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Gaud - Adolescence

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Tu t'es vu quand t'as bu ?
De la fonction des représentations sociales actuelles concernant les consommations d'alcool à l'adolescence
(février 2010)

Dr Nicolas GAUD, Psychiatre au Centre Hospitalier Le Vinatier

Je tenais tout d’abord à remercier les membres du Bureau du Groupe Interalcool Rhône-Alpes de m’avoir invité aujourd’hui pour parler de mon travail de thèse sur les adolescents et l’alcool. C’est un travail que j’ai réalisé l’année dernière et soutenu en Octobre. Le titre de ma thèse est un peu long et indigeste. Selon moi, seul le slogan publicitaire tant connu "Tu t’es vu quand t’as bu ?" aurait suffit. Mais la discipline médicale est faite de traditions et de convenances qu’il est difficile de bousculer.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, je souhaitais dire un mot sur la façon dont j’en suis arrivé à traiter la question de l’alcool à l’adolescence sous l’angle des représentations sociales. L’idée ne m’est pas venue d’un seul coup et je souhaitais initialement faire simplement un état des lieux épidémiologique et théorique sur cette rencontre inquiétante de l’adolescent avec l’alcool. J’ai donc épluché les différentes études statistiques ayant étudié le sujet en France : il s’agit des enquêtes HBSC 2006, ESPAD 2007 et ESCAPAD 2008.

Pour l’enquête HBSC, qui est une enquête européenne menée chez des adolescents de 11, 13 et 15 ans, on note une augmentation conjointe des consommations régulières d’alcool et des ivresses, et ce d’autant plus que l’âge est important.

Pour l’enquête ESPAD, enquête française ciblant des jeunes de 16 ans, il existerait une augmentation des consommations régulières d’alcool et une stagnation des ivresses entre 1999 et 2007. Enfin, pour l’enquête ESCAPAD, qui concerne des jeunes de 17 ans, il y aurait une augmentation des ivresses et une diminution des consommations régulières d’alcool.

En comparant ces enquêtes, je me suis donc rendu compte qu’elles n’arrivaient pas aux mêmes conclusions et que j’allais être bien en peine pour en faire une synthèse. Au-delà de la question de la faisabilité du travail, j’ai été surtout étonné de voir des antagonismes entre ces différentes enquêtes. J’avais l’impression, comme tout le monde, que les jeunes buvaient plus et plus dangereusement de nos jours. C’est le discours que j’entendais dans les médias, dans des discussions avec des amis ou des parents mais aussi de la part de mes confrères, spécialistes de la question de l’adolescence. Je me retrouvais donc, malgré moi, devant un décalage entre les représentations que j’avais des consommations d’alcool à l’adolescence et la réalité de ces consommations. J’ai donc décidé d’approfondir cette question des représentations et de comprendre les raisons qui faisaient que nos représentations en tant qu’individus sociaux, que parents ou que praticiens de la question psychique n’étaient pas en adéquation avec la réalité.

Pour vous faire part de ma réflexion, je vais me permettre de revenir d’abord sur les notions fondamentales de mon travail : la représentation, l’alcool et l’adolescence.

Le concept de représentation, tout d’abord, est une notion assez vague, difficile à définir et utilisé par de nombreuses disciplines. C’est dans le domaine de la psychologie sociale qu’est née la question de la représentation sociale. La représentation sociale est une manière de penser, de s’approprier, d’interpréter notre réalité quotidienne et notre rapport au monde. Denise JODELET définit ces représentations comme des modalités de pensée pratique orientées vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement social, matériel et idéal. C’est donc que les représentations sociales (et les représentations en général) ont des fonctions dans le groupe social. Patrick CHARAUDEAU, professeur en sciences du langage, va un peu plus loin et donne trois fonctions aux représentations sociales, qui me paraissent essentielles pour appréhender le sujet dont je viens vous parler aujourd’hui. Ces fonctions sont les suivantes :

  • celle d’organisation collective des systèmes de valeurs qui constituent des schémas de pensée normés propres à un groupe ;
  • Celle d’exhibition face à sa propre collectivité des caractéristiques comportementales du groupe, pour que chaque membre du groupe connaisse ce qui fait l’identité de ce groupe ;
  • celle d’incarnation des valeurs dominantes du groupe.

Les représentations sociales permettent donc de communiquer mais aussi de maintenir la cohésion, l’intégrité et l’identité du groupe social. C’est en envisageant cette notion sous cet angle qu’il nous est possible de mieux comprendre les rapports qui se jouent entre les adolescents et le groupe social.

Mon choix d’étudier les consommations d’alcool uniquement n’est pas un hasard. Certaines personnes m’ont demandé pourquoi je me limitais à l’alcool ou pourquoi je n’avais pas choisi le cannabis. À cela, il y a plusieurs raisons. Tout d’abord parce que l’alcool ne porte pas en soi la notion de marginalisation, comme la cocaïne, le LSD ou même le cannabis. L’alcool m’intéressait parce qu’il est consommé par tout le monde et depuis toujours. L’alcool est une substance qui se consomme en société et fait même partie intégrante de certains rituels sociaux. J’avais envie d’étudier l’adolescence au travers d’un comportement social et non "antisocial".

Je ne ferai pas ici un cours d’Addictologie, vous en savez autant si ce n’est plus que moi à ce sujet. Je tenais juste à replacer les différentes valeurs que revêt l’alcool. Je ne le détaillerai pas ici, mais c’est en reprenant l’histoire de l’homme et de l’alcool que j’ai répertorié les principales fonctions de l’alcool. Car c’est bien cela qui importe dans l’alcool : ce n’est pas la molécule d’éthanol qu’il contient qui définit l’alcool mais toutes les représentations qui y sont liées. Et ces représentations, ces fonctions de l’alcool sont aussi nombreuses que les époques où il a été consommé, c’est-à-dire depuis la naissance de l’homme ou presque. L’alcool a tout d’abord des fonctions symboliques (sacrée, rituelle, initiatique, honorifique, purificatrice, virile). Ces fonctions symboliques sont en partie intriquées avec la notion de religion. Il y a aussi les fonctions sociales de l’alcool, qui augmente la sociabilité, provoquant une certaine désinhibition sociale et qui symbolise aussi l’hospitalité. L’alcool a aussi des fonctions somatiques reconnues à certaines époques, moins en vogue actuellement : fonctions énergisantes, analgésiques, désinhibitrice de la fonction sexuelle ou antiseptique. Enfin, l’alcool possède des fonctions psychiques : euphorisante, anxiolytique, antidépressive. Il augmente la confiance en soi, donne du courage. Et bien sûr, l’alcool permet de connaître l’expérience de l’ivresse.

À l’adolescence, c’est d’ailleurs cet aspect de l’alcool qui est pointé du doigt. L’ivresse constitue une expérience où se modifie considérablement la personnalité de l’individu, le rendant d’ailleurs imprévisible dans son comportement. L’individu ivre est plus à risque de se faire du mal ou de faire du mal à autrui. Ce sont ces aspects négatifs de l’alcool qui sont majoritaires dans la représentation que nous nous faisons de sa consommation de nos jours. Les fonctions symboliques ont quasiment disparu au profit de la notion de risque engendré par l’alcool.

 

Et c’est un des points communs entre l’alcool et l’adolescence. En effet, l’adolescence est elle aussi envisagée, de nos jours, sous l’angle de ses comportements dits "à risque" ou "déviants", comme si elle constituait une menace pour elle-même ou pour le groupe social. On parle de la violence des jeunes, de leurs alcoolisations, de leurs défonces, de leur manque de respect et de valeurs. Du côté de la médecine, et de la psychiatrie en particulier, nous tentons de plus en plus de faire rentrer chaque adolescent qui "dérange" dans une case nosologique en inventant des diagnostics comportementaux vides de sens. Cette vision de l’adolescence n’est pas nouvelle : le caractère tumultueux, transgressif et dangereux de l’adolescence fait même partie intégrante de sa définition. L’adolescence est décrite comme cela dès le début du XIXème siècle, lors de la Révolution industrielle. Contrairement à l’utilisation de l’alcool qui remonte quasiment à la naissance de l’être humain, la notion d’adolescence telle qu’on la conçoit aujourd’hui ne date que de deux siècles. Patrick HUERRE définit une fonction sociale à l’adolescence : selon lui, c’est sur cette catégorie de la population que se cristallisent les tensions sociales et ce depuis que la notion d’adolescence existe. La stigmatisation de l’adolescence à laquelle nous assistons aujourd’hui s’est donc déjà produite à chaque fois que la société était en crise et n’est donc pas un phénomène nouveau.

D’un point de vue théorique, l’adolescence doit être envisagée comme une psychopathologie particulière. L’adolescent doit être envisagé sous plusieurs aspects, complémentaires les uns des autres : c’est d’abord un individu qui se construit son propre appareil psychique, confronté aux pulsions émergentes et aux modifications physiologiques et anatomiques de la puberté. Mais c’est aussi un individu dépendant, incapable d’une autonomie totale. Il est encore fortement lié à ses parents et doit donc être envisagé dans son environnement familial. Enfin, il doit être envisagé comme un individu social. L’adolescent va quitter progressivement ses parents pour devenir cet individu social et cette transition est extrêmement angoissante pour lui. L’adolescent va devoir lâcher la sécurité et la dépendance infantiles pour devenir autonome. Pour ce faire, l’adolescent va aller choisir dans le milieu extérieur, extra-familial, des objets d’attachement transitoires, envers lesquels il va manifester une certaine dépendance, afin d’apprendre à se détacher de ses parents et devenir indépendant. Ces objets de dépendance transitoire sont divers et assez caricaturaux : le style vestimentaire, les chanteurs ou groupe dont les ados sont fans mais aussi les substances psycho-actives dont l’alcool.

Du point de vue de la psychanalyse, l’adolescence peut être envisagée comme la réémergence du conflit oedipien. En fait, à l’adolescence, sous l’effet des changements physiques et hormonaux, l’individu va devoir se confronter à une sorte de récapitulation de toute sa vie précoce mais dans le contexte d’un corps physique mature. Le conflit oedipien, jusque-là protégé par l’immaturité sexuelle de l’enfant, va être réactivé alors que la potentialité sexuelle devient bien réelle. Devant la menace d’un inceste réel, l’adolescent ne va pas avoir d’autre choix que de s’éloigner de ses parents et trouver d’autres objets d’amour en dehors de la famille.

L’adolescence peut aussi être envisagée sous l’angle du travail de deuil qu’elle implique. Sur le plan psychique, l’adolescent va être en effet soumis au deuil de la dépendance infantile et au deuil de la sécurité infantile. Ces deuils vont lui permettre alors de se constituer une personnalité et de réguler son sentiment de valeur et d’estime de soi. C’est ce travail de deuil qui va entraîner cet aspect morose, irritable que l’on voit souvent chez les adolescents. La consommation de toxiques va aussi se faire pour apaiser la douleur liée à ces deuils et gérer l’angoisse qu’ils engendrent. D’autres auteurs parlent d’un travail de séparation plus que de deuil. La séparation se différencie du deuil en ce sens qu’il n’y a pas une perte totale et définitive de l’objet dans la séparation. Le travail psychique auquel va être soumis l’adolescent va être celui d’un désinvestissement provisoire et partiel de la libido liée aux imagos parentales associé à un autre travail psychique de conservation de l’investissement. D’autres théories, que je ne détaillerai pas ici, ont été émises pour théoriser l’adolescence : certains la voient comme un second processus de séparation-individuation, d’autres ont revisité la théorie de l’attachement pour l’adapter à l’adolescence.

D’un point de vue sociologique, l’adolescent peut être envisagé par le biais de la notion d’expérience. L’expérience à l’adolescence passe par l’agir et se dispense généralement de mots. Ce sont des actions que l’individu ne s’explique pas à lui-même, qui n’ont pas de but conscient et qui ne peuvent être pensées que dans l’après-coup. Cependant, ces expériences comportent trois fonctions :

  • l’éprouvé. L’expérience permet de s’assurer de sa propre existence ;
  • l’apprentissage. De l’expérience il reste quelque chose, dont l’adolescent pourra faire autre chose par la suite ;
  • la quête de sens. L’expérience a pour fondement la curiosité. Sans savoir vraiment ce qu’il cherche, l’adolescent va mettre du sens sur ce qu’il ressent, donner forme à ce qui l’envahit. C’est aussi une manière de reprendre le contrôle de sa vie, de ne pas avoir l’impression d’être submergé par sa pulsionnalité et ses angoisses.

La rencontre de l’adolescence avec l’alcool est complexe et a été largement théorisée par les psychiatres, les psychanalystes, les cognitivistes et les biologistes. Je ne referai pas une synthèse de toutes ces théories, mais en rappellerai quelques éléments qui semblent important pour la suite de mon exposé. L’individu rencontre l’alcool bien avant son adolescence... pas directement, il ne le boit pas, mais il voit des adultes autour de lui qui consomment de l’alcool, alors que lui n’a pas le droit d’en boire. L’alcool, convivial, euphorisant et désinhibiteur est frappé du sceau de l’interdit pour l’enfant. Il perçoit donc qu’à côté des effets qu’il peut juger de positifs, il doit exister quelque chose de dangereux dans l’alcool. Et puis, l’adolescence pointe son nez. Le jeune a besoin d’expérimenter, tout en transgressant. Il va accéder à quelque chose qui n’était réservée qu’aux adultes : il va boire de l’alcool. Il va le boire en groupe, au départ comme une expérience. Puis il va constater les effets que l’alcool a sur lui, sur ses angoisses, ses peurs, bref ce qui le gène en lui. Il réutilisera l’alcool dans le but de reproduire ces effets. Les consommations d’alcool à l’adolescence ont cela de particulier qu’elles ressemblent par certains points à la consommation des alcooliques chroniques : elle est ritualisée. Elles ont lieu tous les week-ends, elles sont prévues à l’avance, font partie de l’agenda de l’adolescent en quelque sorte. Ces moments d’alcoolisation constituent un repère pour les adolescents. Ils vont d’abord acheter de l’alcool puis regarderont s’il leur reste un peu de monnaie pour acheter de quoi manger. Et puis ils vont partager leur expérience de l’alcool. Ils vont se raconter ce que leur fait ressentir l’alcool et se dire des choses qu’ils pensent ou ne pensent pas.

Certains ont parlé de dépendance à l’alcool à l’adolescence. Il me semble dangereux de parler d’une telle chose. Comme je l’ai expliqué plus haut, l’adolescent va trouver une multitude d’objets de dépendance transitoire qu’il lâchera quand il se sentira suffisamment en sécurité à l’intérieur de lui pour affronter le monde.

La rencontre de l’adolescent avec l’alcool peut aussi être envisagée du côté d’une notion qui a bonne presse ces temps-ci : celle de conduites à risques. Dans une société où le risque est traqué et annihilé, dire qu’un comportement est à risque c’est le cibler afin qu’il soit maîtrisé, contrôlé et désintégré. D’ailleurs, il convient de remarquer qu’actuellement le risque est devenu synonyme de danger. Normalement, la notion de risque fait référence à la probabilité qu’une action puisse engendrer soit un effet positif soit un effet négatif. De nos jours, cette probabilité n’est plus envisagée. C’est l’effet négatif qui est perçu dans le risque. Et pourtant, le risque est "universel et perpétuel" explique David LEBRETON. Il fait partie intégrante de l’être humain et lui est même nécessaire. Grégory MICHEL dit même que le risque est un processus vital. La prise de risque à de nombreuses fonctions :

  • une fonction antidépressive, permettant une régulation émotionnelle. La prise de risque permettrait de mettre à distance les affects négatifs, en tous cas pour un temps ;
  • une fonction anxiolytique. L’angoisse insaisissable que ressent l’adolescent en temps normal trouve tout d’un coup une raison d’être. L’adolescent va pouvoir rationaliser et trouver une cause à son anxiété : la prise de risque, et donc diminuer son anxiété ;
  • l’insertion dans le groupe de pairs,
  • et la canalisation d’une tendance anti-sociale, en testant l’autorité parentale et sociale.

Beaucoup de personnes parlent de rituel initiatique en ce qui concerne la consommation d’alcool à l’adolescence. Il est clair que l’adolescent va arriver à l’âge adulte en traversant certaines étapes que l’on pourrait qualifier de rituels d’initiation, quoiqu’il y en ait de moins en moins : le passage du primaire au collège, du collège au lycée, le bac, le permis de conduire, le service militaire auparavant. Pour l’alcool, on ne peut pas réellement parler de rituel initiatique en ce sens que ses consommations ne sont pas ordonnancées par une autorité qui en détiendrait la signification. Les adolescents découvrent et boivent l’alcool entre eux. Jamais les adultes ne les accompagnent dans cette découverte. C’est la présence d’une autorité bienveillante et régulatrice qui fait le rite initiatique.

Et puis, il y a, bien entendu, la notion de binge-drinking, qui est devenu l’emblème de l’alcool chez le jeune. Ce terme est assez parlant des représentations que se fait le groupe social autour de l’adolescent et de ses alcoolisations. Mais notons d’emblée qu’il n’a rien de scientifique ou de clinique. Il possède des définitions extrêmement variables selon les pays et le fait que ce soit un terme anglais rajoute une dimension théâtrale et emphatique à ce qu’il représente. C’est un effet de mode qui n’a pour objet que de traduire une représentation sociale mais certainement pas un objet clinique.

Toutes ces réflexions autour de l’adolescent, de l‘alcool et de leur rencontre nous amènent donc à la question des représentations sociales concernant ces consommations, de leurs origines et de leurs fonctions. Pour appuyer mon propos, j’avais, lors de mon travail de thèse, fait une analyse d’articles de presse et des campagnes de publicité contre l’alcool. Je ne détaillerai pas cette partie un peu ennuyeuse ici. Notons simplement qu’en effet, les articles de presse, qui peuvent êtres considérés comme le reflet, le témoin des représentations sociales, utilisaient un certain nombre de termes et d’effets de style donnant une tonalité inquiétante et alarmiste concernant les consommations d’alcool à l’adolescence. Les campagnes de publicité, quant à elles, utilisaient la violence des images et le cynisme des mots pour en parler. Il paraît évident que, bien que choquantes sur le moment, ces campagnes ne peuvent absolument pas toucher personnellement les personnes à qui elles sont adressées. Leur violence ne peut que mobiliser des défenses psychiques intenses et minimiser l’impact réel du message qu’elles tentent de délivrer.

Avant d’expliquer les origines et les fonctions des représentations sociales dont nous parlons, je me suis demandé sous quel angle je devais étudier ces dites représentations : sont-elles la traduction d’un phénomène normal dans la société ? Traduisent-elles un réel mal-être des adolescents et de la société ? Constituent-elles un signal d’alarme ?

 

La première hypothèse était de dire qu’on assistait là à une sorte de pathologie de la représentation. En effet, en temps normal, la représentation, nous l’avons vu, a certaines fonctions. Elle permet notamment de donner un sens commun. Pour donner ce sens commun, elle est forcément imparfaite et n’est pas exactement l’objet qu’elle tente de désigner : c’en est une pâle copie. C’est dans ce décalage entre la représentation et l’objet représenté qu’il se passe quelque chose, qui n’a peut-être rien à voir avec l’un ou l’autre. C’est un espace d’imagination, d’échange, un espace souple et lieu de créativité sociale. Dans notre étude, et si nous envisageons tout cela sous l’angle d’une pathologie de la représentation, nous pourrions dire qu’il y a une rigidification de cet espace. Cette rigidification serait alors source d’une angoisse, quasi-sidérante pour le groupe social, autour des adolescents. On pourrait comparer ceci au délire. Le délire, chez le patient psychotique, est un mécanisme de défense. Il est ce qui lui permet de mettre un minimum en harmonie son monde interne avec le monde extérieur. Le délire, quand il n’est pas trop bruyant et trop envahissant, a donc une fonction vitale pour l’individu. Mais quand le délire s’emballe, qu’il se rigidifie, le patient et son entourage sont alors en danger. Le délire a alors un effet inverse et peut mettre le pronostic vital du patient en jeu. Il lui permet aussi de pouvoir demander de l’aide. Imaginons qu’ici aussi, concernant les consommations d’alcool à l’adolescence, la représentation du groupe social s’est emballée. Elle pourrait alors signifier un état de détresse du groupe social et/ou des adolescents.

Cette hypothèse d’une pathologie de la représentation nous éclaire un peu sur notre sujet, mais paraît insuffisante et cette dernière ne doit pas être uniquement envisagée que du côté de la défaillance ou de la pathologie.

Ce que nous dit en premier lieu notre constat, c’est que les consommations d’alcool à l’adolescence sont plus visibles actuellement. En effet, si elles ne sont en réalité pas ou peu modifiées, c’est que leur place dans le champ de vision social de l’adolescence est plus grande. Le regard social qui leur est porté est plus grand, probablement au détriment d’autres aspects qui disparaissent en arrière-plan. Nous pouvons alors nous demander si cette plus grande visibilité est du seul fait d’une modification du regard social sur les conduites d’alcoolisation à l’adolescence ou si l’adolescent lui-même ne fait pas en sorte que ses comportements d’alcoolisation soient plus visibles. Il est fort probable que ces deux facteurs sont impliqués. De son côté, le groupe social a plusieurs raisons possibles de focaliser son regard sur un événement particulier :

  • d’une part s’intéresser à un événement particulièrement inquiétant, choquant, ou perçu comme potentiellement dangereux ;
  • s’intéresser à un événement attirant, excitant ;
  • éviter de voir un autre événement périphérique ou de voir l’événement considéré dans sa totalité ;
  • et enfin de projeter à l’extérieur de lui-même une angoisse ou un dysfonctionnement particulier le concernant.

Du côté des adolescents, on peut aisément imaginer que s’ils font en sorte de rendre leurs consommations hyper visibles c’est pour témoigner d’un malaise sous-jacent. Ils viennent alors dire que quelque chose dysfonctionne au niveau social. Puisque l’adolescence est le lieu où se cristallisent les tensions sociales, c’est elle qui va dysfonctionner en premier. Il me semble intéressant de penser que la plus grande visibilité des alcoolisations des jeunes témoigne d’un mal-être qui ne concerne pas que les adolescents, comme beaucoup le pensent et l’envisagent. Voyons tout de même quelque chose de rassurant dans ce constat. En effet, au lieu d’augmenter la quantité d’alcool qu’il boit, l’adolescent ne fait qu’augmenter sa visibilité. Imaginons cependant que, si une situation pareille devait perdurer, les jeunes pourraient alors réellement augmenter leurs consommations d’alcool, épuisés d’avertir du malaise social.

 

Pour mieux comprendre les fonctions de ces représentations, arrêtons-nous un instant sur leurs circonstances d’émergence. En effet, elles ne sont pas apparues par hasard et si elles ont une fonction c’est bien par rapport à quelque chose qui dysfonctionne dans la société, et non uniquement du côté des adolescents. J’ai développé 5 aspects de ce contexte.

Premièrement, la société perçoit le monde actuel comme plus dangereux qu’hier. Un certain nombre d’études sociologiques ont en effet mis en évidence cet aspect. L’émergence et le développement hyper rapide des technologies a engendré, entre autres, ce sentiment d’insécurité et a entraîné par la même occasion une traque obsessionnelle du risque. Comme je l’ai expliqué plus haut, le risque est devenu synonyme de danger et doit être évacué de nos sociétés afin que la population se sente en sécurité. Du côté de la santé, il en va de même. L’augmentation de l’espérance de vie augmente de fait la probabilité de rencontrer des risques, mais renvoie aussi à l’idée de suprématie de la vie sur la mort, avec la tentation d’adhérer au fantasme d’immortalité. La médecine revêt un caractère tout-puissant et au-delà de ses fonctions diagnostique et thérapeutique, elle se voit désormais attribuer comme mission celle de prédire. Puisque le risque peut être évité et maîtrisé, la recherche "intentionnelle" de risque est alors vécue comme une hérésie, une incompréhension.

Un autre élément contextuel important est dû à la montée en puissance des sciences et de la technologie. J’émets l’hypothèse, dans mon travail, qu’actuellement, ce phénomène se fait aux dépens des croyances sacrées, de la religion et du recours au symbolique. J’évoque une "désymbolisation" des sociétés occidentales. Au temps où la médecine et les sciences n’imprégnaient pas ou peu l’environnement social, c’est le sacré et le symbolique qui tentaient de donner un sens au monde. Les croyances et les références religieuses faisaient office de Surmoi social et constituaient l’accès à la compréhension du monde

Actuellement la science donne l’illusion d’accéder à la vérité absolue concernant le fonctionnement du monde. Elle s’immisce dans cet espace représentationnel dont nous parlions tout à l’heure et vient le rigidifier. Le symbolique perd alors ses fonctions au profit du réel. Le rationalisme des sciences séduit les foules, et là où il y avait du doute, il n’y a plus que de fausses certitudes. Cette disparition du doute, pourvoyeur de créativité, d’imagination et de jeu, conduit à une rigidification et un appauvrissement de la pensée et du lien social.

Un élément que l’on ne peut pas ne pas évoquer concernant les adolescents, c’est leur famille. Les familles aussi ont subi des changements rapides et intenses. Ces changements sont à l’origine d’un décalage certain entre les parents et leurs ados. Ce décalage existe normalement et il est même nécessaire mais il semble qu’il se soit amplifié, au point d’avoir des conséquences délétères sur le fonctionnement familial. Ce décalage provient d’un certain nombre de caractéristiques nouvelles des sociétés occidentales. La problématique transculturelle en est une. Les différences culturelles entre parents et enfants en sont une autre. Nous ne parlerons ici que de ces dernières. Les avancées scientifiques et technologiques (avec l’apparition d’Internet, du téléphone portable, de MSN, Facebook...), la libéralisation des moeurs, le développement et l’importance des médias ainsi que le développement des moyens de transport sont autant de facteurs qui creusent un fossé conséquent entre les deux générations. Les parents ne comprennent pas les nouvelles modalités de communication et de comportement de leurs ados. Ce sont les ados qui apprennent certaines choses à leurs parents. Ils leur donnent les repères de la société actuelle. Auparavant, c’était l’inverse, les enfants recevaient une transmission de leurs parents qui eux-mêmes la tenaient de leurs parents... C’est ce que Margaret MEAD appelle les cultures post-figuratives. Le modèle actuel où les parents se voient transmettre des éléments culturels par leurs enfants, constitue le modèle de la société pré-figurative.

Un autre élément contextuel est le fait qu’actuellement, nous soyons dans une société où la "bonne santé est de rigueur". En effet, il n’y a qu’à regarder les médias pour se rendre compte à quel point il est mal vu de ne pas être en bonne santé. En tout cas, il est mal vu d’avoir des comportements qui peuvent altérer notre santé. La notion de bonne santé est devenue une obligation sociale. Toute personne qui ne met pas tout de son côté pour être en bonne santé est stigmatisée. Cette vision est un peu caricaturale, mais témoigne, selon nous, d’une tendance actuelle de nos sociétés. La préoccupation intense pour une bonne santé universelle, véhiculée par des stéréotypes anabolisés, anorexiques ou bronzés, ne représente en rien une inquiétude sanitaire des individus envers eux-mêmes et leurs congénères, mais tient plus du fantasme de toute puissance et de la prédominance de l’Idéal du Moi dans nos sociétés, au détriment du Surmoi.

Enfin, la question de l’autorité aussi est bien mise à mal dans cette histoire. Alors qu’elle a pour fonction à l’adolescence de donner des limites, un cadre que l’adolescent va pouvoir progressivement incorporer pour posséder enfin une sécurité interne qui lui permette de s’autonomiser, l’autorité est souvent associée, dans les représentations parentales, à la notion de violence ou de maltraitance. Les parents demandent donc in fine aux médecins, éducateurs ou assistantes sociales d’assurer la fonction autoritaire à leur place, ne sachant comment faire, pris par la culpabilité de pouvoir faire du mal à leurs enfants. André CAREL a beaucoup écrit au sujet de l’autorité. Il explique notamment que le parent, ne pouvant plus s’étayer sur des formations culturelles légitimant l’autorité éducative, met en latence, voire disqualifie son Surmoi protecteur et voit s’activer, en quelque sorte, son Surmoi sévère. De ce fait, il met en oeuvre, par contre-investissement, une forme manifeste d’autorité, un acte d’autorité qui, même s’il l’affirme bruyamment comme légitime, contient une excessive auto réprobation de la force morale qu’il nécessite. C’est un double message qui est alors délivré à l’adolescent, mettant ce dernier dans une insécurité intense.

Maintenant que nous avons dressé un tableau non exhaustif du contexte dans lequel les représentations sociales actuelles concernant les alcoolisations à l’adolescence émergent, nous allons nous intéresser aux fonctions que remplissent ces représentations.

Notons d’emblée que c’est l’ivresse qui est stigmatisée chez les adolescents. L’ivresse incarne le mal-être des adolescents. Et cela a certaines raisons. D’une part l’ivresse est la partie la plus visible de l’alcoolisation. Elle est donc plus facilement stigmatisable. Mais c’est surtout la valeur symbolique de l’ivresse qui est visée là. L’ivresse symbolise le lâcher prise, la faiblesse, la tendance à ne plus rien vouloir contrôler. Pointer l’ivresse c’est pointer ce qu’il peut y avoir de plus noir et de plus désorganisé en chacun de nous. C’est pointer ce qui fait de l’individu un être risquant de désintégrer l’ordre social. Nous voyons d’emblée le parallèle avec l’adolescence qui est elle-même, dans sa définition, pointée du doigt comme la catégorie de la population qui transgresse et peut provoquer un désordre social. Pointer l’ivresse chez l’adolescent, c’est parler du désordre social, de la déstructuration sociale sans en parler directement.

Les représentations sociales dont nous parlons ont aussi une fonction antidépressive pour le groupe social. Le groupe social utilise alors la projection pour se défendre contre un effondrement dépressif. Le malaise qui l’habite est projeté sur la population adolescente et matérialisé par ses consommations d’alcool (et plus généralement ses comportements déviants). Cela permet au groupe social de ne pas trop se remettre en question, de garder sa cohésion et son identité. Ce mécanisme de projection a donc une valeur économique du point de vue de l’appareil psychique groupal. Le risque évident de la perpétuation d’un tel mécanisme ou de son renforcement serait celui d’un épuisement du groupe social, d’une persécution réelle et quasi-délirante envers les jeunes, qui seraient rendus responsables du malaise social. On pourrait aussi assister à un effondrement mélancolique du groupe social.

Nous pouvons voir dans ces représentations sociales, aussi, une fonction de lien. Stigmatiser ces comportements c’est tout de même y porter un intérêt. C’est porter un intérêt, d’une façon plus générale, à l’adolescent, d’une façon maladroite certes. Les parents ne savent plus comment être en lien avec leurs ados. En pointant quelque chose du côté de la santé de leurs jeunes, ils tentent maladroitement de garder un lien avec eux. Focaliser son regard et son angoisse sur certains comportements de ses adolescents, c’est aussi tenter de circonscrire cette angoisse et l’empêcher qu’elle ne se diffuse à tout l’adolescent, ce qui entraînerait probablement alors une rupture. Cela n’a rien pour nous rassurer quant au fonctionnement des parents avec leurs ados, mais cela témoigne tout de même d’une préoccupation du groupe social pour ses adolescents.

Enfin, les représentations étudiées témoignent d’une peur de la dépendance de la part des parents. La crainte d’une dépendance à l’alcool témoigne à mon avis d’une crainte d’une dépendance plus générale de l’adolescent, d’une difficulté à accéder à une certaine indépendance. Les parents ont souvent du mal à voir leur adolescent grandir mais sont quand même rassurés de le voir s’autonomiser et se débrouiller seul, être heureux dans ses choix. Narcissiquement, ils se disent alors qu’ils sont de bons parents. Voir ses enfants rester à la maison, ce qui est renforcé par les difficultés à trouver du travail, l’allongement du temps des études (...), n’a rien de très valorisant et rassurant pour les parents. De plus, les ados représentent la continuité sociale, ceux qui vont prendre le relais des adultes. Les voir dans des comportements qu’ils associent à la dépendance ne peut qu’inquiéter le groupe social sur la continuité sociale, dans une période où cette continuité sociale est mise à mal et où le groupe social doute beaucoup de ses capacités.

Les éléments que je viens de vous apporter constituent une autre façon d’appréhender les comportements d’alcoolisation à l’adolescence et l’adolescence d’une façon plus générale. Cette vision psychosociologique de l’adolescent peut peut-être nous inciter à avoir une vision plus intégrative à son encontre. Il semble difficile d’avoir, en tant qu’intervenants au niveau des adolescents et de leurs familles, les mêmes représentations que le groupe social. Notre position doit justement être un tout petit peu décalée pour pouvoir faire quelque chose de ce que nous livre ces ados. À un niveau plus national, il me semble important de pouvoir avoir conscience des éléments dont je vous ai fait part. Les décisions gouvernementales prises dans le cadre du projet de loi HPST, notamment au niveau de l’alcool, témoignent d’une incompréhension majeure des adolescents, de la façon de les protéger, des les guider et d’envisager le soin que l’on peut leur apporter. Les campagnes de prévention contre l’alcool en sont le meilleur exemple. Les parents, qui sont de plus en plus en décalage par rapport à leurs ados, se voient retirer le peu de parentalité qu’il leur reste. S’il y a bien une chose sur laquelle mon travail m’a éclairé, c’est sur l’importance de remettre les adultes à leur place de parents, de les aider à réinvestir la parentalité. On ne trouvera pas mieux qu’un parent pour montrer à son ado quelles sont les autres voies pour grandir que celle de l’alcool.

Mise à jour le Jeudi, 11 Août 2011 16:32