Groupe Interalcool Rhône Alpes

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Chevry - concepts ...

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Dans une approche psychiatrique,

QUELS CONCEPTS SOUS-TENDENT MA

PRATIQUE EN ALCOOLOGIE ?

 

Intervention de Pascale Chevry

Psychiatre

Vice-Présidente du Groupe Interalcool Rhône Alpes

Septembre 2001

 

 

Introduction

J'ai accepté de traiter ce thème imposé et j'en remercie les autres membres du bureau du Groupe Interalcool. J'ai exercé en santé mentale dans le domaine de la toxicomanie pendant 4 ans, puis également de l'alcoologie pendant 10 ans, avant de m'ouvrir au champ de la psychiatrie générale depuis 15 mois. Dans les secteurs de psychiatrie que j'ai connus antérieurement et actuellement, dans le secteur pénitentiaire et dans le secteur 38 G 12, je me suis toujours intéressée aux conceptions et à l'historique de l'abord de l'alcoolodépendance face aux patients que nous rencontrons en psychiatrie générale, en confrontant les approches avec mes collègues.

Historique

Historiquement, dans les services de Psychiatrie adultes, et aussi en milieu pénitentiaire, les premières réflexions et pratiques sur l'alcoolisme datent fréquemment des années 60-70 où les cures de dégoût à l'Espéral® ont été pratiquées. Ensuite, souvent, les services se sont désintéressés de l'alcoolodépendance au profit de la politique de secteur, qui a prédominé dans l'évolution et les investissements de la Psychiatrie Générale. Depuis environ 8-15 années, nous observons des actions spécialisées qui restent des exceptions comme les Centres d'alcoologie de Groddeck à Grenoble ou Eole à Dijon. Mais il existe d'autres actions ponctuelles, plus disséminées géographiquement ou temporellement comme la mise en place de groupes thérapeutiques autour de la thématique alcool pour des patients de Centres Médico-Psychologiques, de Centres de Jour, d'Unités séquentielles, de services intra-hospitaliers ou du milieu carcéral, en lien ou non avec le secteur spécialisé en alcoologie.

 

Par exemple, actuellement, au Centre Psychothérapique du VION (38), l'Unité Séquentielle "L'ORANGERIE" qui reçoit en journées ou semaines des patients hospitalisés avec hébergement, reçoit 32 % de patients dont le motif de prise en charge est l'alcoolodépendance. Ce service n'est aucunement reconnu comme spécialisé en alcoologie.

Plus récemment, des équipes d'alcoologie puis addictologie de liaison sont crées dans la suite chronologique et réglementaire des équipes de psychiatrie de liaison définies quelques années plus tôt.

 

L'alcoolodépendance

Cette approche de liaison, en psychiatrie ou addictologie, formalise, entre autres, un espace de rencontres entre psychiatres et somaticiens (gastro-entérologues) du milieu hospitalier. Ces rencontres existaient déjà mais n'étaient pas toujours suivies d'effet favorable pour les patients avec cette double problématique, psychopathologique et alcoologique.

Il faut dire que l'alcoolodépendance pose de nombreux problèmes, d'abord la confrontation à des situations de répétition avec un vécu d'échec extrêmement fréquent. Ce vécu d'échec se retrouve chez le sujet, son entourage et les soignants. La personne alcoolodépendante attend souvent une réponse un peu « miracle » des différentes équipes, somaticiens ou psychiatres, alors qu'il s'agit de mettre en place des actions structurées, durables dans le temps et cohérentes.

Selon le Dr Boyer, psychiatre et à l'origine du Centre Groddeck du CHS de St-Egrève, avec lequel je parlais de ce thème : « les psychiatres se sentent impuissants face aux alcooliques car ne connaissent pas les caractéristiques de l'alcoolodépendance ».

Je me propose de le citer (1) : « Les CHS, armés de part leur mission pour traiter les malades mentaux, n'offrent qu'un éventail thérapeutique peu adapté à la spécificité de la pathologie de l'alcoolique. Celui-ci n'y trouve pas sa place, et, dans la mesure où il n'est pas reconnu malade, il est bien souvent considéré comme un parasite pervers, perturbateur, par le personnel tant médical qu'infirmier. ( ... ) Nous serions tentés de constater que ces patients ne sont pas bien différents de nous, si ce n'est qu'ils boivent un peu plus. De part leur statut, ils interdisent au personnel le recours à la protection derrière la différence. Les membres des équipes psychiatriques quotidiennement interpellés et touchés à un niveau personnel, ont tendance à se déprimer : la lutte contre la dépression est recherchée à travers l'efficacité sur les patients. Dans ces conditions, l'alcoolique résiste en laissant toute la responsabilité de son traitement au personnel, qui se trouve ainsi porter seul son échec.

Enlevez-moi l'alcool.

Si çà marche, tant mieux pour moi, si cela rate, tant pis pour vous. »

(1) Réflexion sur une unité expérimentale. J.P. Boyer, J.CL. Exbrayat, B. Veujoz. Améthyste (...)

 

 

Pour nombre de mes collègues psychiatres, lorsque le problème d'alcoolodépendance est posé en avant, il existe un sentiment d'inadéquation aux soins psychiatriques que nous proposons. Le sujet est soit reconnu comme ayant une psychopathologie, avec un diagnostic bien connu, une schizophrénie, une psychopathologie nette, une phobie, un trouble de personnalité..., soit comme ayant des troubles psychopathologiques peu importants avec une alcoolodépendance prépondérante. En réalité, l'expérience veut que, lors d'un sevrage, apparaisse ou réapparaisse fréquemment une psychopathologie ancienne qui était masquée par l'alcool. « Un train en cache un autre ! » Ce jeu entre les symptômes psychopathologiques et alcoologiques existe dans les deux sens, et varie avec le temps. Il est aussi la marque du fonctionnement psychodynamique où le sujet vise à s'économiser psychiquement. L'alcoolodépendance représente un aménagement sur un mode évitant une régression à un stade antérieur sur le plan psychodynamique.

Quelquefois, le symptôme se fixe dans le domaine alcoologique. Un collègue psychiatre répondant à ma question de la psychopathologie d'un patient alcoolodépendant depuis très longtemps avec alcoolopathies (maladie physique), me disait : « Eh bien, il est alcoolique, point » et on ne peut plus rien en dire d'autre. Le sujet est réduit à son acte de boire ou même réduit à l'objet contenant l'alcool.

Un patient très gravement alcoolodépendant, me disant être né avec l'alcool (père et mère alcoolodépendants) régressant sur un mode délirant à chaque sevrage, me disait : « Je suis une antre. »

Le symptôme

A mon avis, la discussion entre alcoologues et psychiatres, sur la notion de symptômes ou psychopathologies détourne généralement le thérapeute de la confrontation directe avec le patient. Lorsque J.Paul Descombey, psychiatre des hôpitaux, aborde ce qu'il appelle « les contre-attitudes médicales négatives » (Précis d'alcoologie clinique, Ed. Dunod, 1994, pages 94 et 102) ; il se montre particulièrement sévère pour nos pairs : « En psychiatrie,(... ) délaissés, ils sont souvent qualifiés de « pas malades » (et rejetés comme tels), et inacceptés dans leur différence d'être, de penser, leur inaccessibilité (Chapireau, 1979), voire leur duplicité.... » Et un peu plus loin : « les psychiatres, sous couvert de secteurs, de (...), ont une manière, souvent bien ségrégative, de traiter les malades ; c'est souvent, sous couvert de les traiter comme les autres malades, de ne pas les traiter du tout ».

Essayons de comprendre le contexte de cette position en reprenant le symptôme : Autant un symptôme alcool sera reconnu comme un symptôme parmi d'autres, autant il pourra être délaissé dès lors de l'abstinence, et en particulier en milieu hospitalier psychiatrique.

Quelle place alors y-a-t-il pour un patient alcoolique abstinent à l'hôpital psychiatrique, si le patient n'amène pas dans la scène un nouveau symptôme psychopathologique ? A l'hôpital psychiatrique, le patient sera volontiers abstinent. Et il consommera souvent dès qu'il revit à l'extérieur, cette consommation garantissant la possibilité de retour à l'hôpital, où il avait été bien accueilli. Par la réapparition d'un symptôme, le sujet teste la qualité du lien avec les soignants.

 

Les sujets ayant à la fois une alcoolo-dépendance et des symptômes psychopathologiques bénéficient le plus souvent d'une hospitalisation en hôpital général, plutôt qu'une hospitalisation psychiatrique. Le psychiatre de liaison d'un Hôpital Général, quand il existe, assure la liaison et le relais entre l'hospitalier et l'ambulatoire, et entre les deux types d'hospitalisation. L'action est ambitieuse : il s'agit de provoquer un passage d'une période de crise, à l'occasion d'une hospitalisation, à une prise en charge au long cours qui permet des remaniements durables de la santé et de la manière de vivre du sujet. En psychiatrie de secteur, rares sont les patients acceptant de venir vraiment alcoolisés : ils cherchent d'abord à faire plaisir, par exemple en affichant un bien-être superficiel, ou , très souvent en répondant aux symptômes attendus par le thérapeute ou le centre de soins : la dépression, les idées suicidaires, le délire, les crises d'angoisse...

 

Ma pratique

Dans ce contexte d'exercice de psychiatrie publique, qui m'intègre dans l'approche psychiatrique de mon service de rattachement, je chemine selon plusieurs directions définissant ma pratique de psychiatre de secteur et de psychiatre de liaison. Ces directions font référence à mes conceptions de travail, forgées selon mes expériences cliniques et de formation, initiales et actuelles. Quelles sont-elles ?

Le symptôme

Revenons tout d'abord au symptôme : je travaille avec le symptôme apporté sans chercher à le faire disparaître. En alcoologie, j'emploie fréquemment l'image du train en cachant un autre, ou bien la formule : «l'arbre qui cache la forêt ». Quand l'alcool disparaît comme symptôme, à quel autre symptôme va-t-il laisser la place, puisque du jour au lendemain, le mal-être du sujet est toujours présent ? En conséquence, je ne cherche pas à induire l'abstinence, mais si telle est la demande du patient, je le soutiens dans sa démarche. En corollaire, j'accepte bien sûr de recevoir les personnes alcoolisées, tout en leur exprimant les limites d'un travail thérapeutique dans cet état de conscience. Bien sûr, en cas de dépendance physique à l'alcool ou d'alcoolopathies (complications physiques de l'alcoolodépendance), je constaterai la nécessité de l'abstinence. De toute manière, dans l'optique psychothérapique, les troubles de comportement et les symptômes vont de toute façon s'amender, sans que nous y attachions une importance démesurée.

 

Je me souviens très bien de Jacky T., dont la motivation était importante pour l'abstinence. Dans le service de gastro-entérologie, il apparaissait comme très angoissé, complètement absorbé par cette angoisse, les yeux ailleurs, il faisait peur : il évoquait la souffrance, psychique, la folie et la violence. Il n'était pas bien loin du délire. Il évoque des cauchemars de sang et de meurtre ou de violence, liés à des traumatismes anciens. En contribuant à la disparition du symptôme alcool, par l'abstinence demandée ici par le patient, nous voyons réapparaître chez Jacky des symptômes psychotiques.

 

Je me rappelle aussi la situation de Mr Léon A., hospitalisé à sa demande dans un contexte de ré alcoolisation suite à une séparation conjugale avec perte de logement. Lors d'un premier contact, Mr Léon A. se présentait comme jovial, peu communiquant, soulagé d'être entre de bonnes mains. Il était prévu pour lui une prise en charge en centre de cure alcool. Il n'y avait alors que peu de place à la verbalisation de son histoire et même une réticence à l'approche psychothérapique. Trois semaines suivantes, je suis rappelée par le service, l'interne inquiète précisait alors : « Mr doit attendre un mois et demi avant de partir en cure, mais on ne peut le lâcher à l'extérieur car il est suicidaire, il se lève la nuit et erre dans les étages supérieurs, que faire ? »

La disparition du symptôme alcoolisation excessive avait fait place à l'apparition d'idées suicidaires majeures, lié à un syndrome anxio-dépressif ancien, laissé en veilleuse lors de la période d'alcoolisation et d'hyperactivité professionnelle.

 

 

Mon leit-motiv sous-tendant ma pratique est de personnaliser l'approche du sujet en allant au plus près de sa problématique actuelle : Il s'agit de différencier chaque patient dans son histoire et ses potentiels, préalable nécessaire à l'adaptation des prises en charge. Dans ma pratique, je suis marquée par la référence analytique qui s'attache précisément au sens des actes du sujet. Probablement, je suis également marquée par ma pratique initiale auprès de toxicomanes « Reconnaissez-moi différent de l'Autre, Je suis unique, (...) Laissez-vous fasciner » -un peu, pas trop-. Le sujet est en quête d'identité, seule cette reconnaissance permet de créer le lien. Cela permet de le laisser s'imprimer en ma mémoire, ce qui facilite aussi le développement du transfert. Ce temps de recherche de compréhension et d'analyse avec le patient permet dans un second temps de décider avec lui et éventuellement sa famille ce qui convient de faire ou réfléchir. Pour l'alcoolodépendant, il s'agit généralement plus de renforcer le rejet que la fascination : «Vous avez des gens plus graves à vous occuper... »

J'ai connu Mr Bernard C. à l'Hôpital Général, survenant au décours des conséquences d'alcoolisation aiguë. Mr C. connaissait toutes les structures d'aide aux alcoolodépendants car il y a été actif pendant au moins 15 ans. Il ne pouvait alors plus se situer comme malade, ayant tellement donné aux autres, connaissant tout le paysage alcoologique local. Ce militantisme a renforcé son célibat, se sentant de plus en plus seul en vieillissant, malheureux dans un appartement jamais investi. Il communique volontiers, au milieu de plaintes somatiques avec des douleurs rhumatologiques. Il accepte de venir au CMPA pour une approche psychothérapeutique. Mais il cesse dès lors qu'il reboit. Trop de honte. Il est hospitalisé à de nombreuses reprises dans un contexte aigu : chutes, hémorragie méningée, ivresse grave et comas... Jusqu'à ce qu'il accepte, après plusieurs mois, une hospitalisation en Centre Psychiatrique, sur ma proposition, largement soutenue par le médecin traitant et un assistant de l'hôpital.

Lors de cette hospitalisation, il dira «  je sortais de l'hôpital et je rentrais chez moi : c'était tellement dur que chaque soir je m'alcoolisais ». Vivre seul lui est devenu impossible et nous l'avons orienté d'abord sur un centre de post-cure de son choix, puis sur un CHRS spécialisé en alcoologie avant de l'encourager à vivre dans une Résidence-foyer locale dont il songe déjà, se disant très attaché à sa ville.

Seule cette approche au plus près de sa problématique permet d'aider à définir les propositions thérapeutiques et à évoluer au rythme du patient, même si l'institution soignante doit se plier à ce temps du Sujet qui n'est pas le sien. Ce n'est pas toujours aisé.

 

 

 

 

Négocier

Le point suivant de ma pratique est de négocier un espace de soins possible, en utilisant une la palette de soins suffisamment riche dans le lieu donné, et en donnant une place de sujet au patient dans le choix des soins. C'est tout d'abord retenir la volonté de soins ou non-soin.

Même si cela est dit un peu caricaturalement, dans une position psychothérapique non interventionniste, prendre acte suffit. J'y reviens ensuite.

Dans une position plus interventionniste, notamment en fonction d'une histoire qui s'aggrave, il est possible de faire une lettre à un médecin traitant ou bien un travailleur social, ou bien obtenir l'accord pour un contact direct avec un groupe d'entr'aide ou une association, selon les cas.

Si la proposition de soins est retenue, il s'agit ensuite de discuter avec le patient, du type de soins, hospitalier ambulatoire ou partiel (séquentiel, centre de jour...), public ou privé, médicamenteux ou non, et des étapes futures.

 

Pour un alcoolodépendant ou un toxicodépendant, il sera nécessaire de veiller à la complémentarité des soins physique, psychique, et social, et de retenir un aspect quelquefois prioritaire. Il importe aussi d'évaluer avec le patient les solutions intermédiaires inconfortables ou insuffisantes qui pourront être retenues, car nous n'avons pas souvent la possibilité de mettre en oeuvre les soins répondant à l'unisson au patient, au thérapeute, et au contexte social.

C'est par exemple le choix difficile, d'un passage plutôt dans une clinique psychiatrique ou un centre de cure alcool : le critère le plus logique est de retenir l'élément prépondérant pour ce choix : symptômes psychopathologiques ou alcoologiques. Mais l'histoire du patient et le contexte social sont des éléments plus déterminants dans le choix du patient.

Reprenons la situation de Jacky .T, 30 ans, venant pour reprise très importante et compulsive d'alcool depuis un mois, suite à une séparation de couple. Il arrive en service de gastro-entérologie : il réclame un sevrage, se montre très angoissé, dort extrêmement peu, ce qui inquiète les soignants du service et fait appeler le psychiatre. Dès le premier entretien, je constate les symptômes de gravité psychopathologiques : angoisses majeures, de mort, adynamie, incapacité à analyser la situation, réactivation de traumatismes graves, cauchemars de sang et de meurtre, peur majeure de l'enfermement et de l'éloignement, refus de reprise de suivi avec l'équipe de psychiatrie de secteur avec laquelle il a rompu depuis 2 ans. Devant son refus d'hospitalisation en clinique ou hôpital psychiatrique, je négocie avec lui un sevrage court à Groddeck, afin qu'il connaisse la structure, intermédiaire symbolique entre l'alcoologie et la psychiatrie générale. Je contacte son ancien médecin psychiatre de CMP, pour recueillir son assentiment : elle n'a rien contre cette orientation qui lui paraît difficile néanmoins. Il accepte et part, toujours aussi angoissé. Après 10 jours, j'apprends par hasard que Jacky a pu, grâce à son hospitalisation, mettre « à la porte » Mr J., un autre patient, qui squattait chez lui et consommait divers produits, ce qui montre combien des facteurs socio-familiaux peuvent intervenir dans les choix de soins des patients. Quelques mois ensuite, j'apprends que Jacky a faire un séjour très court, 24 ou 48 heures à groddeck avant de revenir à son domicile. Déception de ma part : ai-je fait la bonne orientation ? Après 10 mois, j'apprends que Jacky évolue plutôt bien, en ayant repris des soins aux CMP et retournant réaliser plusieurs séjours de 10 jours à Groddeck, selon son rythme.

Revenons au cas délicat du refus des moyens de soins proposés : prendre acte sans cautionner le refus de soins du patient permet une prise de conscience et ne nuit pas aux démarches ultérieures. Il s'agit de prendre acte des situations d'impasse, des difficultés à accepter la relation d'aide ou le travail analytique sur l'alcoolodépendance, prendre acte d'un contexte trop défavorable à la poursuite de soins. Cela nous confronte certes à notre impuissance, toujours dépressiogène, quelques fois culpabilisante, tout en restant présent et capable de penser.

« Madame, aujourd'hui, j'entends bien que vous me dîtes que ...  Aujourd'hui, il ne vous est pas possible de ... », induisant par la même que « demain, il sera envisageable de ... »

C'est souvent la seule manière de rester en lien symbolique avec le patient et de laisser un espace de soins potentiel pour le futur.

J'adopte rarement une position autoritaire, sans consentement : l'hospitalisation à la demande d'un tiers, la mise en protection de justice ou curatelle / tutelle, le signalement à l'autorité sanitaire ou à la justice. Dans la plupart des cas que j'ai en mémoire, la problématique alcool n'était pas au premier plan.

 

Toujours dans la recherche de négociation avec le patient d'un espace de soins possible, il est important pour moi de veiller à terminer l'entretien qui pourra toujours être le dernier, la personne étant libre de me revoir ou non. En psychiatrie de liaison en hôpital général, ce point mérite une attention particulière, car nous ne savons jamais si la personne sera encore là le lendemain : mutation, sortie sur décharge, aggravation brutale de l'état de conscience...Comme en milieu carcéral, la première rencontre n'a pas été librement choisie, elle doit donc être circonscrite pour pouvoir faire trace positivement dans la mémoire du sujet.

 

Il est important de prendre le temps du choix des décisions conjointes avec le patient afin de garantir la poursuite des soins. Dans la pratique d'orientation, et en particulier lorsqu'il s'agit de centres avec hébergement, il s'agit d'obtenir le consentement et mieux la motivation du sujet. Fréquemment, je propose à la personne plusieurs éventualités de soins afin qu'elle réfléchisse elle-même, en écartant les solutions inadaptées ou irréalistes. Il peut s'agir d'ordonner des choix avant de contacter les soignants ou structures concernées. Cela nécessite souvent plusieurs entretiens, avec compréhension des initiatives prises par l'entourage ou par les équipes soignantes actuelles ou antérieures.

Je me rappelle très bien Mme H.L. de la région lyonnaise, venue pour un problème infectieux en service de gastro-entérologie, où elle était connue pour alcoolodépendance. Elle était dans une phase de sortie de l'alcoolodépendance, avec gestion appropriée d'une dépressivité ancienne, par son investissement dans un mouvement d'entraide et plus récemment par des investissements liés à son travail. Bien que très fatiguée, cette dame avait été capable de mobiliser son entourage proche et elle aspirait à aller en maison de repos. Elle avait beaucoup de relations et bien les personnes autour d'elle l'incitaient à refaire une cure ou post-cure alcool, ce qui signifiait pour elle, un retour en arrière déniant le chemin parcouru. Mon travail a alors consisté à aider la personne à se situer en tant que Sujet, responsable de ses choix. Suivie à l'extérieur par un psychothérapeute, les entretiens ont été volontairement brefs.

 

Revenons à Mr Léon A., il s'avère difficile de prendre le temps des décisions conjointes de soins pour lui : Parce que les demandes ont été surtout la prise en charge institutionnelle, court-circuitant les moments d'élaboration, annulés par les situations d'urgence : hospitalisations, centre de cure, unité séquentielle, centre de post-cure. Mr Léon A. est venu en consultation au CMP, mais toujours quand il allait bien, cessant le suivi dès qu'il allait plus mal, dans un vécu de honte et de manque d'estime de soi (« je ne veux pas vous embêter »). Il retient généralement ses affects le plus longtemps possible, puis se met en colère et « tout se casse la figure ». Il exprime des réticences à faire appel à ses frères et soeurs et aussi à ses enfants. Pour lui, une ouverture thérapeutique se concrétisera dès lors que sa famille se mobilisera : les troubles de la communication intra-familiale et les violences antérieures sortant du non-dit.

 

 

 

Une vision familiale et contextuelle de la situation du sujet

Cela m'amène à aborder le point suivant : avoir une vision familiale et contextuelle de la situation du sujet : Il s'agit de ne pas réduire le patient à sa dimension individuelle, mais prendre en compte les multiples facteurs intervenant sur la situation actuelle : les facteurs sociaux, familiaux, professionnels, relationnels au sens large. Mon attitude est soit de généraliser, si la dimension familiale est banalisée, soit de réduire à l'individu, si les facteurs extérieurs sont seuls reconnus du sujet. Une fois ce travail de compréhension de la situation individuelle et familiale amorcée, je m'attache à essayer de percevoir les enjeux pour le patient et sa famille, son entourage, afin de tenter de comprendre quel rôle je vais jouer dans son histoire de soins. Cela m'aide grandement à définir si je vais opter pour une décision d'intervention, (traitement, orientation, convocation de la famille, hospitalisation, contact téléphonique, prises de rendez-vous ultérieurs ...) ou plutôt de non-intervention (restituer au sujet et/ ou sa famille et/ou le médecin traitant les décisions, et refuser alors les positions d'autorité ou de conseiller, rôle si facilement dévolu aux médecins ou psychiatres. J'opte fréquemment pour cette attitude dès lors que l'entourage paraît pathogène, déstructurant, destructeur, violent, envahissant, conflictuel. Mon travail thérapeutique consiste alors à provoquer une meilleure prise de conscience et d'aider le patient à traverser sa situation.

 

L'alcoolodépendance étant une perturbation des liens, je tends à ce que le patient reconstruise, retisse, ou valorise les liens les plus favorables pour lui sur le plan psychique et relationnel. Il n'est pas toujours aisé de mobiliser les tiers. Je citerai une situation.

Mr Oscar G. vient régulièrement en hiver au service d'urgences du Centre Hospitalier Général : SDF depuis 8 ans, toujours très alcoolisé, sale, désagréable, dépressif sur un mode revendicatif agressif ou démonstratif de son analité(...). Il est complètement délaissé par ses frères et soeurs. Ses seuls liens sont le service d'urgence social et hospitalier, les copains de galère SDF, sa mère (pour les vêtements) et une curatrice. Trois hospitalisations courtes en psychiatrie et médecine interne lui permette de passer un hiver sans plus de dégradation, mais il refuse les relations sociales et thérapiques. Provoquer un conseil de famille par le juge des tutelles s'avère pour l'instant une entreprise impossible. La seule limite posée à Mr Oscar G. depuis mon intervention auprès de l'équipe est le tiers légal : il est reconduit à l'hôtel de police lorsque son hospitalisation n'est pas justifiée, qui le ramène ensuite au service social d'urgence. De ce fait, son agressivité active envers le service d'urgences est amoindri.

En guise de conclusion, je constate simplement que ce sont mes connaissances autour de la prise en charge des toxicomanes et les alcoolodépendants qui m'aident aujourd'hui grandement à aborder le soins de patients présentant des troubles graves de personnalité : le travail autour du symptôme, la connaissance de la psychodynamie, de la psychanalyse, des systèmes, la reconnaissance de la valeur du travail pluridisciplinaire sont les élements communs à mes approches psychothérapique et alcoologique, pour lesquels je ne peux faire de distinction. Pour mettre en oeuvre cette manière de travailler comme psychiatre ou comme alcoologue ou toxicologue, j'essaie simplement d'être suffisamment disponible, persévérante, créative et dans la relation. Je veille à conserver mes capacités de penser devant le vide psychotique, l'envahissement délirant, ou bien la destructivité du suicidaire ou de l'alcoolodépendant.

Mise à jour le Vendredi, 22 Juin 2012 14:29