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Discours et interactions de comptoir du sujet alcoolique

François Péréa - Linguiste. Maître de conférences à l’université Montpellier III. Laboratoire Praxiling UMR 5267 CNRS. 

décembre 2011

Ce texte résume le séminaire réalisé à l’invitation du Groupe Interalcool Rhône-Alpes le vendredi 2 décembre 2011. Il comporte de nombreux liens vers le site de l’auteur (www.pling.fr) pour approfondissement.

Il y a quelques années (Perea, 2000), j’ai observé le comportement langagier de sujets que différentes nosographies nomment « alcoolique chronique » (Knight, 1937), « alcoolite » (Fouquet, 1950), « alcoolique delta » (Jellinek, 1960), « buveur invétéré » (Alonso-Fernadez, 1987), etc.

Comme linguiste, n’ayant pas à se positionner dans ces opérations de profilage, j’avais choisi à l’époque d’employer « éthylique » pour désigner les sujets rencontrés. Depuis, et parce que la rencontre avec d’autres disciplines m’y ont incité, j’emploie « alcoolique » comme terme générique qui, dans ces lignes,  ne restreint pas les sujets à la dépendance et n’occulte pas certains aspects et connotations à laquelle réfère l’expression « malade alcoolique ».

Plus simplement, il s’agit de sujets présents quotidiennement et longuement dans des bistrots de quartier, consommant massivement des boissons de prédilection au comptoir, en compagnie (par opposition au buveur solitaire et/ou caché), de manière continue et régulière, sans autre activité particulière (événement à fêter, partie de carte…).

L’originalité – peut-être – de cette recherche résidait dans l’observation de sujets (1) sous influence de l’alcool (2) hors des situations thérapeutiques où la « parole de l’alcoolique » est habituellement entendue et qui influencent ou parasitent le comportement spontané.

Il s’agissait donc là de recueillir des paroles ordinaires de sujets discutant ensemble (et non dans un repli solitaire et l’usage stupéfiant).

1. INTERACTION

Le bistrot est un haut largement connoté : il apparait comme un effecteur de rencontre, de solidarité, et son héritage datant du XIXème en fait un espace de débat, de discussion démocratique. Le choix de la consommation bistrotière n’est donc pas neutre : il connote le caractère ordinaire et socialement valorisé de l’alcool, et le partage avec l’autre.

Cette rencontre socialisée doit pourtant être nuancée.

On observe, en effet, du côté du comportement interactionnel, un rapport à l’autre caractérisé par la minoration de ce dernier, en raison :

- de la monopolisation des tours de parole (ainsi, dans un trilogue avec deux personnes non dépendantes, le sujet peut produire 90% des tours de parole et prononcer 50 % des mots, alors que dans une conversation entre alcooliques se connaissant, nous pouvons observer une superposition de monologues ou une lutte pour l’ascendance) ;

- de l’investissement conversationnel égocentré, puisque le sujet alcoolo-dépendant privilégie les thèmes dont il est l’initiateur et/ou qui lui permettent de se dire ;

- de la défaillance de la co-construction narrative qui suppose une collaboration, une co-construction ;

- de la rareté des phatiques et régulateurs (productions telles que « mm » ou « oui ») qui permettent d’assurer de l’écoute et de montrer son attention ;

- etc.

Les éléments d’observation du comportement non verbal (gestes du boire, jeu des regards, dimension posturale et proxémique) confirment l’auto-centration et la distance à autrui sous les apparences de la rencontre.

L’autre est ainsi réduit à une fonction spéculaire nécessaire pour donner à l’échange une apparente normalité (parler seul est discrédité) et défensive (en ce sens que la parole de l’interlocuteur ne peut atteindre et remettre en cause l’alcoolique).

Ainsi se déploie un contexte relationnel propice au développement d’un discours dont on a fréquemment précisé le caractère auto-perlocutoire (visant un effet sur soi-même).

→ En savoir plus sur les aspects interactionnels : F. Perea, 2001, "Conversation éthylique : singularité de l'autre", dans les Actes du colloque national des jeunes chercheurs, PUM3.

→ Sur les récits du sujet alcoolo-dépendant : François Perea, 1999, "Récits éthyliques : genres et figures", dans la revue Cahiers de praxématique, numéro hors-série : Actes du colloque "Discours, textualité, production de sens”.

2. DISCOURS OCCUPE / DISCOURS OCCULTE

Ce discours se présente sous un aspect ambivalent.

Il se présente comme un discours identifiant (quel discours de l’est pas, ne porte pas d’ethos ?). Ce discours, soutenu en conscience et occupé par la volonté de paraître et de se reconnaitre soi-même pour le sujet, nous choisissons de le qualifier d’ « occupé » (par la volonté du locuteur), par opposition à un discours interprété, reconstruit, non soutenu par le locuteur, que nous qualifierons alors d’ « occulté ».

2. 1. Discours occupé

Nous pouvons observer l’articulation à 4 thèmes récurrents (chez chaque sujet et entre eux) :

- l’alcool, en un travail de monstration de la normalité de la consommation par la dé-singularisation de la conduite (« tout le monde boit »), le jeu sur les signifiants (alcoolique vs rond par exemple), les jeux pronominaux (« on est tous plus ou moins alcoolique mais moi, je fais attention »)…

- la femme, avec la mise en avant d’une proximité avec la femme-mère (mère, substituts…) et la prise de distance avec la femme-décadente ;

- le corps, qui est un corps en souffrance (« je suis toujours pété quelque part ») et le refus d’un corps jouissant ;

- la persécution, par des individus ou le sort, dont le sujet alcoolique est l’objet.

Ce discours de conviction d’une bienséance permet à l’alcoolique de se dire. Le contexte interactionnel permet (nous avons souligné l’occupation de la parole) ainsi de s’exposer dans la normalité (de la consommation d’alcool, de la pudeur concernant la concupiscence) et dans la souffrance et la persécution.

à en savoir plus :

-  François Perea, 2002, "L'alcoolisme sous silence : approche linguistique du déni de l'alcoolique", dans la revue Alcoologie et addictologie, mars 2002, tome 24, n°3

- François Perea et Jean Morenon, 2002, "L'alcoolique au comptoir. Etude sur le comportement verbal spontané des buveurs", dans la revue Synapse, numéro 190.

2.2. Discours occulté

D’autre part, nous pouvons entendre, interpréter un autre discours, malgré que l’alcoolique ne le prenne pas en charge.

Ce discours occulté se présente comme l’envers du discours occupé.

- La normalité de la consommation est contredite par le comportement interactionnel qui montre que l’excuse sociale de la prise d’alcool (sur le modèle apéritif) est contredite par la dé-subjectivisation de l’autre et l’on retrouve des traces de l’alcoolisation morbide (double sens des mots, laspus, alcool-prothèse, « parler à l’envers » ;

- Deux opérations rendent compte de la présence de la tentation : oublier (« on gomme, on veut gommer, mais on l’a tous fait ») et minimiser (« j’ai vu son cul mais je l’ai pas touché… j’y ai pris la cuisse sur la main »).

- Le sujet rappelle quelques rares fois une erreur première qui donne un autre sens au discours de persécution et l’altération de certaines phrases montre l’auto-persécution (« je me suis cambriolé » pour « je me suis fait cambrioler »).

D’une manière générale (et dont nous ne pouvons donner ici que quelques pistes larges faute de place) nous remarquons des discordances entre le discours occulté et le discours occupé :

- la consommation “normale” de l’alcoolique est contredite par son comportement général et interactif ainsi que par certains éléments du discours ;

- le puritanisme sexuel est contrarié par la tentation de la jouissance ;

- la souffrance du corps a elle aussi son pendant négatif avec le “corps-jouissant” ;

- la persécution par un tiers ou le sort trouve son contrepoint en une auto-persécution.

Schéma à insérer

3. EN GUISE DE CONCLUSION

Nous voici donc confronté à une parole hétérogène, paradoxale.

D’une part, il y a le discours soutenu par l’alcoolique, mis en avant par celui-ci, le seul qu’il considère et qui correspond à son projet communicatif : le discours occupé. Ce discours, nous pouvons le qualifier :

- d’égocentré, puisque c’est essentiellement de lui-même que l’alcoolique parle et puisque l’autre —s’il contrevient à cette dynamique auto-référentielle— est annulé ;

- de narcissique, parce qu’il participe à l’élaboration d’une image de soi qui tienne le coup, dans laquelle le sujet éthylique puisse se reconnaître, une image rendue soutenable dans le miroir qui reflète la normalité (de la consommation d’alcool, du rapport à la concupiscence) et la souffrance (bienvenue quand les Saints sont des martyrs à plaindre voire à idolâtrer ; qui fait de l’accusé possible une victime à ne pas blâmer, stigmatiser) ;

- de défensif, puisque c’est l’autre ou le sort qui est accusé, responsable des maux et des malheurs de l’alcoolique.

D’autre part, il y a ce que nous avons nommé le discours occulté, ce discours qui est le nôtre, est le fruit de nos interprétations différentes de celles de l’alcoolique mais que nous mettons aussi au crédit de ce dernier, parce que…

« Quand un homme parle, nous dit-on, c’est qu’il veut faire part de quelque chose à quelqu’un. Cela n’est pas nécessaire. Il se propose de dire quelque chose ; mais ce qu’il dit peut être très différent de ce qu’il avait l’intention d’exprimer. Ce qu’il ne dit pas nous renseigne sur ce qu’il est, et nous serions bien avisés de ne pas fonder uniquement notre jugement sur le contenu explicite des paroles. Il faut lire entre les lignes, même si elles ne sont pas écrites noir sur blanc » (E. Sapir, 1967, Anthropologie, éditions de Minuit, coll. “Points”, p.55).

Soulignons au passage que ce travail identitaire fait écho aux recherches des alcoologues qui pointent « le besoin constant de recevoir des confirmations narcissiques » (J.-C. Archambault et A. Chabaud, 1995, Alcoologie, éditions Masson), une « pathologie du narcissisme » (Chefro-Ifrah et alii, 1989, Études ethnopsychanalytiques, Dunod/Bordas, coll. “Inconscient et culture”), « l’auto-dépréciation caractéristique » (F. Perrier, 1994, La chaussée d’Antin, Albin Michel, coll. “Idées”, Première éd. 1978) … en résumé, la défaillance du nécessaire amour porté à l’image de soi chez celui qui boit de façon morbide parce que le moi n’a pu se constituer solidement.

Alors, la parole de l’éthylique et sa consommation d’alcool ont cette fonction commune : elles sont identitaires, narcissisantes, moïques, tentatives de réparation.

Nous avons interprété différemment ce discours pour faire surgir un discours occulté. Ce discours-là, loin du travail identitaire auto-perlocutoire, dévoile les contradictions, le complexe de l’alcoolique qui lutte contre l’hétérogène, ce dont il se défend et qu’il rejette hors du champ de la conscience ou du dicible à autrui. Nous découvrons aussi, peut-être, des pôles où se situe la problématique éthylique, notamment avec la question du désir.

Pourtant, nous ne voulons pas laisser croire que la parole de l’alcoolique de comptoir est extraordinaire, différente de la nôtre : les effets de l’alcool ne font que souligner ce qui fait notre parole ordinaire, quotidienne ; cette parole où chacun d’entre nous se dit, par-delà l’hétérogène, unique, complet, tel qu’il se veut/voit être.

Addenda

Sur la question de la temporalité et de la répétition dans les discours de l’alcoolique : François Perea et Jean Morenon, 2003, "Comportement verbal des alcooliques : idées reçues et lieux communs", dans la revue Alcoologie et addictologie, numéro 25 (3).

Sur la question de la négation dans le discours pudique : : F. Perea, 2003, "Les négations dans le discours pudique : modalités et fonctionnements", dans Sciences du langage : quels croisements de disciplines ? Actes du colloque ColJEc des 20 et 21 juin 2002, Montpellier.

Autres ressources et références bibliographiques : http://www.pling.fr/recherche.html

Un diaporama est disponible à l'avenir.

Mise à jour le Mercredi, 28 Octobre 2015 09:01