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Chevry - addictions-psychiatrie...

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Allers-retours entre addictions et psychiatrie du côté des professionnels

Intervention orale du 5 octobre 2012

Elisabeth Luyat, psychologue clinicienne

Pascale Chevry, Praticien hospitalier en psychiatrie, psychiatre de secteur




Nous avons souhaité, avec Mme Elisabeth LUYAT vous communiquer des éléments théoriques et cliniques de nos expériences professionnelles respectives acquises sur de nombreuses années.

Pour cela, nous avons jeté un regard sur notre parcours professionnel marqué par des périodes d'activités successives en addictologie et en psychiatrie.
Lors de notre intervention orale, nous avons pris la parole en alternance, ici, elles sont reproduites à la suite.


Intervention de Pascale Chevry


Dans ma pratique psychothérapique, certaines images m'ont marquée et m'influencent toujours : je soigne actuellement avec ces expériences thérapeutiques antérieures, avec ces images, ces paroles, ces émotions dans les relations vécues, ces analyses de pratiques, et donc les représentations que j'ai gardées en mémoire.  

Mais au départ, je n'avais pas d'activités psychothérapiques : au sortir de mes études médicales : je m'étais orientée vers la réanimation médicale. A cette époque, je ne me posais pas la question de : qu’est-ce que de l’autre, de celui dont je m'occupe, je prends en compte ou je prends en charge ? Cette question est clairement proposée par Pierre Dosda (voir infra) qui aborde la part professionnelle de la personnalité. En regardant d’abord du côté de la dynamique pulsionnelle du choix et de l'exercice d'un métier.
(Référence : http://psycho.univ-lyon2.fr/sites/psycho/IMG/pdf/Canal_Psy_no64.pdf
Journal édité par l'Institut de Psychologie – Département Formation en Situation Professionnelle, Numéro 64, 2004).

De la réanimation médicale à la pratique auprès des toxicomanes

Avec la réanimation médicale, il s'agit de faire avec la lutte contre la mort dans sa corporéité. C'est alors qu'on m'a proposé de travailler comme médecin à temps plein dans une équipe de lutte contre les  toxicomanies. Pour mes collègues réanimateurs, je quittais alors le "vrai travail", j'allais vers un travail dans la parole et le psychique : rien de sérieux quoi, j'allais donc juste m'amuser ! je quittais le stress des gardes de réa…
Mais je prenais mon nouveau travail au sérieux : les toxicomanes étaient concernés par les risques de mort par overdose ou suicide, ils étaient jeunes, la vie devant eux en théorie, ils méritaient une attention tout autant que des accidentés de la route ou les victimes de choc cardiovasculaire.
J'ai beaucoup appris avec les toxicomanes que j'ai rencontrés, et avec les "intervenants en  toxicomanie", comme nous le disions :
Avec cette population, j'ai constaté que j'étais obligée de m'adapter à leur argot, leur langage propre : il est nécessaire de  décrypter pour comprendre, pour se rapprocher de leurs fonctionnements et de leur pensées.
Cette approche me marque encore pour la mise en place du lien par exemple avec les adolescents : il n'y a de possibilité d'initier un lien sans le partage d'un langage commun.

Je ressens alors ces toxicomanes plutôt proches de moi, dans l'hyperexcitation de la pulsion de vie, et à la fois si loin de moi : dans le comportement  destructeur ou hautement à risque, tellement excessifs et entiers, tournés vers eux-mêmes, dans la toute puissance sur la vie ou la mort. Qu'est ce qui motiverait de partager un moment ensemble ? J'entendais souvent : "Madame, vous ne pouvez pas comprendre : vous ne vous droguez pas". A défaut de se trouver un partage dans l'objet-drogue, le partage se trouve pour moi dans le langage, préalable à l'établissement d'un lien à visée psychothérapique. La parole est le média.
Une fois les liens établis avec les toxicomanes, il fallait pouvoir faire face psychiquement à leur destructivité : par exemple en 1993, j'avais été en lien dans l'année, avec une équipe de 4 professionnels, avec environ 300 toxicomanes délinquants : cette année là, je notais sur mon agenda les noms propres des morts qui pleuvaient : 13 personnes que j'avais connues de près ou de loin avaient disparues : suicide, overdose, accidents...
La force de la pathologie et de la pulsion de mort dans la toxicomanie m'ont amenée d'emblée au travail pluridisciplinaire et au travail en réseau : Il s'agit de pouvoir supporter les conséquences de cette  pulsion de mort.
Le toxicomane est dans l'ici et maintenant : la rencontre n'a souvent pas de lendemain. Je travaillais alors en milieu carcéral : cela m'a appris que chaque entretien doit être clos et à la fois ouvert : clos car je ne sais si la prochaine rencontre aura lieu. Et ouvert, en suspens pour que la prochaine rencontre puisse avoir lieu, sinon la personne ne revient pas me voir. En milieu carcéral, le lien était possible seulement si l’institution carcérale l'autorisait : Il m'était nécessaire d'agir et soigner dans un lieu non fait pour cela. Le soin donné comme le soin reçu étaient donc établis dans une certaine paradoxalité : il s'agissait du développement de la liberté de penser son histoire dans un lieu de restriction de la liberté corporelle et sociale.
Cette approche spécifique constitue un fondement de ma pratique ultérieure de psychiatre.

De la pratique en toxicomanie à l'alcoologie "Antenne Toxicomanie" en 1986 puis "Coordination alcool" en milieu carcéral, dès 1990

Ensuite, je suis venue à l'alcoologie parce qu'on me demandait de le faire dans le lieu de notre pratique, ce qui ne se faisait pas spécifiquement encore : l'alcool, je savais ce que c'était car c'est dans ma culture. Je savais que je ne supportais pas les odeurs des alcooliques cirrhotiques atteints d'hémorragie digestive - cela me fait vomir -  Mais en milieu carcéral je rencontrais des personnes sevrées physiquement exclusivement : ainsi, je faisais l'économie de contre-attitude négative et je pouvais être plus dans l'empathie.  
La moyenne d'âge des personnes rencontrées fut alors de 15 ans de plus : je me retrouvais avec des personnes qui avaient acquis une maturité d'adultes sur le plan socioprofessionnel ou affectif, et qui se retrouvaient en situation de perte de leurs acquis. Au moins, je me disais qu'ils mourraient moins vite ou moins brutalement quand leur évolution était défavorable.  Je ressentais les alcoolodépendants plus proches de moi que les toxicomanes, par l'âge, le langage ou la confrontation aux difficultés de la vie (les deuils, les séparations …) mais je ne comprenais vraiment pas pourquoi ils en étaient arrivés là, car pour moi, la liberté face à un produit, la notion de liberté, est fondamentale. C'est dans cette période que j'ai développé ma méthode de travail : personnaliser l'approche du sujet en allant au plus près de sa problématique actuelle, pour tenter de comprendre ce qui sous-tend l'alcoolodépendance et rechercher avec la personne ce qui lui permettra de dépasser ce symptôme défensif. Je l'ai développé dans un texte disponible sur le site du GROUPE INTERALCOOL RHONE ALPES :
(http://giara.frd.homelinux.org/index.php/component/content/article/48-2001-2002/27-chevry-concepts)
Là aussi, cette approche spécifique constitue un fondement de ma pratique ultérieure de psychiatre.

C'est dans ce domaine des addictions que j'ai développé le plus ma persévérance pour l'établissement et la durée du lien. Pour ce faire, le travail en réseau est essentiel mais ne suffisait pas : le travail d'analyse de mes actions avec des thérapeutes psychanalystes kleiniens m'ont donné une certitude : j'habite cette affirmation : "Dans le lien psychothérapique, la personne ne meure pas". L'affirmation est à moduler du côté de la vie psychique bien sûr.  Autrement dit, dans la bienveillance d'un suivi régulier, la personne évolue bien, va mieux … Et certaines des personnes – souvent toxicomanes ou alcooliques – m'ont exprimé un peu leur regret de m'avoir connue tant l'effort de transformation pour elles a été important. La difficulté avec les personnes addictives est de préserver le lien : établir certes, mais aussi préserver, nourrir. Il y a alors transmission possible des capacités de pensée. Le thérapeute prête sa pensée à la personne non autonome psychiquement.  Le concept se perçoit mieux lorsqu'il prête au suicidant dans un contrat symbolique sa pulsion de vie.


Dans la période où je me suis occupée principalement de personnes addictives, je me suis intéressée particulièrement au concept de relation anaclitique et de personnalité dites limites. (voir : http://www.psychoactu.org/documents/personnalites_limites.htm)

C'est un type spécifique de relation à autrui où domine la dépendance (cf. Bergeret). La personne alcoolodépendante ne peut fonctionner seule : celle-ci aura toujours besoin de l'autre pour prendre une décision, s'étayer. Dans sa souffrance, la personne va recourir quelquefois aux psychiatres et aux soins de la psychiatrie institutionnelle.

Sortie du milieu carcéral et passage à une activité de psychiatrie générale

Sur le plan de la réalité professionnelle, pour pouvoir évoluer comme praticien hospitalier hors du milieu pénitentiaire qui me restreignait trop, j'ai dû choisir entre la poursuite d'une carrière en santé publique ou bien en santé mentale. Le travail psychothérapique me convenait plus que les possibilités limitées de créativité en santé publique pour un médecin dans les années 1995/2000 qui était destiné alors au Départements d'Information Médicale dans les hôpitaux :  alors j'ai opté pour la pratique en psychiatrie.
Ma connaissance du milieu carcéral m'a beaucoup aidée à garder une distance de l'institution psychiatrique.

L’institution psychiatrique a de grandes analogies avec l'institution carcérale, comme l'analysait  Goffmann (Asiles – Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, 1961 ; traduction de Liliane et Claude Lainé, Éditions de Minuit, 1979).  

En unité d'entrée où j'ai travaillé 4 ans, le postulat est un peu de penser que  "pour pouvoir contenir des situations aiguës très pathologiques ... l’institution hospitalière s'est développée, les contraintes et l'isolement se justifient" … Viennent à l'hôpital psy toutes les personnes dont personne ne veut plus s'occuper, ou celles qui ont tout mis en échec, ou simplement celles qui ont fait défaillir la contenance familiale et sociale ...". Ne pas exclure et soigner est la mission de l'hébergement psychiatrique à l'hôpital - c'est sa tache primaire.
A ce moment je découvre les schizophrènes et le délire : et je trouve leur abord finalement plus facile que celles des toxicomanes ou alcoolodépendants.

Quelles pratiques issues de l'addictologie ai-je appliquées à ma pratique en psychiatrie générale ?
De manière systématique, j'ai raisonné par analogie en étendant mes réflexions et expériences issues de l'alcoologie et de l'addictologie :

Pour ce qui est de l'approche groupale :
Les outils de soins de type thérapie groupale sont applicables également en milieu psychiatrique. Ils nécessitent une adaptation : par exemple l'usage de mandala permet de diminuer le vécu paranoïde des personnes en groupe de parole. En groupe de parole et d'expression, avec un média variable et non imposé, les personnes hospitalisées en psychiatrie redeviennent porteuses d'une parole propre. Dans le groupe, chacun requiert une place de sujet dans l'intersubjectivité.
Si la pratique est nouvelle dans un service, elle indispose tous les tenants non-changements de l'institution et les porteurs de l'objectivation des patients ou malades. Rien que le mot patient ou malade que nous employons y est déjà réducteur.

Dans l'approche individuelle :
L'approche des schizophrènes ou des psychotiques est d'aller également au plus près de leur problématique : les comprendre dans leur manière de penser, dans leurs réalités, décrypter leurs souhaits à défaut de leurs désirs. Comme l'explique Ginette Michaud, il s'agit de maintenir l'arc intentionnel du sujet, ébauche du désir.

Dans l'évolution de la pathologie :
On ne naît pas schizophrène, dépressif ou bipolaire : on le devient. La pathologie va évoluer selon les représentations de l'entourage de la personne. Les organisations des soins en psychiatrie générale génèrent de pouvoir rester dans les représentations stigmatisées de l'individu et du social. Acceptant son statut de malade désigné, de "fou", il permet aux membres de la famille, ou de l'institution qui s'y substitue, de se penser ou croire sains.


Dans le contexte :
La lourdeur des institutions confère à l'usure et à la résignation de l'objectif thérapeutique à un objectif de maintenance du côté des soignants. L’objectif de soins se réduit alors souvent à un objectif de  stabilisation. Faute de mieux, faute quelquefois de moyens, faute de formation, l'objectif se réduit à éviter le pire, éviter l'aggravation de la maladie : c'est alors la porte ouverte à observer l'évolution naturelle de la maladie, ou aller vers l’institutionnalisation de la maladie et du sujet, dans un même tout. Prenons par exemple la situation de cette dame de 62 ans, née à l’hôpital d'une mère malade psychique, restée à la Cité de l'Enfance sur le même lieu que l’hôpital psychiatrique, ayant intégrée à 13 ans en service de pédo-psychiatrie : après 2 années, j'ai tenu compte de son souhait de vivre hors les murs psychiatriques : je l'ai sortie du CHS pour une EHPAD : elle est heureuse certes, mais moi j'étais alors très mal perçue … En ôtant la mascotte de l'équipe, je devenais définitivement leur mauvais objet ! Je les désavouais dans toutes leurs représentations.

L'intra-hospitalier m'a amenée à constamment me poser la question de la tâche primaire : se rapprocher de l'augmentation de ses propres capacités de penser et d'évoluer, pour ne pas dériver sur le travail pour la tâche secondaire : travailler pour l'institution. Ma réflexion m'éloignait constamment de l'institution pour aller vers le travail ambulatoire, que je réalise depuis 2 ans principalement.

Mise en perspective :

Les représentations du sujet, de soi-même, des institutions sont primordiales :
je m'intéresse plus particulièrement au développement d'une dynamique ouverte sur l'extérieur des membres des groupes thérapeutiques que j'anime. Dans cet esprit, "Les pairs aidants confirmés", comme cela se vit à Québec, me rappellent la collaboration étroite possible quelquefois comme avec les membres de l'association AA ou Vie Libre dans nos pratiques en alcoologie.

Je cite Diane Harvey, "laisser une place à quelqu’un qui va forcément par son éclairage nouveau nous déstabiliser dans nos certitudes, implique inévitablement un deuil de pratique…" (Diane Harvey, directrice générale de l’Association Québécoise pour la Réadaptation Psychosociale (AQRP), gestionnaire du programme québécois Pairs-Aidants Réseaux.)


Intervention de Elisabeth Luyat


Alors que je terminais un mémoire de psychopathologie intitulé "une forme mineure de toxicomanie : le haschich", je devais entrer dans un service de psychiatrie adultes et enfants à l'hôpital de St-Egrève.
Les toxicomanes que je rencontrais n'étaient plus ceux qui revenaient des chemins de Katmandou mais des personnes laissées pour compte en psychiatrie.
Les alcooliques : pour qui il n'y avait plus d'espoir qui revenaient à la vie normale, jamais guéris… Sevrés malgré des traitements dissuasifs !

Nous dispensions alors notre activité auprès des Centres Médico-Psychologiques où, avec la politique de sectorisation, l'ouverture de la psychiatrie sur le monde extérieur stimulait toute notre créativité de soignants.
"Les murs de l'asile" tombaient mais redevenaient nécessaires pour contenir la folie et protéger les individus.
Dans ces étapes, des penseurs éclairaient notre travail : les psychanalystes, les nouveaux thérapeutes : thérapeutes familiaux, systémiciens et les experts des thérapies brèves.

Au cours de ces dix dernières années, apparaissaient, hors hôpital, de nouvelles prises en charges des toxicomanes dans des structures spécialisées…
J'ignorais leur fonctionnement, mais les patients que je rencontrais investissaient positivement les suivis de ces centres.
J'eus donc la chance, en 2005, pour terminer ma carrière, de passer de l'autre côté du miroir, de traverser la cour de mon pavillon pour travailler dans le pavillon Groddeck, spécialisé dans la prise en charge des patients addictifs et cela pour 7 ans, jusqu'à ma retraite.

A l'occasion d'un congrès en janvier 2012 sur la "Création, créativité et addiction", je me suis interrogée et fait le bilan sur ma pratique de psychothérapeute de groupe auprès des patients.

Première réflexion :

Dans ce travail que j'aimais, je retrouvais des émotions, de la surprise, du plaisir et je participais à une "catharsis", un mouvement de libération et de réappropriation des vécus et des émotions de ces patients.
Les patients, portés par leur ressenti, leur vécu, s'intègrent dans le maillage relationnel et se réapproprient une parole et un vécu jusque là interdits. "J'ai enfin pu le dire, j'ai enfin pu l'exprimer". Cet élan d'expression tout simple, cette ouverture, mettent en route leur créativité pour le changement…
Moment à ne pas rater où l'émotion jaillit dans un mot, une parole, ce flash qui soigne.
Pour le thérapeute, c'est un temps fort où le patient se réapproprie sa vie, la construction pourra-t-elle se faire ?

- Je dirais que sans être des artistes, des Cocteau, des Van Gogh, tous sont des petits artistes de leur vie, des petits génies du quotidien, souvent confrontés à des problèmes existentiels qui les dépassent, trouvant dans la conduite addictive et l'usage d'un produit, un moyen pour continuer à faire vivre une partie d'eux-mêmes qui est souvent entravée.
C'est la solution trouvée pour dépasser un problème, une tentative pour faire revenir, créer un nouvel espace pour continuer un engagement, c'est une tentative de créativité pour trouver une solution.

Dans le groupe, cette créativité s'exprime pour retrouver une identité, un mot, une émotion, qui vont panser la blessure.

Trouver sa solution, jamais la même, jamais celle attendue.

Le thérapeute est surpris, stimulé, bousculé par cette singularité de la solution au problème.

Toute cette création vers le changement est toujours surprenante, jamais prévisible. Un peu comme surgit l'idée, le trait qui marque l'originalité de l'artiste.

Conclusion :


Chaque groupe de thérapie révèle aux participants, thérapeutes et soignés leur part d'émotion, leur part de création et qui renvoie le mirage de leur propre image.


Mise à jour le Lundi, 04 Mars 2013 16:52