je les reçois ensemble, je m’assure que Madame fille reconnaît l’angoisse de sa mère et apprécie sa sollicitude, et je lui demande ce qui est difficile à vivre pour elle. Elle me répond : « les problèmes ne sont pas d’aujourd’hui. » Madame mère évoque alors un appel téléphonique récent de sa petite fille, en désarroi devant l’ivresse de sa mère, ce qui a déclenché la demande de rendez-vous. J’évoque le mal-être sous-jacent aux problèmes d’alcoolisation qu’il semblerait important d’analyser pour mettre des mots à la place des verres. Je demande alors à Madame fille ce que cela représente pour elle d’aller chez une psychologue, et d’éventuellement de suivre une psychothérapie. Elle me répond qu’elle ne sait pas parler et me demande « si cela sert à quelque chose ». Je lui explique ce que mon expérience m’a appris, à savoir que certaines personnes n’osent pas dire ce qu’elles ressentent, ni ce qu’elles souhaitent, et que le manque de confiance en soi, la difficulté à s’affirmer créent des malentendus et des conflits avec l’entourage, et que les uns et les autres vivent mal ensemble. Madame mère, qui est veuve depuis 2 ans, « il m’a fallu faire face », dit-elle, assure que sa fille n’a pas de volonté  et, dit-elle, « ou elle accepte son mari, on ne va pas le changer, ou elle le quitte. » mais Madame fille rétorque : « moi, je ne veux pas le quitter, et tant que j’ai les enfants avec moi… »

Madame mère m’apprend que son petit-fils de 22 ans est autonome, a une petite amie, et que sa petite-fille de 17 ans est bouleversée par le comportement de sa mère, et « c’est dommage », dit-elle, « car elle marche bien, et elle est gentille ».

Madame fille trouve que ses enfants ne lui donnent pas de soucis. Je lui demande alors si son mari se plaint d’elle, s’il lui fait des reproches, mais elle me répond que non. Sa mère intervient pour dire que son gendre lui a confié récemment qu’il n’en pouvait plus. Je ne cache pas ma surprise à Madame mère : « ah bon ! il l’a dit à vous, et il ne le dit pas à sa femme ? » et je me tourne vers Madame fille « eh bien, la communication ne semble pas très bonne entre vous et votre mari ? ». « Oh, cela ne date pas d’hier », me répond-elle.

Je continue en disant « je crois qu’il serait bon de venir avec lui, car je peux supposer qu’il souffre, qu’il n’ose pas le dire, j’imagine que chacun souffre dans cette famille sans oser le dire, et que chacun souhaite peut-être dans son for intérieur améliorer les relations, et on peut aussi envisager en temps utile un entretien avec les enfants. » « Oh oui », me répond Madame fille. Madame mère reprend « je crois qu’elle boit en douce… »Elle me donne ainsi l’occasion de faire un petit cours sur le processus d’alcoolisation, autour de la dépendance psychologique, l’alcool-médicament pour soulager les tensions, comme un anxiolytique et un antidépresseur, autour de l’alcool-drogue et de la dépendance physique, et autour des conséquences relationnelles, familiales, sociales et physiques.

En fin d’entretien, Madame mère est plus confiante, car Madame fille est déterminée à informer son mari de notre entretien, et à le décider de venir à un prochain rendez-vous de couple, fixé le jour même pour une deuxième étape, et se donner du temps pour prendre des décisions qui conviendront à tous. Madame mère est rassurée quand je lui indique que nous la tiendrons au courant et que nous aurons certainement encore besoin de sa coopération.

Madame mère me téléphone quelques jours plus tard, et me demande ce que j’en pense. Je lui dis qu’elle a bien fait de venir, que sa fille ne semble pas motivée actuellement pour un travail individuel, mais que nous devons prendre le temps de mûrir les choses. Que cet entretien a fait prendre conscience à la famille des problèmes relationnels et de la nécessité de faire évoluer la situation. « Oh oui », répond-elle, « parce qu’avant elle disait qu’elle ne buvait pas, mais maintenant elle le reconnaît. » Je répond « je verrai avec son mari comment nous pouvons continuer et on vous tiendra au courant. » J’ai reçu le couple trois semaines plus tard, et nous avons commencé un travail conjugal, qui va durer deux ans, ponctué par des entretiens avec les enfants et Madame mère.

Quand la souffrance retentit sur le couple ou la famille, un traitement individuel (médicament ou thérapie individuelle) à cette étape est inopérant, car trop précoce. Chacun des membres ne possède qu’une partie de la clef du problème, et il est inutile ou cruel, de rechercher la cause chez l’un ou chez l’autre. Certes la personne qui a développé le symptôme est celle qui attire l’attention. Cependant, à l’insu de tous, chacun des membres de la famille participe à éviter les conflits au niveau de la communication émotionnelle, au niveau de la hiérarchie, du partage de l’autorité et du pouvoir, ou bien encore au niveau d’un mythe familial intergénérationnel (un décès dont le deuil n’a pas été fait, un secret lié à la filiation, des séparations vécues comme une rupture des liens).

La crise est une épreuve, certes, mais elle est un temps privilégié pour créer des liens avec la famille, et une chance pour exprimer les potentialités qui autrement seraient restées muettes. A une période critique, une personne a des difficultés. Si l’entourage désigne cette personne comme malade, si elle la montre du doigt, la met à part et l’exclue, elle la fige dans une identité qu’il lui sera difficile de quitter pour réussir à être en relation avec les soignants. Il ne s’agit pas de s’intéresser à ce que l’un fait à l’autre, mais à ce qu’ils font ensemble, et de travailler en évoquant la question du lien et de la relation (et non de renforcer la désignation de la personne comme objet de soin), pour faciliter d’autres représentations et d’autres attitudes interactionnelles.  

La famille est la plus experte pour dire la souffrance, les difficultés relationnelles, les comportements de chacun aux prises avec la situation dramatique, et les solutions tentées. La rencontre avec la famille et le patient permet de rompre le silence, de favoriser la communication directe, de chercher ensemble le sens du comportement présent et la fonction des alcoolisations, plutôt que d’en rechercher la cause, et de poser des interrogations, et non des jugements. De faire penser qu’il y a d’autres solutions que la seule hospitalisation et de nouveaux passages à l’acte.

La famille apprécie d’être reconnue comme un interlocuteur valable. Participant aux soins, cela lui permet de comprendre le fonctionnement du système en crise, et cela l’aide à chercher des solutions. Accueillie de façon hostile, elle va être hostile. Si nous la désignons comme lieu de troubles graves du comportement et de la communication, elle manipulera et multipliera les interventions, et alourdira le système thérapeutique. Mais si nous développons un contexte où elle peut apporter sa contribution, elle deviendra un dispositif de coordination pour les actions visant au retour à la santé du malade.

3.    Le temps conjugal

Dès le premier entretien, le thérapeute fait un résumé de la question insoluble et du conflit principal dans une perspective interpersonnelle et intergénérationnelle. C’est à dire qu’il va reprendre les éléments donnés par chacun de la définition du problème pour reformuler une définition cohérente et commune, où chacun s’y retrouve, qui ouvre du champ personnel au champ collectif, amorce d’un futur élément organisateur et fédérateur autre que le symptôme actuel. Cette reformulation doit être proche de la version familiale pour  être acceptable, et suffisamment surprenante pour permettre une nouvelle lecture.

Monsieur et Madame viennent consulter en couple pour « des problèmes de communication et de non-dits ». Madame a des problèmes d’alcoolisation depuis 10 ans observés par Monsieur depuis quelques 3 années. Madame se sent effacée, à l’ombre. Elle sait se confier à ses cinq garçons adolescents, en voie de quitter le foyer, mais ne sait pas s’affirmer ni exprimer ses sentiments avec son mari. Monsieur et Madame ont des goûts communs, sorties avec des amis, lectures, voyages, cependant ils estiment avoir développé l’art d’éviter les conflits. Madame définit ses problèmes par rapport à la définition donnée par les médecins et thérapeutes précédents, et non par rapport à elle-même et ses relations avec son entourage. Elle a eu plusieurs hospitalisations suite à des tentatives de suicide, à des alcoolisations massives, et elle a fait plusieurs cures, et elle s’inquiète de ne pouvoir maintenir l’abstinence alcoolique.

J’apprends que Madame est la cinquième enfant après quatre garçons. Son père est mort quelque temps avant sa naissance, et sa mère a du seule faire face à l’éducation de ses enfants avec de graves difficultés financières. Madame a vécu avec sa mère et ses frères jusqu’à l’age de 5 ans, puis a été confiée à une tante et un oncle, aimants, mais rigides et exigeants. Madame porte encore le poids de la charge qu’elle a imposée à ce couple. Elle entendait « tu as de la chance que l’on s’occupe de toi. » Elle pense qu’elle ne vaut rien, qu’elle ennuie tout le monde, et qu’elle ne mérite pas les cadeaux que son mari lui fait. Elle dit qu’il en fait trop ». A ma question « combien de temps vous aurez à payer votre dette ? » elle me répond « toute ma vie ».

La motivation de Monsieur est différente. Il apprécie la paix retrouvée lors des périodes d’abstinence, mais il ne sait pas quoi faire quand il retrouve sa femme ivre morte. J’apprends que Monsieur fait partie d’une famille où les hommes ont la mission de prendre soin de leurs femmes, de les protéger et de les assister, et de savoir prendre des initiatives. Alors, il propose, car elle ne propose pas. Mais quand elle dit non, il ne supporte pas ses refus. Il rêve qu’elle propose et qu’elle s’affirme, mais quand elle le fait, ce n’est que pour dire non, et il n’apprécie pas.

Je tente une définition de leur relation, des malentendus et des conflits qui en résultent. Quand Monsieur fait des cadeaux à sa femme, cela renforce le sentiment de dette de Madame. Madame est venue au monde dans un contexte difficile pour sa mère, et elle se sent en trop. Elle ne fait pas confiance en son mari, et à son insu, reporte sur son mari à la fois « l’abandon » de son père et l’attention « obligée » des adultes qui l’ont prise en charge. N’ayant pas reconnu l’amour de ses parents, elle ne reconnaît pas l’amour de son mari. Elle interprète son désir d’aide et de protection comme la volonté de démontrer sa supériorité. Mais elle recherche activement l’amour et l’estime de ses cinq fils en se confiant à eux pour la dédommager d’un passé, encore présent, chargé d’attentes et de frustrations.

Nous cherchons une motivation commune pour engager une thérapie de couple. Nous nous proposons cet objectif : quand et comment s’entraider, quand et comment s’affirmer, quand et comment s’épanouir individuellement ?

Avant de clore cette première séance, je leur propose d’anticiper et de programmer une situation à vivre ensemble, et d’établir un contrat à tenir jusqu’au prochain rendez-vous. Ils me présentent un conflit : Monsieur avait invité sa femme à aller déjeuner au restaurant, à la sortie de la consultation, mais Madame ne veut pas. Je demande à Madame ce qu’elle peut proposer en échange ? Elle décide de porter le bracelet que son mari lui a offert récemment, et qu’elle avait refusé. Cela leur convient. Je les invite à remplir ce contrat, et je propose à Monsieur d’en être le gardien secret et de l’honorer strictement. Et je leur demande de reprendre leurs activités habituelles, et de ne pas en parler avant la prochaine séance.

J’ai reçu ce couple pendant deux ans. A force d’établir des contrats concertés relatifs aux périodes d’alcoolisation, relatifs aux périodes d’abstinence, relatifs à leur relation conjugale, et quelquefois à leur fonction parentale, les crise d’alcoolisation se sont espacées, puis ont disparu. Par exemple, dès les premiers signes d’alcoolisation, Monsieur emmenait d’autorité sa femme aux urgences de hôpital, ce qui ne manquait pas de surprendre le service, puis il arrivait à observer quand sa femme était en difficulté, et avant de la laisser se mettre en danger avec une alcoolisation massive, il organisait de façon tacite des activités communes.  

Au bout de quelques mois, Madame supporte que son mari observe ses alcoolisations, et apprécie sa protection. Monsieur admet que sa femme peut déprimer. Ils parviennent à préserver leur couple et leurs enfants. La vie suit son cours. Deux enfants se marient, Monsieur, puis Madame prennent leur retraite. Ils organisent sans heurts des activités séparées ou communes. Puis au bout de deux ans, à l’annonce de l’arrêt de la thérapie, Monsieur retrouve Madame alcoolisée un soir au retour d’une réunion. Il réagit de manière ferme et bienveillante, sans banaliser ni dramatiser. Je connote positivement cet épisode. Elle a sans doute inconsciemment donné l’occasion au couple d’évaluer la validité des changements opérés, vérifié la sollicitude de son mari, testé mon possible « abandon ». Je déclare que la thérapie est terminée, mais que nous pouvons continuer à nous rencontrer pour se donner des nouvelles.

L’intervention consiste d’abord à reconnaître l’identité conjugale et familiale, ses valeurs, ses modèles, puis à la renforcer sur le plan narcissique. Ensuite, elle consiste à différencier les problèmes d’alcoolisation des problèmes relationnels, à organiser la vie autrement qu’en fonction de la seule alcoolisation et de ses conséquences. En pratique, le thérapeute propose des contrats pour rendre les situations prévisibles, afin de diminuer les risques de passages à l’acte. Ainsi, les périodes d’alcoolisations s’espacent. Les périodes de sobriété seront des moments propices à l’expression des conflits. Dans ce cadre sécurisant, les conjoints peuvent alors réagir spontanément, chacun va pouvoir exprimer ses sentiments, donner son avis, différent de l’autre.

C’est le moment de proposer d’autres lectures du monde, d’autres valeurs, de développer une autre mythique relationnelle. Par exemple, déplacer le sentiment de sacrifice vers le devoir d’entraide, déplacer le sentiment d’impuissance, de honte et de culpabilité vers la responsabilité de ses actes, la soi-disante objectivité de la situation par la subjectivité de la relation, la rigidité des comportements par l’ambivalence des désirs et des sentiments, etc.… Les membres du couple découvrent alors qu’ils ont des capacités pour se soutenir mutuellement et des ressources pour instituer de nouvelles règles relationnelles.

Le symptôme est une force organisatrice, une communication, une transaction qui montre ce qui ne peut pas être dit. Le thérapeute travaille sur deux niveaux logiques différents, une logique subjective et une logique mythique. Il va introduire une logique subjective personnelle, affective, émotionnelle qui n’entraîne pas de jugements de valeur sur les sentiments, et tenter de déplacer la transaction comportementale alcoolique vers une transaction mythique relationnelle. Le couple pourra alors négocier directement sa relation sans avoir besoin du comportement symptomatique.

4.    Le temps individuel

Quand nous nous trouvons devant une  démarche individuelle, il est bon de repérer, lors du premier entretien, si l’entourage est suffisamment bienveillant, contenant ou suffisamment neutre, avant d’engager une thérapie. L’alcoolisation excessive témoigne d’une fragilité psychologique, d’un mal- être, le plus souvent à l’insu de l’entourage mais aussi de la personne elle-même. Un premier objectif est de faire saisir au patient que son rapport au produit est pathologique, qu’il recouvre une souffrance psychique dont il n’a pas conscience, et qu’il résume sous la formule « ça me dépasse, c’est plus fort que moi ».

La première rencontre s’établit sur un certain malentendu. Le thérapeute dit : « J’entends bien que vos alcoolisations posent un problème, cependant je vous propose de repérer les difficultés internes et relationnelles qui vous ont entraîné à vous alcooliser, et de réfléchir à la fonction de ce produit « est-ce que vous prenez de l’alcool comme un médicament pour soulager les tensions ? est-ce que vous pensez que vous êtes dépendant dans votre corps ? et que vous en êtes au stade où vous prenez de l’alcool comme une drogue ? » Les traumatismes précoces n’ont pu être engrangés dans la chaîne symbolique et n’ont pas pu être stockés dans le préconscient, et de ce fait, ne sont pas accessibles au souvenir. L’alcoolique utilise l’acte comme langage  car il ne peut pas contenir et élaborer ce qu’il éprouve. C’est au travers de sa parole, et non grâce à elle, et à son sens latent qu’il nous révèle les bribes de son expérience dramatique.

Il va falloir redonner une parole au sujet qui légitime ses alcoolisations dans la confusion de ses pulsions, sensations et sentiments, et dont le désir a été freiné, nié ou dévalorisé au cours des premières périodes de l’enfance et de l’adolescence.

Cet homme a 35 ans. Il se présente en tenue de travail éculée, pleine de taches, les mains sales, le cheveu en broussaille, à peine rasé. Il vient d’aller voir sa mère hospitalisée pour un sevrage. Il a rencontré un infirmier, à qui il a confié son inquiétude pour sa mère, et qui lui a conseillé d’aller voir un psychologue. Il ne pense pas qu’il est lui-même alcoolique, mais il dit qu’il s’alcoolise en fin de journée, après le travail, au bistrot de son quartier, et au cours de fêtes organisées par ses copains. On l’invite beaucoup, car il est un véritable boute-en-train. Et il lui arrive souvent de se retrouver dans son lit le matin, ramené par ses copains, sans savoir comment s’est terminée la soirée. Tout de même, l’hospitalisation de sa mère lui fait se poser beaucoup de questions, il voudrait l’aider, et c’est pour cela qu’il vient me  consulter. Pour le moment, il ne veut pas s’arrêter de boire, car pour lui « s’alcooliser, c’est montrer qu’on existe, c’est se valoriser aux yeux des autres. C’est une identité relationnelle, et changer, c’est changer d’identité et son mode de relation ». Nous envisageons quelques trois ou quatre séances. Il viendra pendant presque deux ans.

Au décours de ce suivi, il s’interroge pourquoi il rate toutes ses liaisons amoureuses qui ne durent que quelques semaines. Il arrive à raconter aussi quelques épisodes de sa vie au sein de sa famille. Sa mère est brave, mais se cantonne aux taches essentielles de la maison. Son père a aussi tendance à s’alcooliser. Il ne s’est pas beaucoup intéressé à lui, sauf une fois. Jusqu’à l’age de 14 ans, il a dormi avec sa mère, mais un jour, brutalement, son père a déclaré que c’était terminé, et que dorénavant, il dormirait seul dans sa chambre. Il avait plutôt de bonnes relations avec sa sœur aînée, mais elle est partie à cette période-là du foyer familial, s’est mariée, et actuellement ne souhaite pas le voir. Il réalise que tout cela est très douloureux pour lui.
Un jour, je le reçois avec 10 minutes de retard, et cela l’a rendu furieux, d’autant plus qu’il avait du quitter son travail plus tôt que d’habitude, et il m’agresse verbalement. Je l’invite à travailler une partie de la séance autour de l’analyse de notre relation. Il découvre alors la violence qu’il se fait à lui-même. Peu à peu, il viendra à ses consultations avec un certain plaisir, habillé avec des vêtements propres, et il s’y préparera en prenant des notes sur un carnet. Il décide alors quelques tentatives d’abstinence. Il remarque que son entourage s’intéresse davantage à lui, qu’il ne laisse pas indifférentes certaines copines, et qu’il noue des amitiés plus sérieuses, et s’en étonne.

Ce qui est en jeu, c’est la poursuite du travail de deuil, de séparation avec les premiers objets d’amour, et l’émergence d’une identité qui ne soit pas l’ombre d’un désir parental. Cet homme pourrait multiplier les échecs sentimentaux, par fidélité envers sa mère qui l’a « trop aimé », et aller de sevrage en sevrage chercher des limites que son père n’a pas su lui donner, pour se prouver que personne d’autre ne pourra le faire.

Ma position thérapeutique envers cet homme a été de me présenter dans mes limites et de faire avec elles, de mettre à sa disposition mes outils sans l’obliger à s’en servir. De lui donner la certitude que je ne l’abandonnerai pas et que je crois en lui. Je me propose d’installer le travail dans le temps, -le pousser à l’action aurait été un piège-, de comprendre ce qu’il me donne à voir, d’attendre la prise de conscience de la souffrance et de la respecter. Et de l’inviter à inventer un autre mode relationnel avec les choses et avec les autres, en instaurant moi-même un mode de relation autre qu’une relation de dépendance et de soumission, -ni permettre, ni interdire sa consommation-, pour réfléchir à ce qui l’a entraîné à l’alcoolisation excessive.  

Ce contexte relationnel éveille en lui des sentiments de frustrations, d’insécurité et de solitude. Il oscille entre des attitudes passives et des attitudes agressives, à moi de les transformer en mouvements thérapeutiques. Je légitime ses sentiments négatifs, envers les autres de son quotidien, et envers les autres de son histoire, qu’il projette sur moi. Ce qui provoque de sa part une attaque verbale un passage à l’acte pour générer un conflit, comme pour exister et s’affirmer. C’est le moment de l’aider à dissocier la parole de l’acte, à faire la différence entre le dire et le faire, la personne et son comportement, à faire la discrimination entre l’imaginaire et la réalité, et à intégrer l’importance des limites. C’est le moment aussi de distinguer la souffrance physique de la souffrance psychique, de valoriser les sensations du corps, de valider le sentiment et la pensée , c’est à dire lui donner la maîtrise du corps et de la pensée, non dans l’acte, mais dans la parole. Puis de l’inciter à assumer les conséquences de ses actes, ne pas nuire aux autres ni à lui-même, et à faire face à cette nouvelle responsabilité.

5.    Le temps psychologique : l’écoute et la réponse du psychologue

L’écoute de la souffrance psychique relève du domaine de la psychologie. Le temps psychologique ne peut se limiter à réduire le patient à son symptôme. Il est important de renvoyer des interrogations plutôt qu’un seul diagnostic, de s’intéresser au latent du symptôme plutôt qu’au manifeste, au sujet plutôt qu’à son corps, à la représentation du traumatisme plutôt qu’à l’événement traumatiques lui-même, et aux conflits intérieurs et inter-relationnels qui en résultent.

Pendant le temps de la thérapie, ma tâche est de valoriser la démarche de mes patients, de définir avec eux les limites de mon champ d’intervention, et de leur proposer un cadre thérapeutique qui intègre les différentes expertises médicales, sociales et juridiques, car ces différentes approches ont leur valeur à une étape ou à une autre du processus thérapeutique. En amont de la démarche, quand la demande vient d’un médecin, infirmier, assistant social, juge, ou autre intervenant, il est bon de savoir tenir compte des liens que le patient entretient avec ce professionnel. En aval de la démarche, il est bon de savoir l’inciter à aller voir aussi du coté où je ne suis pas compétente dans mon propre champ professionnel, et de savoir lui dire « ce que vous me dites là, c’est du ressort du juge, du médecin, de l’assistante sociale, je ne peux pas le traiter ici. Voilà ce que je peux travailler avec vous. »

En thérapie familiale, mon intervention a pour objectif de traiter et de résoudre la crise latente, pour contribuer à éviter l’enfermement dans des conduites répétitives et stériles qui risquent d’entraîner des ruptures familiales et sociales (divorce, perte professionnelle, perte de logement), et d’engendrer des situations de précarité. En thérapie individuelle, mon intervention a pour objectif d’aider le patient à se structurer, à s’intérioriser par rapport aux limites, aux interdits et à la loi, à dénouer les problèmes auxquels il n’a pu faire face, à se construire face à ses échecs, et à se découvrir de nouvelles ouvertures relationnelles.

En thérapie familiale comme en thérapie individuelle, il est nécessaire de faire un travail de réparation et d’auto-réparation, de réconciliation avec les autres et avec soi-même, pour métaboliser les vécus traumatiques, et de refaire l’expérience de la relation et d’une dépendance plus harmonieuses avec le thérapeute et « les autres du thérapeute », entourage familial, social et professionnel, pour retraverser la dépendance en sécurité.

Je remercie mes parents, mes maîtres et mes patients qui m’ont donné leur confiance, transmis leurs expériences de vie, entraînée à m’auto-réparer, et invitée à entendre la différence avec « ma troisième oreille ». Et je vous remercie aussi de m’avoir écoutée.



Mise à jour le Mardi, 27 Novembre 2012 15:22