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Les fondements de l'échange par le don

Texte du Professeur Paul Fustier, Chercheur – Enseignant en Psychologie

et Présentation de situations - octobre 2009


Retranscription d'une intervention orale et d'un échange débat. Nous remercions particulièrement Mr le Pr Paul Fustier de nous avoir laissé retranscrire ses propos oraux, que reconnaîtront les participants de cette rencontre. Les personnes qui recherchent un résumé écrit proche de son intervention se reporteront directement à la page 20 et 21 de ce document. Nous pouvons préciser que Paul Fustier est auteur d'ouvrages dont "

Le lien d'accompagnement : Entre don et contrat salarial" et "Les corridors du quotidien"(2009), où il développe largement ce thème également.

Il nous a transmis aussi un document en deux pages "le lien d'accompagnement" de la revue Rhizome N° 20, de septembre 2005, qui est téléchargeable directement à l'adresse http://www.orspere.fr/IMG/pdf/Rhizome20.pdf .

 

Je suis un petit peu inquiet, vous traitez les problèmes d'alcoologie, est-ce que ce que je vais dire va pouvoir correspondre ou permettre des liens avec ce que vous connaissez vous, ce que vous savez grâce à vos pratiques, et j'espère que je serai cornaqué par des gens qui vont essayer de me faire dévier s'ils voient que ça ne va pas, parce que c'est trop loin, trop proche, enfin que ça ne va pas.

 

Donc, je voulais vous parler du don, pour moi, c'est plus qu'un thème, c'est une référence théorique extrêmement importante ;  moi, mes références théoriques, c'est la psychanalyse, et depuis une quinzaine d'années, j'articule la psychanalyse avec les théories du don notamment pour ceux qui voudraient le savoir, l'école de Marcel MAUSS qui a créé le concept d'échange par le don. Alors ce n'est pas de la veille, et ce n'est pas très à la mode car c'est de 1926 le premier texte fondateur. (Publicité : si vous voulez vous intéresser plus particulièrement à la question du don dans le lien d'accompagnement, j'ai écrit un bouquin dessus édité chez Dunaud qui s'appelle : "le lien d'accompagnement entre don et contrat salarial".

Autre précaution, je connais un peu mais pas bien le milieu bénévole, j'ai plus l'habitude quantitativement d'avoir travaillé dans le milieu professionnel, c'est une des raisons pour lesquelles ça m'intéresse de voir les différentes postures.

Je vous résume rapidement la théorie du don parce que je suppose que tout le monde ne la connaît pas : la théorie du don, c'est quelque chose qui existe, qui gère les sociétés orales, dites autrefois sociétés primitives, qui a géré beaucoup notre Moyen Age, qui tend bien sûr à disparaître avec la société industrielle, qui se maintient cependant dans des niches dans notre société, et de plus, qui donne lieu à des interprétations subjectives de situations qui ne sont pas des situations de don mais qui sont interprétées comme telles, et à mon avis, c'est là où le don intervient dans l'accompagnement.

Cette théorie de don dit que le don n'est pas gratuit, Mauss dit que c'est un mensonge social de parler de la gratuité du don. Le don n'est pas libre puisqu'il résulte d'une triple obligation : le don, c'est pas une chose qu'on donne, c'est un échange. (Il y a des controverses entre Lévi-Strauss et Mauss à ce sujet), mais l'essentiel du don, au point de vue de ses caractéristiques objectives, c'est considérer que c'est une triple obligation qui se décline en trois obligations donc :

La première obligation,

C'est l'obligation de donner, on est obligés de donner, alors dans nos sociétés, pas beaucoup, mais quand même, pour regarder le langage, quand on dit "noblesse oblige" la vieille formule, on fait appel au don, c'est-à-dire on est obligés de donner par noblesse, l'esprit chevaleresque. Alors ce sont des thèmes qui nous viennent du Moyen Age ou de la mythologie qu'on a sur le Moyen Age et qui indiquent effectivement cette obligation, on se sent obligés.

Nous, il me semble qu'on a cette obligation de don lorsqu'on a un sentiment de honte parce qu'on n'a pas donné. Par exemple, un enfant qui dit "achète moi na-na-na…," "non je te l'achèterai pas", dans certaines circonstances, ça peut donner un vague sentiment de honte de ne pas l'avoir fait, parce qu'on se sent obligés de donner.

Si vous êtes au bistrot à 3 ou 4, vous pouvez avoir honte de ne pas payer la tournée et embêter tout le monde en disant mais c'est à mon tour, c'est à mon tour, parce que ça a quelque chose de désagréable de ne pas payer la tournée.

Quand vous allez chez des copains, plusieurs personnes arrivent, y'en a un qui a une boite de chocolats, l'autre un bouquet de fleurs, on dit, oh ! Qu'elles sont belles tes fleurs, si vous n'avez rien apporté, vous avez une légère impression de honte, et cette impression de honte et c'est là aussi que vous transgressez la règle qu'il était obligé que vous fassiez un cadeau : obligation de faire un cadeau, transgression de la règle ð honte.

Dans les sociétés de droit oral, le don est un outil de pouvoir, le fait de donner, ça a été travaillé notamment par un auteur dont les anarchistes se sont emparé qui est Castrier et qui a une analyse très intéressante sur la chefferie des chefs : ne deviennent chefs que s'ils savent dilapider ce qu'ils ont. Nous, nous sommes dans une société où un bon chef, il a capitalisé, ce qui lui permet effectivement de poser sa candidature et faire sa campagne électorale. Dans ces sociétés là, c'est l'inverse, un chef doit avoir un maximum de choses et les dilapider c'est-à-dire les donner, et le conflit entre les deux chefs, pour savoir qui sera le chef, c'est celui qui va pouvoir dilapider le plus qui va pouvoir donner le plus de choses et à un moment donné, il y en a un qui n'a plus rien à donner, il a perdu.

Vous voyez, là aussi, l'obligation de donner c'est lié au pouvoir. On connaît ça dans notre vie politique, nous savons tous, au moment des élections politiques, à ce moment là  il y a toute une série de dons qui viennent des politiques, personne n'est dupe de ce dont il s'agit, il s'agit effectivement d'une dilapidation pour obtenir en retour le pouvoir.

Deux petites remarques, dans cette première obligation, c'est une obligation, donc il y a un paradoxe qui vient se loger. Le paradoxe, c'est le même que celui qui est bien connu qui est sois spontané, le paradoxe du sois spontané, c'est manier la spontanéité qui est une liberté personnelle, mais la formuler dans une formule sois spontanée qui est ordre qui suppose soumission, ce qui fait que la personne à qui l'on dit sois spontané, soit elle se soumet pour être spontanée et ce n'est plus de la spontanéité puisque c'est de la soumission, soit elle ne se soumet pas, et à ce moment là, elle ne pourra pas être spontanée puisque être spontané c'est se soumettre.

C'est ce genre de paradoxe dont la vie sociale est pleine, et là, le paradoxe de l'obligation de donner, c'est  la lueur de gratuité qui, en raison de la captation par les religions du concept de don, la lueur de gratuité qu'il y a dans le don est une lueur de gratuité qui introduit un paradoxe puisqu'on est obligés de donner.

Paul Fustier demande si c'est assez clair, Pascale répond un peu rapide mais clair, donc va passer en 78 tours !

 

La deuxième obligation :

C'est l'obligation d'accepter, on vous fait un cadeau, si vous refusez le cadeau, c'est une rupture de lien et c'est une déclaration de guerre.

Je vais essayer de vous illustrer les choses par des petites références sur des situations connues : un truc qui est rentré dans ma tête et qui n'est pas prêt de ressortir, la vie sociale est pleine de choses rigolotes, faut pas les louper : Je faisais de la supervision d'infirmières psychiatriques qui vont dans les familles pour voir un malade ; elles discutaient avec moi des problèmes de dons, elles disaient, on m'offre le café, est-ce que je dois accepter ou refuser le café, le don café, c'est un problème que ne se poseraient pas les bénévoles je pense et que, à l'époque, les professionnelles se posaient, si je n'accepte pas le café, je sens bien que ça fera une rupture, je fais du mal à la personne, je la déshonore en quelque sorte, si j'accepte ce café, où ça va m'emmener ? Et donc en fait, en réalité, on accepte le café maintenant sans problème mais ce qui m'avait amusé dans ce cas là c'est : l'infirmière elle arrive, elle s'assoit, et la dame lui dit : oh, vous prendrez bien une cuisse de poulet, elle sort de son four une cuisse de poulet qu'elle met dans du papier d'alu, elle donne la cuisse de poulet. Voyez la tête de l'infirmière se retrouvant avec une cuisse de poulet. C'et là où elle était prise dans : "si je prends la cuisse de poulet, je ne sais pas où je vais", car nous verrons que le don c'est interminable, ça ne s'arrête jamais, "si je ne prends pas la cuisse de poulet qu'elle m'a donné avec tant d'amour, je ne vais plus pouvoir entrer en lien avec elle", voila la deuxième obligation.

La troisième obligation :

C'est l'obligation de rendre un contre-don, quelque chose qui ait une valeur théoriquement de valeur supérieure au don. Ne pas rendre, c'est être vaincu, c'est renoncer à faire un saut de générosité, c'est faire soumission.

Rendre suppose du temps, ça c'est très important, rendre suppose de l'indécidable ; si je fais un cadeau à ma voisine et si elle me rend dans l'instant autre chose, je lui dis tiens, je te donne mon stylo, si elle me donne ses lunettes, à ce moment là, c'est dans l'immédiat. C'est-à-dire, il n'y a pas d'indécidable, ça fonctionne de façon mécanique. Le don ne fonctionne que quand le contre don se laisse attendre, c'est-à-dire qu'on n'est pas sûrs qu'il aura lieu. La règle, l'obligation voudrait que le contre-don arrive mais qu'est-ce qui va se passer, est-ce qu'il va vraiment venir, ça, c'est important parce que c'est le temps de la dette, sentiment de la dette, c'est-à-dire celui qui a reçu le don, celui qui va rendre, il est dans la dette, et celui qui a donné ne sait pas en fait si l'échange continue.

Je reviens à mon bistrot - c'est pas provocateur - vous êtes 6 personnes au bistrot, le premier offre sa tournée, le deuxième doit faire contre-don, il va offrir sa tournée, le troisième etc… alors bonjour les dégâts, parce qu'effectivement on est dans un système d'obligations enchaînées, avec des enchaînements.

Quand je vais dîner chez quelqu'un, j'apporte des fleurs, pourquoi j'apporte des fleurs, c'est parce que alors qu'on m'offre un repas, je commence par offrir des fleurs, c'est moi le don, ensuite on m'offre un repas, c'est le contre-don, et, en principe, on se dit à la fin, alors, on se retrouve quand chez moi ? On amorce le contre contre-don, mais si, sur le trottoir, on sort son calepin et on dit alors tu viens la semaine prochaine, à ce moment là, on a cassé le don, parce que l'indécidable ne s'est pas développé, tout ce qui se passe dans nos têtes dans l'absence n'a pas eu lieu, il n'y a pas d'absence. C'est très compliqué.

 

Je vous raconte une histoire drôle, quand j'étais en Afrique avec une amie, on avait loué une voiture, on se baladait et quand on trouvait un village le soir, on rentrait dans le village on disait vous pouvez pas nous loger ? Les gens étaient très contents, ils nous logeaient. Nous, ça nous plaisait bien cette façon de visiter l'Afrique. Un matin, on se lève tous les deux, tout le village était dans la cour, manifestement, le Chef du village était très très digne, on s'assoit, ils nous font manger des espèces de fruits dont je ne sais pas trop quels étaient les effets escomptés, et puis après, le fils du Chef du village qui servait d'interprète dit, voila, mon père va te donner un coq, on va me chercher le plus beau coq du village pour me le donner, moi, un peu gêné avec le coq, ça voulait dire quoi ce don, je commence à dire, je dis pas j'ai un train dans 5 minutes mais je regarde ma montre, "faudrait qu'on s'en aille", j'étais bien gênée. Le fils du Chef me regarde en disant pourquoi tu fais honte à mon père, tout ce qui est à toi est à lui, tout ce qui est à lui est à toi, j'ai compris que j'étais dans une adoption, il m'a dit il faut que tu parles, j'adore parler et j'ai fait un grand discours, j'ai dit, j'habite une ville? on pourrait prendre toutes les cases du village, et les mettre les unes sur les autres, on arriverait à une hauteur qui serait encore inférieure à la hauteur ou j'habite, et puis je suis parti avec mon coq, je vous raconte pas ce qui s'est passé avec mon coq, un coq vivant c'est difficile.

Arrivé à Lyon, je me dis, c'est ma spécialité, je vais quand même pas me faire piéger, je cherche un contre-don, et c'est difficile un contre-don, comment on mesure le contre-don ? Je me fatigue pas, je vais à Fourvière là-haut, dans un magasin de touristes, il y a une vierge Marie, quand on secoue ça fait de la neige, je lui envoie ça, et je me dis, ça va faire un contre-don. Ça dure très très longtemps. Un courrier adressé à Paul Fustier France, est pourtant arrivé jusqu'à moi, je reçois une statue en ébène qu'il avait fait lui-même, qui était superbe. Pour lui, ma petite vierge était extraordinaire, il me renvoie quelque chose qui pour lui était sûrement très banale qui était une superbe statue qu'il avait faite, un buste de femme, moi, dans tous mes états, je me dis, qu'est-ce que je peux rendre, je vais dans une horlogerie et j'achète un coucou mécanique, excellente idée, sauf que je n'ai jamais eu de retour, j'ai cassé le don, j'ai cassé l'échange, parce que j'ai très très mal évalué la puissance qu'il y avait dans chacun de ces objets, que mon coucou, c'était quelque chose d'assez extraordinaire, j'ai su après qu'il était à la porte de la case du Chef, très en évidence mais quand même c'était rompu. Voila, c'était un exemple.

Je voudrais vous signaler quelque chose de très important, c'est le plaisir qu'il y a dans le don, ça, on ne l'admet pas beaucoup, je l'ai vu exprimer de façon très naïve au Maroc par des marocains. Je travaillais dans un CER une Institution qui s'occupe d'adolescents très difficiles au Ministère de la Justice, qu'on avait expatrié au Maroc pour travailler sous l'angle du rite initiatique, ce qu'on pouvait faire, et on savait que la culture marocaine est extrêmement intéressante dans ces liens spontanés par rapport à ces jeunes là, et donc, nous avions engagé des marocains et ces marocains s'évertuaient à faire comme les français, le transfère néo-colonialiste, les français ils étaient riches, ils étaient blancs, ils avaient toutes les qualités et les marocains essayaient de faire pareil. Moi, au bout d'un certain temps, ça m'avait mis en colère, je leur avais dit, si on vous engage vous, et pas des français, faut bien que vous réfléchissiez parce que c'est pas pour que vous fassiez le français, si vous voulez faire le français, nous on en a vraiment en France, on en a 60 millions, c'est pas un problème, alors essayez de faire quelque chose où vous y soyez vous. Qu'est-ce qui vous différencie dans votre façon de faire ? Ils s'étaient mis à discuter, à la fin, ils avaient trouvé la formule, c'est "nous, on aime faire plaisir", vous, ça parait sacrément plus compliqué. Donc, c'était joli, donc du coup, il y a des tas de choses qui reviennent : chez eux, le plaisir pris à faire plaisir, et chez nous : tout ce qui va intervenir à ce niveau là, à juste titre, attention, si on va trop dans l'affecte, qu'est-ce qui va se passer, etc… eux, n'ont pas ces questions là.

Je vous ai dit tout à l'heure que l'essentiel du don c'est l'échange, autrement dit, quand il n'y a pas d'échange, il n'y a pas de relation par le don, ou il y a pathologie du don, je ne sais pas comment il faudrait le dire.

Une société d'assistance est une société qui supprime l'échange au profit d'un don pur unilatéral. C'est généralement une société coupable, qui rachète sa culpabilité en fournissant des dons qui ne sont pas des dons, parce qu'ils ne correspondent à aucun contre-don. Est-ce que vous voyez cette phrase très profonde ?

A ce moment là, on condamne à l'exclusion, à la solitude des exclus, celui qui reçoit et qui reçoit parce que c'est un dû, si c'est seulement un dû, il n'est pas un sujet. Moi je postule que le sujet est toujours dans l'échange sans quoi, il est aliéné. Quand je travaille dans une Institution, je défends l'idée qu'il y a trois interdits majeurs dans les Institutions où vous êtes, la première, elle n'est pas très discutable, c'est l'interdit de meurtre qui se décline en violence, le deuxième c'est l'interdit d'inceste, beaucoup plus compliqué à comprendre parce que dans l'interdit d'inceste, il y a des valeurs symboliques dans les liens qui s'établissent, et le troisième interdit qui me parait à moi très important, c'est l'interdit de parasitage. Il est interdit à la personne prise en charge dans une institution de ne pas rendre, c'est-à-dire, l'interdit de parasitage c'est l'obligation d'échange : tu es là pour échanger, et tu ne prendras rien ici que tu ne sauras rendre. C'est évidemment très compliqué, c'est évidemment, ce que je dis, polémique dans la mesure, si on réduit la situation à ce que je dis, ça veut dire qu'il n'y a plus de droit, je crois que c'est un des points de discussion, parce qu'il n'est pas connu, c'est une des causes de l'échec de certaines grandes institutions publiques ou privées, actuellement. Voila, c'est la question de l'échange.

Un autre exemple : dans un service d'AEMO Action Educative en Milieu Ouvert intervenant après la Justice pour enfants pour l'entrée des travailleurs sociaux travaillant dans les familles, c'est l'histoire du père d'une jeune fille qui a violé sa fille. Le Juge l'a condamné et la fille est placée, parce qu'il n'y avait pas d'autre solution, dans une maison de cas sociaux, très loin, pour éviter les relations avec le père, on est dans le circuit classique. Au bout d'un long temps, le père revient dans le service d'AEMO, il dit : "voila, moi j'ai fait un travail sur moi important, ça m'a pris deux ans, maintenant je crois que j'ai changé, j'ai pris une posture de père et je voudrais donc revoir ma fille, je pense que les choses ont changé. Alors ? 15 secondes de silence, qu'est-ce que vous auriez fait si vous étiez travailleurs sociaux ?

Il y avait donc deux possibilités :

La première c'est de dire non et la deuxième c'est de dire oui. Probablement, si on sent l'authenticité dans la démarche paternelle, on va l'encourager parce qu'on va dire, voilà, c'est quelqu'un qui fait un effort.

Moi, je résonne autrement, ce qui m'intéresse, c'est toujours la question du détail, c'est pas comment on dit au père qu'il peut y aller, c'est comment on va lui dire. Et quand je demande, "oui, oui, on lui a dit, Mr Untel, on est tout à fait d'accord pour que vous repreniez contact avec votre fille, le problème c'est qu'elle est très loin d'ici comme vous le savez et comme nous savons par ailleurs que vous n'avez pas beaucoup d'argent, on va pouvoir même vous aider pour payer votre transport". Autrement dit, le travailleur social disait au père : "écoute mon petit, tu n'es pas capable d'endosser ta posture paternelle, nous allons te donner des choses pour que tu puisses faire comme si".

Vous voyez, si vous vous identifiez au père qui est pris dans cette position d'en avoir bavé d'arriver à cette décision, d'avoir compris comment il pouvait le faire, et il trouve quelqu'un de plus puissant qui se met au-dessus de lui qui lui dit : "mais attends, tout ce que tu as fait pour y arriver finalement c'est pas très important, nous on va t'aider, nous on va le faire à ta place", c'est là, où le don est de mon point de vue meurtrier, ça, c'est un type de don meurtrier.

Je dis deux mots pour  différencier le contrat du don. L'échange contractuel est un échange équilibré, c'est un échange marchand, vous donnez de l'argent, vous avez un produit, c'est équilibré. Vous vous mettez d'accord sur le prix du produit : c'est équilibré. C'est aussi La condition salariale, travail contre salaire.

L'échange par le don, il est déséquilibré parce qu'il y a un don, un contre-don supérieur, un contre contre-don, un contre contre contre-don, etc… il n'y a aucune raison que ça s'arrête, c'est un système en déséquilibre, extrêmement dangereux. Autant, il est de mon point de vue fascinant de travailler avec le don pour accompagner quelqu'un et le faire évoluer, autant il faut voir que c'est dangereux, parce que si vous prenez par exemple ce qui se fait avec les enfants, parce que c'est là où c'est le plus caractéristique, si une éducatrice entre avec un enfant dans un système d'échange par le don puissant, la puissance de l'échange va devenir plus forte, et qu'est-ce qu'il reste à la fin, il ne reste que l'adoption ; je donne, tu veux un peu plus, un peu plus, il ne reste que l'adoption, qui est une adoption imaginaire. L'adoption peut être une adoption réelle et à ce moment là on change de registre. Mais quand il n'y a pas, ou il ne doit pas, ou personne ne veut une adoption réelle, c'est effectivement une imagination imaginaire ou chacun est prisonnier de l'autre car il doit toujours en donner plus, l'enfant se donne à l'éducatrice et l'éducatrice lui fait savoir qu'elle l'adopte. Voyez le danger du fait que le don est en déséquilibre.

Là où l'échange contractuel résorbe une dette, l'échange par le don alimente la dette. On dirait vraiment la France en crise économique, alimentation de la dette d'un côté, résorption de la dette de l'autre, ce sont les deux modèles.

Autre chose que je voulais dire, l'échange contractuel est centré sur un problème, l'échange par le don est centré sur une personne. L'échange contractuel c'est : Monsieur Durand a besoin d'un logement, je lui trouve un logement : centration sur le problème. Cela permet aux pouvoirs publics de manier facilement ce que j'appelle moi, la productivité d'objet, voir si tel service est capable de fournir tant de logements par mois, de telle qualité, etc…

Mais toutes les fois que le problème ne suffit pas, toutes les fois que la personne n'a pas d'habitat et que c'est un problème d'habitation, il n'y a pas à se fatiguer, il n'y a certainement pas à faire de la psychologie, c'est-à-dire, elle a besoin d'une habitation, on va lui fournir une habitation, ce n'est pas un problème. Par contre, comme on le voit dans le chômage, lorsque le fait d'avoir un problème social a des répercussions sur d'autres endroits de la personnalité, à ce moment là, on ne peut plus se centrer sur le problème, on est obligés de se centrer sur la personne. Le chômeur, il n'a pas de boulot, si c'est seulement une question de boulot, le problème, c'est qu'il ait du boulot, centration sur le problème. Si vous vous apercevez que le chômeur est en train de se séparer de sa femme et que vous vous demandez pourquoi, et qu'à ce moment là vous avez mis le chômeur comme investissement dans son travail, il n'a plus d'endroit où le déposer, il le reprend et il va le déposer sur sa femme (qui ne l'a pas épousée pour ça, pour être la personne qui va recevoir les éléments affectifs qui étaient dans le travail, par exemple, les éléments narcissiques, je suis le meilleur, je suis le plus fort, j'étais un Cadre). Il dit, "j'ai besoin de ça", (je suis caricatural) il dit "je le transpose sur ma femme, ma femme, elle, n'est pas d'accord" ð divorce. C'est là, où effectivement la problématique ne peut pas être seulement centrée sur l'objet, sur le problème, mais sur la personne.

Par ailleurs, l'échange contractuel se fait généralement, pas toujours mais en partie sur les lieux de travail, les lieux spécialisés, alors que l'échange par le don se fait dans les temps perdus, c'est-à-dire que quand on travaille sur le don, on travaille dans les moments où l'on ne travaille pas. C'est un dit paradoxe, c'est-à-dire c'est dans le temps, c'est ce que l'on appelle les espaces interstitiels. Ce sont ces espaces où on ne peut pas dire si on travaille ou si on ne travaille pas, vous êtes devant la machine à café et vous échangez, vous échangez sur la personne dont vous vous occupez, sur l'angine qu'a votre enfant, sur les difficultés scolaires qu'a votre aîné, sur le plaisir que vous avez pris au cinéma l'autre jour : vous ne travaillez pas, vous produisez du lien social, vous êtes dans la productivité du lien, vous produisez du lien social dans ces situations là, à ce moment là, vous créez quelque chose qui est centré sur la personne et qui permet effectivement d'aider la personne.

Je vous donne encore un exemple : un Foyer d'adolescentes qui reçoit des adolescentes complètement déjetées, en difficultés scolaires, etc, elles n'arrivent pas à travailler ni à l'école ni nulle part. dans ce foyer, il y a deux éducatrices qui travaillent avec des adolescentes et qui arrivent à des résultats assez étonnants et qui sont chargées de ça dans l'équipe mais elles n'ont aucun lieu ni aucun temps pour le faire, elles sont intégrées à l'équipe éducative et elles tournent avec tout le monde dans le foyer. L'employeur qui est un employeur qui a un souci de rentabilité, se dit oh là là ! il y a beaucoup de temps perdu, alors on va supprimer le temps perdu, il déplace un des deux professionnels dans un autre endroit, une autre institution, l'autre professionnel qui restait, on lui offre un bureau, un ordinateur des formations, on l'équipe pour qu'elle puisse être hyper efficace. Donc on est partis de la productivité du lien pour favoriser une productivité d'objet, c'est-à-dire on a transformé cette éducatrice qui perdait son temps en une éducatrice dans son bureau qui sait gagner le temps. Si ces adolescentes avaient seulement besoin de scolarité, il suffit de leur en fournir, c'est ce qu'il fallait, seulement, elles étaient complètement déjetées alors, ce qui s'est produit, c'est que ces adolescentes n'ont aucun contact avec cette éducatrice, elle est en chômage technique dans son bureau, parce que c'est le balbutiement du lien, c'est la façon de s'apprivoiser, c'est la façon dont surtout les adolescents, mais pas seulement, ont à se frotter même physiquement avec quelqu'un, pour essayer le lien, partir, s'en retirer, y revenir, il y a quelque chose ici qui ne peut pas se produire dans des systèmes clos.

 

Tous nos actes, qu'ils soient professionnels ou bénévoles, moi je suis très intéressé par la distinction professionnel et bénévole, mais tous nos actes, qu'ils soient professionnels ou bénévoles sont des actes qui sont métissés, c'est-à-dire qu'ils tiennent de la logique de l'échange par le don et de la logique de l'échange contractuel. Je ne sais pas si on le voit bien le métissage.

L'exemple le plus classique, c'est l'instituteur, les instits' ont toujours peur de la pédophilie, qu'on les accuse, ils se méfient de ce qui est trop proche. Un instit' qui organise un voyage à Paris pour voir la Tour Effel avec ses élèves, il sent, parce qu'il en bave pour organiser ça, il sent que les élèves disent : "ah, le maître ah ! il est gentil !" Le maître se dit, c'est trop proche, qu'est-ce qui va se passer, faut que je remette de la distance, alors il leur dit : "vous ferez une rédaction sur – mon voyage à Paris -" c'est-à-dire qu'il donne un coût, c'est-à-dire qu'il est passé dans le contrat, il a eu peur que ce don qu'il faisait aux élèves, soit interprété par les élèves "on a le meilleur instit' du monde, il est gentil, il est gentil, peut-être bien à la fin, il voudrait bien nous adopter", pour éviter cela, il métisse en introduisant un  système contractuel en disant "ça vaut une rédaction".

On a des tas d'exemples dans notre pratique qui sont métissés, mais il ne faut pas se laisser piéger. Une phrase très importante, je pense que vous comprenez dans ce que j'ai dit, que le don est une affaire d'interprétation, c'est-à-dire que la personne dont vous vous occupez va interpréter votre façon de faire, votre façon d'agir, votre façon d'être. Elle va l'interpréter en se posant la question, mais pourquoi il s'occupe de moi, qu'est-ce que ça veut dire ? La réponse est binaire, soit c'est son cadre de travail, soit c'est ses obligations institutionnelles, dans ce cas là j'y suis pas ou très peu, soit c'est parce qu'il m'aime bien au fond, et dans ce cas là j'y suis beaucoup.

La plus jolie chose pour illustrer ça, c'est un gamin de 5 ans dans une maison de cas sociaux qui m'avait raconté : l'éducatrice s'appelle Sophie, quand je la rencontre dans la journée, je lui dis bonjour Sophie, elle me dit bonjour Grégoire, et quand je vais me coucher le soir, elle vient me dire bonsoir et elle me dit : "bonsoir mon bébé" et je lui dis "bonsoir maman". Vous voyez comment ce gosse manipulait la double interprétation pour arriver à tenir ensemble le paradoxe : c'est - c'est pas.

Un exemple : foyer d'adolescents, grande fête à Noël, on fait un super repas, tout le monde est là, les éducateurs disent, il ne faut pas qu'on donne comme ça, il faut qu'il y ait de l'échange, alors ils disent à chaque jeune, tu vas écrire un menu, tu vas l'illustrer, puis ce sera un menu personnalisé, pour quelqu'un en particulier. Généralement, les repas à Noël sont violents, mais là, ça se passe très très bien, et au milieu du repas, il y a l'adolescent, le "chef de bande" qui se lève et qui dit, "je vais faire un petit discours". Son petit discours c'est : "voila un repas vraiment excellent, il faut qu'on remercie tous pour cet excellent repas la Direction Départementale de l'Action Sanitaire et Sociale qui l'a payé. Alors voyez la tête des éducateurs. Vous voyez à quel point, là c'est un truc humoristique qui est en train de s'installer sur la question du don, y a-t-il eu don, ou y a-t-il eu une norme de travail. La réflexion de l'adolescent : "ouais, tu fais ça parce que c'est ton boulot, un point c'est tout, c'est pas pour nous, donc c'est la DDASS". Si il fait ça, c'est qu'il sait que c'est pas vrai, il est en train de manipuler de l'humour, et en introduisant de l'humour il est en train de comprendre son lien.

Il y en avait un qui avait fait un truc très bien, en bas de son menu, il avait mis : "disponible pour adoption. Prix à débattre". Vous voyez, le contrat, et la relation par le don, et comment par l'humour et en jouant sur les deux, il maintient une relation métissée, ce qui fait que la personne qui reçoit "disponible pour adoption", elle sait que c'est sérieux, elle sait aussi qu'elle peut le traiter sous forme d'humour en faisant savoir au garçon qu'elle a entendu ce qu'il y avait, et que le fait qu'elle a entendu ne va certainement pas dire qu'elle va l'adopter.

C'est l'interprétation, toutes les fois que vous donnez du plus, quand est-ce qu'un de vos actes est interprété comme un don, si vous donnez du plus, et notamment plus de temps, parce que le temps c'est la plus grande des valeurs que notre culture ait encore à notre disposition – je te donne de mon temps – c'est donner du privé, je te montre une photo où il y a le portrait de mes enfants, ça veut dire "il me considère plus qu'un client parce qu'il me montre quelque chose de lui", ce sont les émotions, lorsque vous manifestez à quelqu'un une émotion parce qu'il a fait quelque chose de bon, à ce moment là, "si ça lui fait quelque chose si ça l'émeut quand je fais quelque chose, s'il est ému, ou si elle est émue, c'est donc que je compte pour lui". C'est toujours cette question là, et toutes les fois que quelqu'un, en gros, a l'impression que vous l'avez identifié comme une personne et pas comme un membre d'une catégorie.

C'est à partir de ce moment là que se créé l'interprétation qui consiste à dire, par le plus âgé, on est dans le don et peut-être bien que cette personne là, je retrouve en elle quelque chose d'une illusion, d'une personnalité toute bonne, merveilleuse. C'est Lacan mais d'une façon beaucoup plus compliquée qui disait ça, pour le piège, le gosse dit "donne-moi un bonbon", alors vous donnez un bonbon, il se dit, elle est très bien, elle me donne un bonbon, peut-être bien que j'ai retrouvé en elle l'image merveilleuse de mère que j'ai perdue, on va voir, alors "donne moi deux bonbons", elle donne deux bonbons, ah ? Effectivement. "Donne moi un paquet de bonbons", elle donne un paquet de bonbons, alors là, eurêka ! J'ai enfin trouvé, mais je vais quand même vérifier, alors le gosse di "donne moi mille bonbons", alors elle lui dit "va te faire voir" ! Ah ben ça, je le savais ! C'est-à-dire voila comment on est piégé dans ses relations par le don, donc il faut faire attention à ce qui se passe dans ces relations par le don.

Le point qui est important, il faut travailler très cliniquement pour savoir à quel titre de lien auquel on a à faire.

Relativement récemment, je travaillais avec une équipe d'éducateurs en milieu ouvert, il y avait un adolescent qui avait été présenté au Juge pour enfants, qui avait fait une mesure d'AEMO, pour une petite délinquance, ce garçon était délinquant, violent, ne travaillait pas du tout à l'école, et l'éducatrice avait fait un contrat avec lui, je vais être là, je serai disponible pour toi, je vais t'aider et en revanche tu vas faire des efforts. L'objectif c'est que tu ne voles plus et que tu te sois remis à l'école. Pour ça, il s'était centré sur le travail scolaire, beaucoup de travail scolaire avec l'adolescent et ça c'était bien passé. Autrement dit, et au bout d'un certain temps, et c'est pas toujours le cas tant s'en faut, l'éducatrice était contente, parce qu'elle pouvait demander la mainlevée de la mesure, ça allait bien, il avait récupéré au point de vue scolaire, c'était parfait. Alors elle le dit au gamin et dans les trois jours, le gamin se remet à voler, se remet à être violent et ne vient plus à l'école. On peut l'interpréter des tas de façons, moi, selon mon modèle, j'ai demandé aux autres éducateurs éducatrices du service, mais vous, vous en pensez quoi ? Il m'ont dit deux réflexions : l'éducatrice était vraiment très prise dans ce qu'elle faisait, elle était vraiment très passionnée dans ce qu'elle faisait avec l'adolescent et cet adolescent, quand il venait dans le service, il était méprisant, on l'intéressait pas, il était vraiment désagréable comme tout. L'hypothèse que l'on fait avec ce modèle, c'est que, l'éducatrice avait, de son point de vue, établi un lien contractuel, je donne des choses, je donne de moi, tu changes, et une fois que la dette est résorbée, le contrat est terminé, quand c'est fini, c'est fini. L'adolescent pas du tout, il a dit, oh ! Elle est bien cette éducatrice, elle lui apportait quelque chose, ça mérite que je fasse un effort et c'était monté comme ça, plus le temps passait, plus l'éducatrice était obligée de s'engager personnellement, et plus l'adolescent était obligé de changer. Et plus il changeait lui, plus il pensait qu'il avait mérité que l'éducatrice lui donne un contre contre-don plus fort que celui qu'il venait de faire, donc l'éducatrice, en arrêtant coupe le lien et casse tout ce qui était en train de se faire, en croyant que c'était un échange équilibré alors que c'était un échange parfaitement en déséquilibre géré par le don. Voyez, c'est très compliqué.

Présentations de situations

Le Pr Paul Fustier a souhaité que nous lui apportions quelques situations ayant évoqué une problématique du don, afin de faciliter notre propre élaboration et engager des échanges. Les voici :

Michel KAIRO, Intervenant en alcoologie - octobre 2009

 

Je suis intervenant en addictologie à l'hôpital de l'Arbresle.

Notre service a été dernièrement sollicité pour une structure dans l'ouest lyonnais pour une intervention auprès de jeunes majeurs en difficulté issus des banlieues défavorisées. Ce centre ayant pour objectif une socialisation et une éducation à un comportement physique dans notre société ; je me trouve confronté à une structure d'accueil très militaire et un fonctionnement proche des maisons spécialisées d'orientation juridique.

Dans le cadre de la liaison, nous acceptions gracieusement d'apporter notre expérience à la réalisation de ce projet.

Après cette journée qui s'est avérée enrichissante pour tous les partis, le responsable du centre nous propose de continuer cette expérience à raison de 4 fois par an et toujours bénévolement.

Aujourd'hui, je m'interroge sur ces actions (gratuites) qui, malgré leurs qualités sont après coup interprétées comme un dû sans aucune forme de reconnaissance (ne serait-ce que par une indemnité de déplacement) et ainsi contestant même la fonction professionnelle des intervenants.

Evidemment nous ne donnerons pas suite à cette demande.

 

Martine BUHRIG, Socio-Anthropologue - octobre 2009

Retranscription d'une intervention orale.

Je vous présente La Rencontre avec Christine Dalacosta : Le cadre c'est la Rencontre c'est-à-dire que c'est un accueil de jour, je ne rentre pas dans les détails, un accueil où il y a des prestations de services, on peut manger, on peut boire, prendre le café, discuter, faire des échanges, des actions collectives etc…C'est aussi le quartier de la Croix-Rousse, pour les lyonnais, ça évoque quelque chose, c'est le cœur de Lyon, un lieu où il y a beaucoup d'échanges citoyens, ce qui fait qu'on va plus supporter là-bas qu'ailleurs certainement, avec la présence de groupes de personnes sans abri, qui vivent sur la place de la Croix Rousse au milieu des gens, avec les chiens, avec des problèmes de dépendance polytox, surtout alcool, surtout quand arrive le RMI, on squatte mais avec une forte présence au niveau de la Croix-Rousse.

Christine Dalacosta est arrivée à La Rencontre en 2002, et là, tout comme moi, je suis arrivée un peu après en 2006, elle a été accueillie par ce groupe de squatter et qui a toujours été présent au niveau de l'accueil de jour de La Rencontre partout où il a déménagé, ce qui a posé quelques problèmes, et qui s'est dit, ce lieu, c'est chez nous, et quelque part, quand on allait à La Rencontre, on devait passer par des rites de passage pour être accepté. C'est un élément intéressant à réfléchir, la forme de travail qui se fait, et là, ça vous rejoint complètement, à la fois à Christine, l'accompagnement individualisé classique du travail sociale, mais il y a tout l'aspect de l'accueil convivial de l'accueil de jour. Ce qui fait qu'on est à la fois, dans le domaine contractuel dans les moments particuliers, et dans le domaine de don et de l'échange dans la manière de vivre, c'est aussi être présent dedans le lieu d'accueil de jour, et aussi être présent sur le trottoir, dehors. C'est quelque chose qui fait qu'à longueur de temps, on a affaire à un cadre individualisé et personnalisé, pour la personne qui travaille dans le social et avec énormément de souplesse.

Autre chose encore, c'est la structuration qu'on a pensée sur la question dépendance alcool, il y a énormément de gens qui ont des problèmes alcooliques avec de très fortes dépendances, on s'est dit "comment penser les choses pour trouver une parole autour de ça", on a à la fois pensé à des groupes de parole avec une présence d'anciens buveurs abstinents militants, et puis aussi la présence d'équipes de rue, en particulier un Psychiatre Michel Bon.

Il y a des moments très particuliers pour rencontrer des personnes qui se disent, un certain moment, j'ai envie d'aller mieux, d'aller moins mal plus exactement, et de parler de ces questions là, de la dépendance, avec les lieux de soins, les hôpitaux…

Je voudrais vous parler de Eric, qui vient de perdre sa mère, il y a un mois, c'est tout nouveau, et qui dit : "P.. je ne savais pas que c'était comme ça de perdre sa mère, je peux pas m'y faire". Eric qui a quitté sa famille depuis longtemps, je fais son parcours de vie rapidement : né en 1982, à 7 ans, il était placé dans un foyer, il a 3 frères, l'aîné est resté dans la famille, mais les deux ont été placés. A sa majorité, ça a été la rue, et très rapidement, ça a été le lieu de vie de La Rencontre comme référence principale, la rencontre avec Christine Dalacosta en 2003 qui peu à peu, ses paroles autour de l'alcool, une prise de conscience de l'état de santé (pancréatite aiguë), l'ont mené à des sevrages à Vaugneray. Il s'est trouvé aussi pour ce sevrage, dans une chambre avec un autre qui demandait le sevrage, et qui, par hasard a été son copain d'alcoologie sur le trottoir… tentatives sur tentatives de cure, Foyer Sonacotra pour sortir de la rue, où sont venus les copains, donc ça n'a pas duré très longtemps, dans les années 2005. Puis il est tombé amoureux d'une femme de la rencontre qui avait un logement, il a passé beaucoup de temps, dedans, dehors, puisque c'était une femme qui avait des problèmes psy et qui était assez violente, qui se déchaînait contre lui pendant ses crises d'hystérie mais ça a été un passage important pour lui, puis des suralcoolisations.

Un moment il a cherché des lieux de vie pas trop cadré (l'Ilot) il a essayé, dans un petit dortoir, mais avec des familles. Mais les familles ont eu très peur de lui car il y avait des enfants. Il pouvait boire à l'intérieur, ce qui lui était donné comme condition, s'il travaillait, il n'avait pas le droit de boire à la bouteille comme dans la rue, il devait absolument boire au verre comme tout le monde. Peu à peu, il s'est mis à être dans le don, le contre-don : il a fait de la peinture, il a rendu des petits services, il jouait avec les enfants. Il a été peu à peu accepté par le groupe qui était très désemparé au début. Il était un peu perçu comme un enfant attendrissant, il était invité à manger, chez les uns chez les autres.

Donc il est revenu voir Christine et a voulu reprendre contact avec ses parents, "d'aller voir ma mère, d'aller voir ma famille", voir si la famille était d'accord pour lui téléphoner. Ca a été très difficile. Christine a réussi à être reçue par la mère, très en rejet, et c'est cette prise de contact qui a fait qu'il a pu retrouver ses parents, qu'il a pu être présent avant que sa mère ne meure, et a pu être dans l'accompagnement pour les funérailles. Son père lui a dit : "si tu veux revenir vivre avec nous". En tous cas, une évolution a été possible grâce à ça, tout en permettant une alcoolisation moins intensive, et surtout il a eu la possibilité de dire à sa mère : "si moi, je me suis conduit comme ça, c'est que je n'ai pas beaucoup apprécié que tu m'aies placé". L'échange a pu se faire, se développer, avec des phases un peu difficiles. Il a eu des comas éthyliques, il allait dans les centres d'hébergement, ça pose la question du soin ambulatoire, s'est retrouvé aux Urgences puis au CH Le Vinatier. On a tout essayé avec lui, la gentillesse, lui faire peur, en fait, partout où il passe, il profite du réseau pluridisciplinaire qui lui permet de se situer dans un lien social, mais avec un accompagnement, qu'il choisit et décide à sa manière, en trouvant des référents qui sont acteurs avec lui quand il en a besoin.

Il y a cette question de l'amour au sens philosophique du terme, ce lien prend en compte l'accès aux droits sociaux, ce qui est très important dans ce type d'accompagnement, aussi, ce qui a compté beaucoup pour lui, il y a la participation sociale, qu'il a été très vite avec l'Ilot, dans une position stratégique disant je coupe avec la rue, je coupe avec La Rencontre, je ne viens que quand le groupe de zonards n'est pas là pour pouvoir changer de comportement et pouvoir participer autrement dans les lieux de vie en intégrant une autre posture.

Serge LUC, Infirmier ELSA Hôpitaux Nord des HCL

Je dois vous dire que ce n’est pas facile pour moi d’intervenir sur cette thématique du don et je ne suis pas complètement à l’aise. Déjà quand on a choisi le thème de cette matinée de réflexion, je n’étais pas si chaud que ça, j’étais même plutôt réticent, sur la réserve, j’avais peur que ça fasse un peu nunuche, style : les enfants, aujourd’hui on va parler du don, un peu comme quand j’étais gamin la petite phrase de morale que la maîtresse copiait au tableau et qu’on recopiait consciencieusement sur nos cahiers ou, dans le référentiel judéo chrétien, la leçon de catéchisme parlant du don de soi, de l’oubli de soi même pour donner etc… Il me semblait que le don avait été "capté" par le domaine du religieux et qu’on ne pouvait peut être pas en parler de manière neutre, non connotée. Je me suis donc posé la question : "Est-ce qu’il existe une manière laïque et professionnelle de parler du don ?" C’est donc me semble-t’il le défi !

Ce qui est certain, c’est que je suis condamné en quelque sorte à parler à la 1ère personne du singulier, c’est "je" qui s’exprime, et un "je" intime ce qui explique peut être ma gêne. Car il s’agit bien là de parler de soi, même si c’est à travers l’autre puisque dans le don, on est au moins deux, on est comme c’est souligné dans la thématique, dans l’échange. "Les fondements par l’échange sur le don" est il écrit sur vos convocations. Une phrase peut être un peu elliptique que certains d’ailleurs n’ont pas comprise.

Pour moi, c’est le mot "échange" qui est à souligner. Donner/ recevoir. On dit souvent qu’on ne sait pas recevoir et c’est souvent vrai pour nos patients qui ont une image tellement dégradée d’eux-mêmes qu’ils ont du mal à accepter qu’on leur donne et qui se mettent dans des postures d’échec. "Comment serait ce possible qu’on me donne du temps, de l’énergie, de l’écoute, qu’on me regarde de façon bienveillante" (sachant que c’est la base de notre travail, et qu’on est payés pour ça !). Et nous, professionnels, dans ce cadre de l’échange, n’avons-nous pas du mal également à accepter de recevoir, donc à accepter le don de l’autre. Parler de l’autre à travers ce filtre du don, n’est ce pas parler de soi ?

Très concrètement, il nous a été demandé, par les organisateurs de la rencontre de ce matin, d’exposer une situation pratique, concrète où il y a quelque chose sur le don, soit qu’on nous en demande trop ou beaucoup, ou pas assez. Pour moi je précise que ce sera plutôt sur le "trop" ou le "beaucoup" que je vais travailler. Mais je me suis demandé tout d’abord qui était ce "on" et il me semble en fait que c’est à la fois moi mais peut être aussi une pression partenariale que j’accepte et que j’assume.

La notion de don dans mon travail, je la traduis, peut être à tort, par fort investissement, énergie déployée, bref lorsque je me défonce dans mon travail, je considère que je donne, mais ce n’est peut être pas aussi simple. Premier élément, ce sont les gens les plus en difficulté, les précaires auxquels j’ai envie de donner le plus, mais desquels j’ai la sensation aussi de recevoir le plus. En effet, tous les exemples qui me sont venus pour exposer cette situation étaient des précaires.

Mais à la fois, je suis embarrassé pour vous présenter une situation car au fond, quels seraient les critères mesurant qu’on donne trop, ou pas assez ? Si c’est proportionnel à la fatigue en rentrant chez soi le soir après le boulot, alors pas de doute, je donne un max, je me défonce même !!! Mais en fait, je vous parle là de mon travail, pour lequel je suis rétribué, et il est donc normal que je donne, du temps de l’écoute, de l’énergie….Mais y a-t-il une norme, des limites à cela ? Difficile à apprécier, et je ne suis peut être pas le mieux placé pour le dire. Il me semble que ce sont les collègues, les partenaires (travail d’équipe, travail en réseau) ou l’analyse de la pratique qui sont alors des auxiliaires précieux !!

Bien, je vais donc vous présenter maintenant une situation où je n’ai fait que mon boulot, mais où  la particularité de la personne et le travail de réseau intense ont fait que j’ai l’impression d’avoir beaucoup donné. C’est en fait l’histoire d’un compagnonnage mais je ne vais pas vous faire un récit chronologique de ce compagnonnage dans un parcours de soins et un parcours de vie chaotique car ce serait fastidieux. On va essayer de synthétiser les choses comme je sais si bien le faire ! Je vais appeler ce monsieur de 38 ans originaire d’Afrique, Norbert (prénom modifié). Je l’ai rencontré pour le 1ère fois en consultation externe à l’ELSA en juin 2005. Il était accompagné d’une éducatrice de "de la rue à l’habitat" (association REGIS)  car il était alors hébergé dans un appartement par cette association, en bail glissant. A ce moment là il était connu donc de l’association REGIS, du CAO, du dispensaire Sévigné (MT), du réseau rue/hôpital, du centre André Requet et certainement également du Samu social et il avait déjà fait un sevrage à l’Arbresle, une cure au Chambon S/Lignon, et un début de post cure à Virac. Il était dans une profonde détresse, demandeur d’un nouveau sevrage alcool et d’une nouvelle cure au Chambon s/Lignon, ce que nous avons pris le temps de retravailler avec le centre André Requet. Donc, sevrage à l'hôpital de l’Hôtel Dieu en août 2005 et seulement 2 semaines au Chambon s/Lignon dont il a été exclu pour alcoolisation.

S’en sont suivies sur ces 4 dernières années, une dégradation de son état de santé avec de multiples crises de pancréatites aiguës, des hémorragies digestives avec hospitalisations multiples avec fugues ou sorties sur décharge, de multiples démarches de soins et préparation de démarches de soins n’ayant pas abouties (sevrages circonstanciels ou choisis, cure à St Galmier) avec à chaque fois la question : est-il prêt, une intensification des addictions (plus seulement alcool, mais médicaments, et ponctuellement, Subutex, héroïne..).

Notre ELSA : médecin, AS, et moi-même avons été partie prenante et sollicités au long de ce parcours.  En ce qui concerne l’hébergement, son bail glissant avec l’association REGIS a été résilié en Janvier 2007. Il a campé avec les Don Quichotte place Bellecour à Lyon, et il est maintenant dans un foyer bas seuil. Sur le parcours de ces dernières années, les partenaires, le réseau a été là pour lui. S’y sont même rajoutés d’autres partenaires, interface SDF par exemple.

Norbert a renoué des liens avec sa fille dans une ville de la région, avec la mère de celle-ci et cela se passe bien et le motive pour une nouvelle démarche de soins : sevrage, cure et post cure au CHRS hors alcool Regain…Est il prêt pour autant ? La motivation suffit-elle ? Vaste question !

Voilà, que puis dire du don à travers cet exemple ?  Il est vrai que ma porte a toujours été ouverte à Norbert, je lui ai manifesté une forte capacité d’écoute. Il est très touchant. Il est l’un des très rares patients qui me tutoient et que je tutoie. Mais pouvais-je lui fermer ma porte. En avais je le droit ? Et d’ailleurs, si j’avais fermé la porte, "on" me l’aurait ramené par la fenêtre ! Et j’emploie volontairement le "on" de tout à l’heure en parlant des partenaires du réseau, de la pression acceptée et assumée.

En conclusion, je dirai que pour moi donner, c’est avant tout porter un regard bienveillant, manifester de l’attention à l’autre qui pour moi est un patient. En gros, au risque de choquer, et de bousculer le sacro-saint principe de la distance professionnelle, il faut peut être tout simplement se risquer à  aimer un tout petit peu ceux avec qui et pour qui nous travaillons et à qui finalement nous devons notre travail ! Il faut bien sûr s’entendre sur ce gros mot que je viens d’employer, le verbe aimer, vous aurez remarqué que je l’ai contrebalancé par la précision "un tout petit peu" pour ne pas trop faire peur. Il ne s’agit pas de se noyer dans la confusion, et je crois qu’on peut être dans la proximité, dans une certaine chaleur humaine sans être dans la confusion pour autant, sans être dans une affectivité débridée, débordante qui serait contre productive. Il y a donc, dans mon travail, une part qui dépasse le simple échange contractuel : travail/salaire, une part personnelle, un investissement que je ne sais pas bien nommer mais qui a bien à voir avec le thème du jour : le don !

 

 

Paul Fustier a échangé avec les trois personnes ayant évoqué des situations et également avec l'ensemble des personnes présentes.

Mise à jour le Vendredi, 11 Juillet 2014 16:40