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Crochon - conscience

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Qu’est-ce que la conscience de soi ?

François CROCHON, Psychomotricien D.E., Balnéothérapeute

Lorsque l’on m’a demandé d’intervenir sur le thème de l’estime de soi, dans le cadre de l’une des rencontres du Groupe Interalcool Rhône-Alpes, il m’est apparu important de commencer par définir plus précisément le concept de conscience de soi. L’alcool n’a t-il pas, entres autres, pour fonction, de brouiller, voire d’abolir la conscience même de soi, et quelque fois jusqu’à la perte de conscience et le coma ? Cependant, il s’avérait essentiel de circonscrire le champ de cette vaste question bio-psycho-sociale. L’approche neurobiologique est admirablement détaillée dans les ouvrages d’Antonio R. DAMASIO[1]. J’ai préféré, ici, reprendre avec vous les concepts psychanalytiques du sentiment même d’exister, ce qui nous renvoie aux prémisses de notre existence, et peut-être même selon la psychologue Michèle MONJAUZE aux sources de la dépendance.

La seconde partie de mon propos visera à vous exposer l’une des médiations possibles pour restaurer la conscience, et peut-être alors, l’estime de soi chez les personnes alcoolodépendantes, à travers la Balnéothérapie, qui représente l’essentiel de ma pratique clinique en centre de post-cure[2].

La part alcoolique de Soi

Michèle Monjauze, dans son ouvrage[3] « la part alcoolique du soi », présente la problématique alcoolique comme une " problématique d'ordre autistique" dont le symptôme témoigne d'une faille archaïque, c'est-à-dire au niveau des premiers liens de l’enfant à sa mère. L'auteur présente ensuite la capacité du patient à gérer lui-même la part alcoolique de sa personnalité, assimilable à une enclave autistique. L'approche proposée par M.Monjauze m'a beaucoup aidé dans mon travail de psychomotricien auprès de personnes alcoolodépendantes, car elle ouvre des perspectives intéressantes dans l'accompagnement thérapeutique des patients, en proposant d'engager la part adaptative de l’individu à prendre soin de la part alcoolique. Elle nous fournit la définition suivante :

"Le terme d'alcoolique désigne un type de personnalité marqué par une faille psychique précoce telle qu'elle entraîne à plus ou moins long terme la nécessité impérieuse et irrépressible de boire de l'alcool, ou la contrainte d'exercer vis à vis de la consommation d'alcool une exclusion radicale"[4]

M. Monjauze parle de faille psychique précoce "pour mettre l'accent sur le fait que la conduite d'alcoolisation excessive ne peut être envisagée qu'en tant que conséquence visible et plus ou moins tardive d'une cause profonde […]" dont la genèse s'inscrit "dans un trouble précoce de la relation mère-enfant, trouble qui se manifeste ostensiblement à l'adolescence ou plus tard. L'éclosion en est souvent liée à des évènements de rupture, modification de l'environnement, confrontation à de nouveaux groupes sociaux"[5]

Le symptôme alcoolique

Le symptôme alcoolique ne représenterait donc (toujours selon M. MONJAUZE) que la réponse défensive aux angoisses et aux carences psychoaffectives du patient, c'est-à-dire en référence à un processus archaïque qui ne se serait pas déroulé correctement :

  • Il s'inscrit dans le préverbal, n'est pas dans l'ordre du symbolique, c'est à dire non verbal et non-signifiant.  Il ne peut donc pas s'entendre dans le sens d'un trouble de "l'oralité", car "la pathologie se noue à une phase de développement si archaïque que le corps tout entier est une bouche avide, sans pour autant que la libido orale ne soit constituée"[6].
  • L'agir est la seule composante du symptôme : la compulsion automatique d'ingestion du toxique expulse la pensée de l'espace psychique, les sensations cénesthésiques prévalant de façon autocratiques.
  • La répétition en est une composante essentielle ; elle désigne ce qui n'a pas pu être lié par la pensée et qui doit être répété dans le but d'en rechercher la liaison. Donc la répétition signale l'existence de traumatismes sous-jacents.
  • L'alcool est utilisé comme anxiolytique puissant, remède miracle en réponse à une angoisse profonde. Vouloir réduire par une action corporelle, répétée et univoque, les failles psychiques, implique une confusion du psychique et du corporel.
  • L'alcool est une pathologie de l'"entre-deux" : il vise à effacer, voire denier, les différences de sexe, de génération, ainsi que les limites du temps et de l'espace.
  • Quelles que soient les modalités du symptôme, elle conduisent à la solitude et à la régression du patient : repli sur soi, exclusion du champ social et familial. L'alcool efface l'autre, absorbe l'alcoolique dans un autofonctionnement, dans le fantasme de l'auto-engendrement.
  • L'alcoolisme est une pathologie de la honte et non de la culpabilité, dans le sens où elle met à jour une image du corps très archaïque, très régressive proche de l'animalité.

L'auteur pense que parmi les abstinents, certains ont trouvé la capacité de gérer la part alcoolique de soi sans avoir à faire aux soignants "ce sont les alcooliques qui, grâce à la vigilance de leur partie adaptative, ont pu prendre conscience du danger présenté par l'alcool ou s'accrocher à l'expérience d'abstinents de plus longue date."[7] Bien évidemment, ces personnes ne sont pas majoritaires, et fréquemment, les personnes alcoolodépendantes se tournent vers un thérapeute ou une institution. Ils deviennent alors "l'objet" d'une prise en charge thérapeutique, et acceptent de prendre le statut de patient.

Notre travail en tant que psychomotricien, au travers de la thérapie à médiation corporelle, aura pour but « de permettre au patient d'arriver à contenir lui-même sa pathologie et d'en assurer la gestion. Le psychothérapeute va constituer un contenant provisoire, ouvrir un "espace potentiel" dans lequel le patient va pouvoir se penser (se panser), se recréer, et établir à soi une relation positive. »

Mais avant de nous pencher sur les modalités permettant au patient de restaurer l’estime de soi, et de voir comment opère la Thérapie Psychomotrice, il semble important de définir le concept même d’estime de soi. Pour Christophe ANDRE et François LELORD[8], l’estime de soi regroupe les capacités de croire en soi, s’aimer soi-même, avoir confiance en soi, …

Mais qu’est-ce donc que la conscience de soi ?

Comment le bébé prend conscience de lui-même ? Comment se construit son sentiment continu d’existence physique et psychique, c’est-à-dire le self ? Et où peut donc se situer cette faille psychique de soi qui a été évoquée par M. MONJAUZE, comme se situant à la source même de l’addiction, lorsque le processus d’individuation ne s’est pas déroulé correctement ?

L'enfant a besoin pour se développer, construire son psychisme, de la présence attentive et bienveillante de sa mère ou de son substitut, et de créer des liens particuliers avec elle. L'attachement entre les parents et leur enfant se construit à partir des capacités sensori-motrices du nouveau-né et des réactions parentales instinctives. L’environnement, et surtout, la mère au début de la vie, joue un rôle déterminant dans le développement psychique de l’enfant. A la naissance et pendant plusieurs mois, il en est dépendant.

L’approche que nous souhaitons vous présenter sur un plan théorique, à travers Freud, Klein, Winnicott et Bion est un modèle basé sur la métapsychologie de l’absence. Ce modèle nous montre comment l’enfant va progressivement pouvoir s’individuer et construire son self, c'est-à-dire le sentiment continu d’existence et les représentations de l’objet à partir des périodes d’éloignement du premier objet d’amour, c’est-à-dire la mère, ou son substitut.

  • D. W. Winnicott a mis en avant les qualités que devaient posséder la mère –ou la figure maternelle- pour pouvoir soutenir le Moi faible de son enfant. C'est également lui qui a développé l'idée d'un Self qui ne pourrait être vrai que s'il est la conséquence d'une répétition de réponses maternelles satisfaisantes pour l'enfant.
  • W. R. Bion s’est intéressé au développement de la pensée de l'enfant, en relation étroite avec la capacité maternelle de "contenir", de recevoir les projections de celui-ci et de le nourrir psychiquement.
  • M. Klein a beaucoup contribué à montrer la manière dont l'enfant se différencie progressivement de l'objet maternant.

Les approches de ces 3 auteurs s’appuient sur le concept des pulsions développé par Freud. En 1914, Freud introduit le concept de narcissisme dans sa théorie. Ce concept va contribuer à mettre en place la théorie des pulsions.

Il n'y aurait qu'une seule libido qui ne se distinguerait que par son lieu d'investissement : le Moi ou les objets. Il existe donc une libido du Moi (libido investit dans le Moi, ou narcissique) et une libido d'objet (investit dans les objets extérieurs). Puisqu'il n'existe qu'une seule libido, lorsque l'une croît, l'autre décroît.

Narcissisme primaire, narcissisme secondaire :

Pour S. Freud, l'appareil psychique se construit par étapes. Il décrit trois stades prégénitaux : oral, anal et phallique ou urétral qui débutent à la naissance et se terminent entre 5 et 6 ans par le complexe d'Œdipe. Ils correspondent à une "étape du développement de l'enfant caractérisée par une organisation, plus ou moins marquée de la libido sous le primat d'une zone érogène et par la prédominance d'un mode de relation d'objet."[9] Pendant cette période, l'enfant est centré sur lui et n’a pas conscience de l’existence de l’objet maternant. La satisfaction de ses besoins relève de sa toute-puissance. On parle alors de narcissisme primaire qui" […] désigne un état précoce où l'enfant investit toute sa libido sur lui-même." [10] Peu à peu, l’enfant va s’ouvrir au monde et l’explorer. Il entre dans une deuxième phase : le narcissisme secondaire qui" […] désigne un retournement sur le Moi de la libido, retirée de ses investissements objectaux." [11]

On assiste ainsi à une évolution progressive de l'appareil psychique d'un fonctionnement essentiellement primaire vers un fonctionnement de plus en plus secondaire. Cela se traduit par un passage du principe de plaisir régit par le Ça au principe de réalité au fur et à mesure que le Moi et le Surmoi se développent, (le Ça entrant en conflit avec le Moi et le Surmoi). En dernier lieu donc, le principe de réalité" [...] réussit à s'imposer comme principe régulateur, la recherche de la satisfaction ne s'effectue plus par les voies les plus courtes, mais elle emprunte des détours et ajourne son résultat en fonction des conditions imposées par le monde extérieur." [12]

Le développement est lié à une prise d'influence du Moi qui devient progressivement capable de trouver des compromis satisfaisants pour le Surmoi, le Ça et l'extérieur. Dans la pathologie alcoolique, le principe de plaisir dirige la vie du sujet. La satisfaction doit être immédiate, il n'y a pas de report possible.

D. W. WINNICOTT a définit plus finement la qualité du lien à la mère :

Au tout début de sa vie, le nourrisson a absolument besoin de soins maternels "suffisamment bons". Pour D. W. Winnicott, ce sont les soins maternels qui permettent de prévenir les distorsions précoces. En effet, le Moi de la mère supplée celui de l'enfant qui n'est pas encore constitué. Il est nécessaire que par les soins, les parents éveillent chez leur enfant le plaisir de vivre, qu'ils suscitent le plaisir des sensations et l'éveil de l'auto-érotisme. "Le potentiel inné d'un enfant ne peut devenir un enfant que s'il est couplé à des soins maternels." [13]

La préoccupation maternelle primaire

La préoccupation maternelle primaire est nécessaire pour un bon développement psychique de son bébé. Elle dépasse la notion de qualité de soin.

Winnicott a développé l’idée d’un état particulier de la mère qui se développe pendant toute la grossesse et dure encore quelques semaines après l’accouchement. Cette "maladie normale" se caractérise par une identification massive de la mère à son bébé afin de percevoir et répondre au mieux à ses besoins. La mère qui a atteint cet état d’hypersensibilité fournit à son enfant les conditions nécessaires à son développement physique, affectif et psychique.

Peu à peu, cette empathie accrue de la mère à l’égard de son enfant va s’atténuer parallèlement à la capacité grandissante de l’enfant à supporter les réponses non immédiates. "La mère «guérira» lorsque son enfant l'en «délivrera»." [14]

Les qualités du contenant

D. W. Winnicott postule qu'au début de sa vie le nourrisson est dans "un état de non-intégration primaire" qui alterne avec des états de repos. Il souligne le fait que le Moi de l'enfant risque d'être détruit par les pulsions qui l'envahissent si la mère n'est pas suffisamment présente pour l'aider à contenir ses forces pulsionnelles.

"Le Moi s'organise progressivement en faisant l'expérience «des menaces d'annihilation» qui n'entraînent pas l'annihilation mais dont il se remet chaque fois grâce aux soins maternels." [15]

Selon D.W. Winnicott, il existe trois perspectives dans lesquelles l'environnement doit intervenir pour permettre la maturation du Moi de l'enfant : le "holding" (portage), le "handling" (soins) et l' "object presenting" (présentation de l'objet). On peut qualifier l'ensemble de maternage.

Le "holding" a pour fonction la protection contre toutes les expériences angoissantes ressenties dès la naissance. C’est la manière dont l'enfant est porté, soutenu tant physiquement que psychiquement. Il comprend toutes les situations de portage, de bercement, de maintient du corps de l'enfant par celui de sa mère qui lui offre un support stable afin que ses angoisses de chute ne l'envahissent pas. En étant rassuré dans son corps, il va peu à peu intégrer la confiance en lui. Si le "holding" est assuré de manière suffisante et régulière, l'enfant pourra développer un sentiment continu d'exister ainsi que la capacité de penser. La résultante des effets du holding est l'intégration de l'unité psychique et corporelle. C'est la constitution du Moi et du Self."L'établissement du Moi doit reposer sur un sentiment continu d'exister suffisant, non interrompu par des réactions à des immixtions." [16] La qualité contenante et sécurisante de la mère suppose une rythmicité et une ritualisation des soins.

Le terme de "handling" est utilisé pour décrire la manière dont la mère effectue les soins de l'enfant et le manipule. La répétition des émotions et des sensations, liées à ce maniement, va permettre à l'enfant de repérer les limites de son corps et de se l'approprier en le reconnaissant.

La résultante des effets du "handling" est la personnalisation. Il s'agit de l'installation de la psyché dans le soma et le développement du fonctionnement mental.

Le terme d' "object presenting" est utilisé pour décrire le fait de présenter et nommer les objets qui font partie de la vie du bébé et aussi donner une signification à ce qui l'entoure. Sans cela, son environnement lui paraîtrait hostile et terrifiant. De plus, c'est grâce à cela que l'enfant construit son schéma corporel et pourra plus tard mettre des mots sur ses sensations.

Ces trois processus sont intriqués. Ils participent à la constitution du Moi et permettent à l'enfant d'arriver à la "capacité d'être seul". "La maturité et la capacité d'être seul impliquent que l'individu a eu la chance, grâce à des soins maternels suffisamment bons, d'édifier sa confiance en un environnement favorable." [17] Bien sûr, toutes ces qualités sont sous-tendues par la qualité de l'état de la préoccupation maternelle primaire.

La constitution du Self permet la différenciation entre le corps de la mère et celui de son enfant parallèlement à la différenciation entre le Moi de la mère et le Moi de l'enfant. Lorsque le Moi devient une unité différenciée de l'extérieur, Winnicott lui donne le nom de "Self". On pourrait donc dire que le Self précède le Moi mature. "Le Self de l'individu débute par une somme d'expériences : repos, motricité spontanée, sensations, passage de l'activité au repos, acquisition progressive de la capacité d'attendre la guérison des annihilations." [18] Au contraire, lorsque le sujet répond aux besoins de sa mère au lieu de répondre aux siens, on dit qu'il fonctionne en "faux Self". Le "faux Self" apparaît lorsque la mère, substitue son propre besoin à celui de l’enfant, ce qui implique chez celui-ci une attitude de soumission.

Ces différentes étapes de l'individuation, qui ont lieu au tout début de la vie, se font sur un mode de relations essentiellement corporelles, c’est la raison pour laquelle les thérapies à médiation corporelle (comme la relaxation et la balnéothérapie) sont particulièrement indiquées dans la prise en charge des patients alcoolodépendants.

D'autres auteurs se sont ensuite penchés sur l'importance de la mère dans la naissance à la vie psychique de son enfant. Son rôle est entre autre de donner du sens à ce que lui montre son enfant, à ce qu'il vit. Elle le fait notamment en se basant sur son propre vécu émotionnel et les représentations qu'elle en a.

La mère base du lien à l’environnement selon W. R. BION

W. R. Bion a développé une théorie du psychisme qu'il nomme "appareil à penser les pensées". Selon lui, pour contenir la vie psychique de son enfant, l'objet optimal, c'est à dire la mère ou son substitut, doit posséder la "fonction alpha". Grâce à cette opération qui s'établit inconsciemment entre la mère et son enfant, celui-ci va pouvoir développer sa pensée.

La fonction alpha

La fonction alpha est assurée par la mère. Elle permet d'accueillir les ressentis sensoriels et les émotions du bébé, de les convertir en éléments alpha afin qu'il puisse les réintrojecter."[...] Bion avance l'idée d'une fonction alpha qui convertirait les données des sens en « éléments alpha», procurant à la psyché le matériel des pensées." [19]

La fonction alpha peut donc être définie comme une fonction symbolique essentielle permettant à la personnalité d'enregistrer, d'élaborer et de communiquer les expériences qui la caractérisent. L'identification projective permet à l'enfant de faire ressentir à sa mère ce que lui ressent. Ainsi, pourra-t-elle détoxiquer les ressentis dangereux de son enfant pour les lui redonner sous une forme plus acceptable et nommer ceux qui sont agréables. Les éléments alpha introjectés par le bébé deviennent des traces mnésiques pouvant être utilisées dans les souvenirs. L'aboutissement serait la création d'une fonction alpha personnelle. Peu à peu, l'accumulation d'éléments alpha par l'enfant formera une "barrière de contact [...] qui protègerait les fantasmes et les phénomènes endopsychiques de l'impact de la réalité, tout en préservant ce contact avec la réalité d'un envahissement trop important par les émotions d'origine interne". [20]

S'il arrive que la mère ne détoxique pas les projections de son bébé, elle ne joue pas le rôle de fonction alpha de son bébé. Les données sensorielles et les émotions ne pouvant être transformées en éléments alpha restent des vécus bruts, ce sont des éléments bêta, dont la prévalence entraîne un fonctionnement de type psychotique. Ne pouvant être utilisés par la pensée, c'est-à-dire non symbolisables, ils auront pour seule destinée d'être évacués sous forme de symptômes psychosomatiques, ou de conduites addictives.

Fonction de l’alcool

L'alcool brouille les limites et les différences. Cet effacement dans la confusion peut apparaître comme une réponse défensive à l'angoisse de différenciation et de régression. Elle renvoie à une régression, très archaïque, à la phase d'autisme primaire, où le Moi est indifférencié du non-Moi.

L’ambiguïté de l'objet alcool, paradoxalement salvateur et destructeur, induit une confusion entre amour et haine, qui est une rémanence de fonctionnement autistique. Ces confusions témoignent d'un malaise identitaire extrêmement important qui prend sa source dans les processus archaïques de séparation-individuation.

La faille de l'activité de représentation

Michèle Monjauze note que pour les alcooliques, "l'entre deux est effrayant par son vide représentatif et affectif à la fois."[21] , et implique une angoisse de non-représentation, une angoisse de vide psychique. Cette faille représentative concerne aussi bien l'espace, le temps, que la relation à l'Autre.

L'image du corps

En ce qui concerne l’image du corps, François Perrier désigne l'alcoolique comme "un auto-exilé en son corps impropre."[22] Le corps de l'alcoolique présente "des zones muettes non symbolisées"[23] , il s'agit d'un corps inerte anesthésié, marqué par une carence de l'érotisation, par faute d'expériences maternantes "suffisamment bonnes".

L'image du corps est très archaïque et renvoie parfois à une identité excrémentielle.  La nature même du produit alcool, et de ses effets (anxiolytiques en premier chef) entretient les angoisses archaïques de chute, de vidage, d'écoulement, de dessiccation, de disparition. L'alcool par sa liquidité et son mode d'absorption (avalage goulûment d'un liquide), semble représenter un substitut de l'objet initial du besoin. Ce serait donc le liquide nourrissant lui-même qui aurait pris ce caractère fantasmatique par sa réponse à une recherche de sensation : le symptôme alcool semble le signe d'une faille bio-psychologique du senti.

Le discours sur le corps est pauvre, métonymique[24], ou revêt l'apparence d'un corps-machine. Nous nous heurtons à l’asomatopsychognosie, aux difficultés à décrire des sensations au niveau corporel, ainsi que des émotions…

La Thérapie Psychomotrice (et la balnéothérapie) met l’accent sur les capacités d’attention du sujet à ses ressentis corporels et aux possibilités de verbaliser ces états du corps réel (quand cette fonction est assurée par un objet attentif, on est dans une relation d’aide).

La fonction de contenance du cadre thérapeutique devient une métaphore de la fonction de holding décrite par Winnicott. "Il s'agit de rendre au corps en sa plénitude sa place de lieu fondamental du plaisir. Il s'agit donc de faire investir sur un mode positif comme objet de désir, ce qui du corps n'a pas été investi, ou ce qui a été désinvesti, ou ce qui est investi négativement." En somme selon Castets[25], "il s'agit de faire naître le plaisir où il n'y avait que le déplaisir."

L’écoute des ressentis corporels au sein d’un cadre suffisamment bon aura pour fonction de permettre au patient d’opérer des remaniements au niveau du sentiment de soi. Ce travail se situant à un niveau archaïque à rapprocher du processus décrit par Bion consistant à détoxiquer les ressentis corporels bruts et non verbalisables dans le premier temps du soin.

L'espace de la thérapie à médiation corporelle ouvre alors au patient une aire de pensée, de jeu, des idées, un "espace potentiel" selon Winnicott. L’approche spécifique de la balnéothérapie en eau chaude va potentialiser ce travail par le caractère régressif qu’il induit.

Une approche particulière : la balnéothérapie.

Dans le cadre de mon travail au C.M.A., j'ai la chance de pouvoir proposer principalement des prises en charge psychomotrice en milieu aquatique.

Description du cadre de travail.

Il s'agit d'un local assez vaste ouvert sur un jardin intérieur. Un bassin circulaire (de 5 m de diamètre, avec une profondeur de 1,20 m) propose une eau dont la température aux alentours de 34,5°C est propice à la relaxation et à la détente. Un système de jacuzzi permet la pratique de massages. Je rencontre les patients une à deux fois par semaine, avec au moins une séance durant 1h30. C'est la première médiation thérapeutique qui est proposée aux patients, l'après-midi même de leur arrivée : un bon moyen pour se mettre dans le bain du programme de soin.

Les propriétés de l'eau.

L'eau véhicule des représentations symboliques et sociologiques très fortes qui renvoient de façon très archaïque à la vie intra-utérine et au liquide amniotique dans lequel baigne le fœtus pendant neuf mois. C'est un élément qui ne peut pas nous laisser indifférents, qu'il éveille en nous de la fascination ou nous inspire des craintes.

L'enveloppe thermique.

La température de l'eau qui est celle de la température cutanée, ainsi que la construction et la durée des séances permettent, selon ces propriétés physiologiques myorelaxantes, un accès rapide aux sensations de relâchement musculaire et de détente. Selon D. Anzieu[26], l'impression de chaleur s'étend du moi corporel au Moi psychique et enveloppe le Soi : " L'enveloppe de chaleur (si celle-ci évidemment reste tempérée) témoigne d'une sécurité narcissique et d'un investissement en pulsion d'attachement suffisants pour rentrer en relation d'échange avec l'autre, à condition que ce soit sur un pied de respect mutuel de la singularité et de l'autonomie de chacun : le langage courant parle alors de "contacts chaleureux". Cette enveloppe délimite un territoire pacifique, avec des postes frontières permettant l'entrée et la sortie de voyageurs dont on vérifie seulement qu'ils n'ont pas d'intentions et d'armes malveillantes."[27]

L'eau favorise une approche globale le développement de la personne et l'utilisation harmonieuse de ses capacités selon 3 axes :

le potentiel sensori-moteur,

Les capacités cognitives,

La dynamique relationnelle et affective.

Le fait de travailler dans l'eau permet d'offrir le maximum d'autonomie et plus particulièrement sur le plan moteur. L'effet de masse de l'eau contenue dans le bassin imprime à nos corps des contraintes physiques. Sous l'effet de cette fameuse loi de la "poussée d'Archimède", le corps se fait moins pesant et se libère partiellement des effets de la pesanteur. Même si nous devons rechercher un nouvel équilibre, le mouvement est facilité; grâce à des phénomènes de portance et à la résistance de l'eau, la gestualité du corps est libérée, le corps s'exprime.

Dans l'eau, nous avons accès à la troisième dimension de l'espace. Nous évoluons dans un système référentiel nouveau, à travers la profondeur (nous pouvons aller sous l'eau, toucher le fond, nager à mi-hauteur, ou tout simplement flotter sur l'eau).

L'eau induit également des effets sur le corps, et détermine une profonde transformation de toutes les fonctions corporelles de base, en particulier :

  • La perception sensorielle du corps ; l'eau qui nous sollicite par l'intermédiaire de nos cinq sens a un effet d'enveloppe car elle offre un contact total au niveau de la peau.
  • La fonction tonique ; grâce à des mobilisations adaptées et à des ajustements toniques, le corps tendu peut se relâcher.
  • La fonction respiratoire, en gérant l'apnée pour aller sous l'eau par exemple.
  • La fonction d'équilibration du corps dans l'espace.
  • L'organisation du mouvement.

Aux cotés de ces aspects physiologiques, l'eau, suscite également des émotions très variées que nous sommes amenés à partager, et nous implique affectivement. Au-delà du savoir-faire, il s'agit d'expérimenter notre manière d'être. L'eau nous confère un statut de sujet. Il faut accepter de se "jeter à l'eau", de "se mouiller" et de partir à l'aventure, c'est-à-dire aller à la découverte de l'eau, de l'autre, de soi-même.

La première chose qui est demandée aux patients lors du premier temps thérapeutique est de parler de leur histoire par rapport à l'eau, afin que le groupe tout entier puisse entendre les craintes et les souhaits de tous. Les groupes étant par nature très hétérogènes, le premier message transmis par le psychomotricien est de s'autoriser à prendre soin de soi, et si possible d'y prendre du plaisir bien entendu ; l'important est de ne pas se faire violence, et de travailler dans le respect de ses propres limites, afin de restaurer l’estime de soi. Pour certains patients, c'est l'occasion de reprendre une activité corporelle qu'ils avaient délaissée depuis longtemps.  Je me souviens d'une dame de 65 ans qui s'était acheté un jogging pour la première fois de sa vie !

Le psychomotricien doit autoriser la parole et permettre la métabolisation du ressenti par la reformulation des sentiments exprimés. Il ne s'agit pas, bien évidemment, de commenter, voire d'évaluer le travail du patient. La verbalisation permet au patient de restituer quelque chose de lui, de profondément ressenti. Tout le monde peut alors prendre sa place, restituer quelque chose de son ressenti, de son vécu. Le fait de communiquer est une exigence vitale pour exister, c'est à dire pour être un sujet et non un objet dans la vie. On a souvent tendance à décrire l'addiction alcoolique comme une pathologie de la communication. Si communiquer signifie mettre en commun, chaque patient devra s'interroger sur sa capacité

  • « à se dire (parler de soi et non sur l'autre),
  • à écouter (accepter de se taire pour laisser l'autre se dire),
  • à entendre (c'est-à-dire recevoir l'expression de l'autre non pour la faire sienne, mais pour entendre justement la différence),
  • à ne pas dire aussi, dans l'acceptation que chacun a droit à une zone d'intimité, à un territoire qui échappe au partage ou même à la compréhension d'autrui. » [28]

Pour conclure

L'espace de la Thérapie Psychomotrice doit permettre que la vie soit plus vivable d'un point de vue écologique, et supportable d'un point de vue éthique pour la personne inscrite dans une problématique de l’addiction.

Selon nous, il s’agit avant tout :

  • d’accompagner la personne dans une démarche de soin unique, individuelle, c'est à dire dans sa propre demande de changement,
  • et de l'aider par une approche globale centrée sur ses capacités et ses ressources personnelles, à potentialiser et à pérenniser les solutions personnelles qu'elle peut mettre en œuvre.

Le devoir de tout thérapeute, en tout premier lieu, est de ne pas nuire au patient. Ce qui exige un souci constant de formation théorique et technique, de compréhension des divers phénomènes bio-psycho-sociaux en jeu, et de réflexion sur sa propre pratique et de contrôle de son travail. Mais le recours à la Théorie n’a de sens que si c’est le patient qui reste au centre du soin.

Le patient ne sera plus alors "l'objet d'une méthode" mais devient le sujet d'une relation thérapeutique avec le psychomotricien afin de "contenir lui-même sa pathologie et d'en assurer la gestion"[29].

"En accaparant le pouvoir de guérir, le soignant pénalise le soigné : il ne lui laisse pas inventer ses propres solutions. La guérison, c'est à dire, la solution la moins mauvaise pour le soigné, est pourtant toujours un mélange où la part du soignant et celle du soigné sont inextricables. Le soignant ne peut penser, ou désirer à la place du soigné. Il pense avec lui. Il respecte la liberté de sa subjectivité et ne lui impose pas la sienne. " Ce n'est pas le médecin qui vient à bout de la maladie, mais le malade", disait Groddeck. Pour guérir, il faut vouloir guérir."[30]


[1] J’invite le lecteur à se référer à deux de ses ouvrages les plus connus :

Antonio R. DAMASIO, L’Erreur de Descartes, Odile Jacob, Paris, 2001 pour l’édition de poche, 396 pages, et

Antonio R. DAMASIO, Le Sentiment même de soi, Odile Jacob, Paris, 2002 pour l’édition de poche, 479 pages.

[2] Centre Mutualiste d’Alcoologie (C.M.A.), Le Vernay, Route de Chazelles, 42330 St Galmier.

[3] M. Monjauze, La part alcoolique du Soi, Dunod, collection Psychismes, 1999, 303 pages.

[4] Op.cit p. 131

[5]M.Monjauze, La part alcoolique du Soi, Dunod, collection Psychismes, 1999, pp 131-132

[6] Marie Pronzati, D'un corps récipient vers un corps contenant, mémoire n°642 présenté pour l'obtention du diplôme d'Etat de Psychomotricien, Université Claude Bernard Lyon 1, 2001, p. 18

[7] M.Monjauze, La part alcoolique du Soi, Dunod, collection Psychismes, 1999, p. 110

[8] Christophe ANDRE et François LELORD, L’estime de soi, Edition poche Odile Jacob, janvier 2002

[9] LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 454

[10] LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 262

[11] LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 262

[12] LAPLANCHE J., PONTALIS J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 336

[13] WINNICOTT D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, PAYOT, 1969, p.

[14] CICCONE A., LHOPITAL M., Naissance à la vie psychique, DUNOD, 2001, p. 72

[15] GOLSE B., Développement affectif et intellectuel de l'enfant, MASSON, 1997, p. 83

[16] WINNICOTT D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, PAYOT, 1969, p. 172

[17] WINNICOTT D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, PAYOT, 1969, p. 208

[18] WINNICOTT D. W., De la pédiatrie à la psychanalyse, PAYOT, 1969, p. 174

[19] CICCONE A., LHOPITAL M., Naissance à la vie psychique, DUNOD, 2001, p. 74

[20] GOLSE B., Développement affectif et intellectuel de l'enfant, MASSON, 1997, p. 110

[21]Op.cit.  p.138

[22] F. Perrier, Thanatol, in La chaussée d'Antin, Paris, UGE 10/18, tome 2

[23] Mijolla A. de & Shentoub S.-A., Pour une psychanalyse de l'alcoolisme, Paris, Payot, 1973,

[24] mécanisme à travers lequel une partie représente le tout : "moi, c'est une pancréatite aiguë !"

[25] dans "mémoire du corps et identité",

[26] Didier Anzieu, Le Moi-Peau, Dunod, collection Psychisme, 1985, 254 pages

[27] Didier Anzieu, Le Moi-Peau, Dunod, collection Psychisme, 1985, p. 176

[28] d'après une conférence de Jacques SALOME

[29] M.Monjauze, La part alcoolique du Soi, Dunod, collection Psychismes, 1999, p. 208

[30] Edouard ZARIFIAN, La Force de guérir, Editions Odile Jacob, 1999, p. 166

Mise à jour le Vendredi, 30 Décembre 2011 16:12