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Nourrisson - ivrognerie...

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Alcoologie : une jeune science pour un comportement bien ancien.
Réflexion sur "les mots du boire et du déboire"

octobre 2013

Didier Nourrisson, Professeur d'histoire contemporaine ESPE/Université Claude Bernard Lyon 1 - responsable Université Pour Tous, Université Jean Monnet Saint-Étienne. Spécialiste de l’histoire des consommations alimentaires et des addictions (boissons, tabacs, drogues).

Didier Nourrisson nous a transmis cet article écrit : pour Dossier Recherche, N° spécial La Recherche. (2013)

 

Boire à l’excès : quand l’ivrognerie tourne à l’alcoolisme ?

L’alcoolisme est devenu aujourd’hui la principale des addictions. Elle touche aujourd’hui en France 13 % de la population masculine et 2 % de la population féminine. Le concept a été forgé au milieu du XIXème siècle. Mais ne s’agit-il pas encore de la vieille ivrognerie qui fait si peur sociale ?

La tradition de l’ivrognerie

L’ivrognerie – l’ « yvrongne » date du XIIIème siècle – semble résumer depuis longtemps les rapports excessifs d’amour de l’homme pour sa boisson. La littérature (Gargantua de Rabelais) et les arts plastiques (Les buveurs de Vélasquez, Les bossus de Jean Callot) dépeignent à l’envi les scènes du boire outrancier. Les avertissements et même les pénalités pour troubles à l’ordre public se multiplient en même temps que les effectifs des forces de l’ordre.

La médecine également n’a pas manqué de considérer avec méfiance ce comportement. Les ivrognesses – le terme date du XVIème siècle – ne sont pas épargnées, bien au contraire.

L’ivrognerie est punie « naturellement ». Et ce mal alcoolique touche aussi les femmes. La « combustion humaine spontanée » apparaît dans la terminologie médicale au milieu du XVIIIème siècle. Claude-Nicolas Le Cat (1700-1768), chirurgien à l’Hôtel-Dieu de Rouen, présente en 1752 – l’année de L’Encyclopédie – une première compilation et analyse de ces « incendies spontanés de l’économie animale ». Il note qu’il s’agit souvent de femmes corpulentes, d’un certain âge, menant une vie sédentaire : les jeunes femmes, conduites par d’autres passions, échappent généralement à ce terrible châtiment. Mais que l’amour laisse un vide dans l’esprit, et les voilà qui s’intoxiquent progressivement, du moins si elles ne sont pas possédées par le goût du jeu, par l’ambition, ou par la vocation religieuse. Une passion peut, en somme, en cacher une autre.

Ces combustions humaines spontanées fournissent au moraliste « une vive leçon contre l’usage continué des liqueurs spiritueuses, et ceux qui s’y sont livrés sont menacés, de leur vivant, d’être la proie des flammes, le produit et le châtiment de leurs débauches »[1] La théorie de Le Cat se nourrit des conceptions chimiques de son époque, en particulier du principe de phlogistique, matière ignée entrant dans la composition de tout tissu vivant[2] En somme, la nature féminine serait l’allumette de ce baril de poudre qu’est le corps de la femme ivrogne. Le travail de Le Cat fait autorité jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La Révolution donne un second souffle à la combustion humaine spontanée.

En introduisant à la base de la combustion l’idée d’une recombinaison chimique, et non plus d’une décomposition, les travaux de Lavoisier ruinent l’idée selon laquelle tout corps vivant comprend du feu de manière inerte, larvée, qui peut se libérer dans des circonstances exceptionnelles. La théorie de la combustion spontanée pourrait ne pas s’en remettre. Elle est cependant sauvée par Pierre-Aimé Lair (1769-1853) au prix d’une adaptation aux nouveaux modes de la pensée scientifique. Le titre de son ouvrage, paru en 1800 à Paris, ne laisse aucun doute : Essai sur les combustions humaines, traduites par un long abus des liqueurs spiritueuses. Sur l’autel de la rigueur scientifique, désormais indispensable, il sacrifie l’origine « spontanée » des phénomènes, les tenant pour des accidents domestiques. La disparition de la théorie de la phlogistique l’amène d’autre part à insister lourdement sur la fonction de l’alcool dans l’inflammation du corps. Désormais, plus que le sujet – femme et parfois aussi homme – compte le produit. L’alcool, non métabolisé, s’est accumulé dans les tissus de l’ivrogne. Lair insiste sur l’inflammation in vivo du corps : l’incendie est provoqué de manière accidentelle par le rapprochement d’une flamme et du corps imbibé d’alcool. Ainsi Lair exprime les préoccupations de son temps : la progression de l’ivrognerie, non encore analysée en terme d’alcoolisme. Il dévoile d’ailleurs clairement, en conclusion, ses intentions moralisatrices : « je me trouverai heureux si ce côté du tableau des funestes effets de l’ivrognerie pouvait faire impression sur quelques personnes, et surtout sur les femmes qui en sont les plus déplorables victimes. Peut-être les détails effrayants d’un mal aussi épouvantable que celui de la combustion préserveront-ils les buveurs de ce vice honteux ? ».

La théorie de la combustion humaine spontanée persiste au cours du premier XIXe siècle, volontiers plus romantique (Les filles du feu, de Nerval) que rationaliste. Désormais sont fixées les descriptions cliniques réalisées par les disciples de Lair comme F.E Fodéré en 1813, C. Marc dans le dictionnaire médicale de Panckoucke en 1813, Fontenelle en 1828, Jacobs en 1841, etc.

En voici encore un exemple. « Il existait, en 1839, à Annecy, une veuve B. , âgée de 74 ans, fort adonnée à boire. Un soir, vers six heures, elle rentra chez elle complètement ivre ! … Le lendemain matin, les voisins ne la voyant pas ouvrir les volets de sa maison frappèrent d’abord et ensuite enfoncèrent la porte. A leur entrée, un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux étonnés. Ils virent à quatre ou cinq pas de la cheminée, un monceau de cendres à l’un des bouts duquel une tête, un cou, l’extrémité supérieure d’un tronc et un bras, le tout hideusement charbonné par l’action du feu ; à l’autre bout, on voyait les jambes et les pieds à demi brûlés. Dans tout l’appartement, il n’y avait pas la moindre trace d’incendie ; si ce n’est, une flamme bleuâtre brûlant ou plutôt régnant sans chaleur et sans mouvement sur une graisse séreuse provenant de la combustion du corps. On s’efforce vainement d’éteindre cette petite flamme qui continue à brûler encore plus d’une heure. »[3]

La Justice, à défaut de la médecine, finit par casser le mythe. La comtesse de Goerlitz, en 1847, meurt dans des circonstances similaires (carbonisation du corps, combustion lente des graisses). Après une enquête de police et de médecine de trois ans – le célèbre chimiste Justus von Liebig a même été commis comme expert – on apprend que l’accident est en fait un crime maquillé. Les aveux de l’assassin confirment l’expertise et assurent le triomphe de la médecine médico-légale[4] Plus personne n’ose ensuite évoquer la combustion humaine spontanée et aucun cas n’est plus observé[5]

Les lumières sur l’intoxication alcoolique viennent en fait de l’étranger. Alors que le vin et les alcools distillés composent encore la base de la pharmacopée, des médecins américains commencent à s’inquiéter de la « déraison » que provoque l’usage alcoolique. Le docteur américain Benjamin Rush (1746-1813), professeur de théorie médicale et de pratique clinique à l’Université de Pennsylvanie, étudie « les effets de l’alcool sur la pensée et le corps humain ». Pour la première fois, l’usage de l’alcool est considéré au point de vue de ses conséquences sur la santé et la dépendance. Mais seules les formes les plus spectaculaires – les accidents nerveux et psychiques – sont prises en compte. L’Anglais Sutton, en 1813, isole le delirium tremens du large groupe des frénésies, pour désigner les accidents causés par les excès alcooliques. En France, le fondateur de la psychiatrie moderne, Philippe Pinel (1745-1826) n’a fait qu’entrevoir le problème : parmi les cinq types d’aliénation mentale qu’il dégage, « l’idiotisme » pourrait « tenir à des causes variées, l’abus des plaisirs énervants, l’usage des boissons narcotiques,… »[6]. A Bicêtre ou à la Salpêtrière, les travaux de ses élèves et successeurs – Conquérant (1810), Pierron (1815), Esquirol (1816)[7], Fauconnier (1819) – précisent cependant les effets de l’alcool sur le système nerveux. Ils font de l’éthylisme une des catégories de la folie, parlant d’ailleurs d’oenomania, de « manie ébrieuse » ou de « monomanie d’ivresse ». Le terme de « dipsomanie » comme une pulsion irrésistible à consommer est également employé. Esquirol rapporte ainsi l’observation d’un avocat adonné à l’ivrognerie qui promettait toujours de se corriger et qui retombait toujours dans le même vice[8]. Une piste nouvelle de recherche, qui s’éloigne de la désormais traditionnelle étude de l’ébriété est ouverte par la thèse de Marcel intitulée De la folie causée par l’abus des boissons alcooliques (1847). Elle ne s’intéresse pas aux accidents alcooliques primitifs, immédiats, de l’abus alcoolique, comme le delirium tremens. Elle s’attarde sur les effets secondaires, éloignés de la surconsommation, qui entraînent des symptômes persistants de folie comme les hallucinations.

Le moment Magnus : naissance de l’alcoolisme

Il faut cependant attendre le professeur suédois de médecine mentale, Magnus Huss (1807-1890), qui a d’ailleurs travaillé en France, pour définir une nouvelle maladie dans la nosographie de son époque. Huss travaille à l’hôpital d’Upsala et ses observations nombreuses proviennent d’un milieu alors très alcoolisé (eau-de-vie de pomme de terre) : la Suède vient sans doute en tête à ce moment des pays consommateurs. L’ « alcoolisme chronique », qui donne son titre à l’ouvrage de 1849, se distingue radicalement de l’alcoolisme aigu, désigné comme l’ensemble des « symptômes prochains et immédiats qui se produisent dans le système nerveux à la suite de l’ivresse et jusque là désignés comme delirium tremens ». L’alcoolisme chronique reçoit une définition qui fera désormais autorité : il « consiste en une intoxication progressive, dépendante de l’absorption directe du toxique par le sang ou de l’altération de celui-ci. Ce toxique, agissant soit comme un corps étranger, soit comme désorganisateur, exerce secondairement sur le système nerveux une influence d’abord irritante, puis sédative, puis stupéfiante, mais ordinairement alternative avant d’être permanente. »8 Magnus Huss a donc le mérite de décrire avec finesse le phénomène d’empoisonnement progressif du sang par l’alcool et le processus de lésion du système nerveux qui lui fait suite.

Si les dérèglements organiques par l’alcool sont parallèlement étudiés dans un cadre anatomo-clinique, les troubles mentaux d’origine alcoolique constituent désormais une piste essentielle de la recherche médicale. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, toutes les formes – aiguës, subaiguës et chroniques – de la pathologie psychiatrique de l’alcoolisme sont identifiées, classées, décrites : confusion alcoolique subaiguë (1869), syndrome de Gayet-Wernicke (1881), syndrome de Korsakoff (1889), ivresse pathologique (1890), idées post-oniriques (1894), hallucinose des buveurs (1900). Les classifications des formes d’alcoolisme se multiplient : jusqu’à nos jours, on peut en remarquer une cinquantaine. Elles nourrissent les débats de la science fondée dans les années 1940 par l’école américaine de Jellinek, transportée en France par le psychiatre Pierre Fouquet dans les années 1950, un siècle après Huss : l’alcoologie[9].

Bien plus, la psychiatrie mesure désormais toutes les formes de dépendance à l’aune de l’alcoolisme. Ainsi naissent l’ « éthérisme » (1870), le « morphinisme » (1877), le « tabagisme » (1880), la « cocaïnomanie » (1890), en attendant l’inscription au tableau général des « toxicomanies » (1895). A chaque fois, un produit, introduit dans le sang par voie digestive ou cutanée, intoxique les organes et le cerveau et détermine une conduite de dépendance.

Et c’est ainsi que la consommation d’alcool, jugée à un moment donné excessive, est passé du statut de maladie mentale de l’individu à celui de « fléau social », c’est-à-dire de maladie sociale, véritable sociopathie.

L’alcoolisme a toujours été cerné comme un trouble… public.

Le docteur Villermé, véritable porte-parole du mouvement hygiéniste des années 1820-40, avait déjà désigné l’alcool comme fauteur de troubles : « « l’ivrognerie rend l’ouvrier paresseux, joueur querelleur, turbulent ; elle le dégrade, l’abrutit, délabre sa santé, abrège souvent sa vie, détruit les mœurs, trouble et scandalise la société et pousse au crime. On peut l’affirmer, l’ivrognerie est la cause principale des rixes, d’une foule de délits, de presque tous les désordres que les ouvriers commettent ou auxquels ils prennent part. C’est le plus grand fléau des classes laborieuses »[10]. L’ordre public dépend donc de l’ordonnancement hygiéniste. Les psychiatres – on parlait encore d’aliénistes – prennent la tête de l’action antialcoolique, puisqu’ils sont les théoriciens de l’alcoolisme.

Ce sont les troubles de « l’année terrible » de 1871 (Commune de Paris, défaite contre l’Allemagne) qui déterminent l’engagement social massif de la médecine. Les ouvriers révolutionnaires sont considérés comme des fous alcooliques et les émeutes ou les grèves comme des rixes de collectivités enivrées.

« La France compte beaucoup d’ivrognes ; on n’y rencontre heureusement pas d’alcooliques. » C’est en ces termes surprenants que s’exprime Joseph Reinach, le rapporteur du prix de vertu Montyon que l’Académie des sciences décerne en cette année 1853 à l’auteur d’un ouvrage intitulé De l’alcoolisme chronique. Cet auteur, Magnus Huss, est suédois. Le mal dont il traite ne concernerait-il que les amateurs d’aquavit, cette eau-de-vie de pomme de terre si recherchée en Scandinavie ? Les Français, en effet, refusent de considérer l’alcoolisme comme un travers national. Pour eux, l’ivrogne est sympathique, tandis que l’alcoolique, méprisable, est étranger. Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire encyclopédique du XIXème siècle, ajoutera, quelques années plus tard : « Même si l’ivrognerie n’est pas inconnue en France, elle est loin d’avoir un caractère aussi repoussant et néfaste qu’en Angleterre et en Amérique. »

Les Français fréquentent le vin depuis longtemps, mais ils l’épousent au XIXème siècle. La consommation moyenne par habitant double entre le début du règne de Louis-Philippe et la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le centre du Bassin parisien devient le point nodal de la consommation : « Ici [Paris et la Seine], la consommation a augmenté dans des proportions énormes depuis la suppression des octrois. Un Parisien boit 191 litres [par an]. Un habitant de la banlieue de Paris boit à l’heure actuelle 317 litres de vin, plus qu’un Bavarois ne boit de bière.[11] »

Le nombre des débits de boissons, cafés, cabarets et autres marchands de vin ne cesse d’augmenter, surtout après l’adoption de la loi libérale de 1880 (qui autorise quiconque, sur simple déclaration en mairie, à ouvrir ce type de commerce), pour atteindre l’impressionnant chiffre du demi million, soit un débit pour 82 habitants : c’est la belle époque des mastroquets. Et les prix à la consommation chutent : alors que le salarié français doit consacrer 32 journées de travail à l’achat d’un hectolitre en 1853, 16 suffisent en 1901. Désormais, du sud au nord du pays, « bras dessus et bras dessous/ Chaque soir à la guinguette/ S’en vont Colin et Colette/ Sabler du vin à six sous » [12]

Pourtant, il se trouve des Français qui ne croient pas aux mérites du vin. A l’imitation de certaines associations étrangères, qui n’autorisent que l’usage de l’eau, du café ou du thé, et que l’on dénomme « teatotalists », certaines ligues françaises exigent de leurs membres le renoncement absolu à l’alcool. La Croix bleue, d’origine suisse, est la première d’entre elles à s’installer sur le territoire national, en 1883. L’une des plus actives est la fédération des loges françaises de l’Ordre indépendant et neutre des bons templiers, une société fondée à New York en 1852 et implantée en France en 1905 par le docteur Legrain.

Or les abstinents, ces « buveurs d’eau », sont réputés intolérants, tristes, voire asociaux. Dans le concert de louanges au vin, et face à un groupe de pression d’importance, ils peuvent même être condamnés comme de mauvais Français : « Les hydromanes se prétendent patriotes et ils trahissent la patrie française. […] Enlever à la France le vin et l’eau-de-vie, ce serait supprimer une partie des qualités qui en font le charme et en constituent le rayonnement et l’influence », déclare ainsi, dans La Question de l’alcoolisme, en 1917, Yves Guyot, député du Rhône… et membre perpétuel de la Société française de tempérance (SFT).

Il s’agit donc, pour les antialcooliques – qui ne sont pas nécessairement abstinents –, de procéder avec prudence et méthode. Et d’abord de bien distinguer le vin des boissons alcooliques. La SFT s’y emploie dès sa fondation, en 1872. Dans ses statuts, elle prend soin de préciser qu’elle souhaite obtenir « le remplacement des liqueurs alcooliques par des boissons salubres, telles que les vins naturels, le cidre, le café, le thé, la bière ». Ainsi apparaît le concept de « boisson hygiénique », qui recouvre toutes les boissons fermentées, dont l’innocuité paraît garantie par leur caractère naturel, et surtout dont l’usage même dissuaderait de la consommation d’alcools forts. L’un des pionniers de l’antialcoolisme, le docteur Lunier, inspecteur général des asiles d’aliénés, réalise un travail cartographique dans lequel il montre que le vin « chasse » l’alcool : dans les provinces de forte consommation œnolique, les méfaits des spiritueux (folie, criminalité, suicide, etc.) paraissent moindres.

L’inspecteur général des asiles, le docteur Lunier devient le premier secrétaire général de la Société Française de Tempérance de 1872 à 1885 ; aujourd’hui cette société existe sous le nom de ANPAA (Association Nationale de Prévention de l’Alcoolisme et des Addictions). Le docteur Legrain (1860-1939), médecin de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, puis de l’asile des buveurs de Ville-Evrard en Seine-et-Oise, est un autre bon exemple. D’une part, il adapte d’une manière décisive la théorie de la dégénérescence à l’alcoolisme : la dégénérescence de l’espèce humaine proviendrait de l’abus d’alcool des générations successives et se traduirait par l’envahissement des asiles par des cohortes de fous, tarés, idiots et autres crétins d’origine alcoolique. D’autre part, il fonde en 1895 la Société contre l’usage des boissons spiritueuse (ou Union Français Antialcoolique) qui fusionnera plus tard avec la SFT pour s’appeler la Ligue Nationale Contre l’Alcoolisme.

Désormais, la vulgate est fixée, et peu oseront la contester. L’Académie de médecine, dans son avis du 10 août 1915, considère d’ailleurs que la norme tolérable de consommation se situe autour de 50 à 75 centilitres de vin pris au repas. Et encore, dans les années 1930, se constitue une solide association, les Médecins amis du vin… dans la région de Bordeaux.

L’État donne bien sûr le ton : à la fin du siècle, il supprime une taxe de consommation sur le vin et encourage la disparition des octrois, ces taxes municipales perçues sur les marchandises à l’entrée des villes, tandis qu’il institue une surtaxe sur les spiritueux, en particulier l’absinthe, liqueur obtenue par macération de plantes (absinthe, anis, coriandre…), pouvant titrer jusqu’à 72° et qualifiée par Clemenceau de « poison empoisonné ». A la demande de la SFT et de la toute nouvelle Union française antialcoolique (UFA, qui fusionnera avec la première en 1905, pour former la Ligue nationale contre l’alcoolisme), l’État met en place un enseignement antialcoolique dans les écoles primaires ; il veille cependant à ne pas jeter le discrédit sur le « bon » vin, en l’opposant aux « mauvais » alcools.

Cette politique se maintient durant l’entre-deux-guerres. Dans les années 1930, tandis que la viticulture française connaît une grave crise de surproduction, il est demandé aux instituteurs de faire de la propagande en faveur du bon vin. L’État encourage officiellement cette consommation, avec la création, par la loi du 4 juillet 1931, d’un Comité de propagande qui intervient jusque dans les écoles, en instaurant une distribution gratuite à tous les éducateurs. Dans le même temps sont émis des bons points avec, au recto, cette équivalence : « Un litre de vin de dix degrés correspond comme nourriture à 900 grammes de lait ou 370 grammes de pain ou 585 grammes de viande ou 5 œufs » ; et, au verso, un portrait et une citation de Louis Pasteur : « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons. »

Cette théorie de la folie alcoolique amenant à une dangerosité sociale majeure (d’où la notion de « populations à risque ») continuera à conduire l’action et la législation antialcooliques. Dans les années 1940, l’Américain Jellinek propose l’hypothèse de travail suivante et ouvre ainsi la voie à une systématisation de l’alcoolisme comme agent de désorganisation sociale :

« Dans les groupes sociaux ne tolérant que de faibles consommations quotidiennes d’alcool, seuls des individus qui, en raison d’une grande vulnérabilité, ont tendance à s’opposer à ces normes sociales, courent un risque d’intoxication. A l’inverse, dans les groupes sociaux qui autorisent de fortes consommations journalières, il suffit de présenter une vulnérabilité mineure, d’ordre psychologique ou physique, pour être exposé à ce risque »[13]. En France, zone de risque majeur, il en sortira la loi de 1954 sur les alcooliques dangereux et le débat sur les placements d’office en hôpital psychiatrique.

Epidémiologie de la consommation excessive d’alcool

Depuis le XIXe siècle, de grandes enquêtes ont été conduites auprès des populations sur leurs consommations d’alcool ou auprès des institutions de soins sur la fréquentation des malades de l’alcool. Pour les premières, on citera l’enquête conduite par le magistrat Douarche sur « l’état moral des populations de Normandie » en 1902 ou l’enquête sur l’alcoolisme et la classe ouvrière publiée par Le mouvement socialiste de 1912.

Pour les secondes, le rapport du sénateur Claude réalisé en 1887 auprès des asiles sur l’importance de la folie alcoolique ou l’enquête diligentée par le président du Conseil et médecin Georges Clemenceau auprès des asiles en 1907.

Après la seconde Guerre mondiale, l’épidémiologie s’est orientée davantage vers l’étude quantitative des consommations, faisant naître un consommateur moyen et déterminant des consommations à risque.

A titre d’exemple, voici la consommation en litres de vin d’un Français moyen aux XIXème XXème siècles

1840

1850

1860

1870

1880

1890

1900

1910

1920

1930

1960

1970

1980

1990

2000

80

76

107

136

104

108

168

128

148

166

127

109

91

63

58

La consommation globale d’alcool est calculée à partir de l’alcool mis à disposition ses consommateurs : elle inclut la production de l’année, ajoutée à des importations et du déstockage, moins les exportations et les stocks. Elle est désormais ramenée à la seule population réduite, ce qui interdit les comparaisons avec les périodes plus anciennes. Indiquée à 26 litres en alcool pur par personne en 1961, elle serait tombée à 12,9 litres en 2006, soit un chiffre similaire à la consommation…des années 1830.

Pour ce qui est des calculs du nombre des buveurs en France, il se font désormais à partir d’enquêtes et de sondages. Selon le Memento alcool réalisé en 2008 par l’Institut de Recherche sur les Boissons (IREB), les hommes qui boivent en moyenne 22 verres d’alcool ou plus par semaine, ou ceux qui consomment, au moins une fois par semaine, 6 verres ou plus en une même occasion, sont des consommateurs à risque d’alcoolisation excessive chronique. Ils représentent 13 % de la population.

L’alcool en sciences humaines. Etat de la recherche et perspectives

L’alcool a touché les rives de la science historique depuis une trentaine d’années, tandis que se développait une « nouvelle histoire » sur une base épistémologique renouvelée : histoire des mentalités, des représentations, histoire sociale, histoire de la médecine et de la santé.

Cette « histoire de l’alcool » s’est orientée selon trois axes complémentaires :

  • Histoire de l’alcoolisation :

Les diverses boissons fermentées et distillées ; les débitants de boissons ; les consommations régionales ; les consommations nationales.

♦ L’évolution des mentalités et des comportements est appréciée depuis l’Antiquité. Pour les temps les plus anciens, l’archéologie est bien sûr sollicitée (Le vin, nectar des dieux, génie des hommes, catalogue de l’exposition du Musée gallo-romain de Lyon, Golion, 2004).

On remarquera deux tendances récentes : une internationalisation des études, notamment avec les écoles historiques américaines et anglaises (Catherine Ferland, Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France, Québec, éditions du Septentrion, 2010) ; la volonté d’inclure les boissons non-alcoolisées dans une dialectique promotion/prohibition (Didier Nourrisson, La saga Coca-Cola, Paris, Larousse, 2008).

Sous l’influence de la sociologie et de l’anthropologie (Véronique Nahoum-Grappe, Vertige de l’ivresse. Alcool et lien social, Paris, Descartes et Cie, 2010), les recherches en sciences humaines s’orientent aujourd’hui vers l’étude des comportements historiques d’alcoolisation en fonction des lieux (domicile, espace public, route…), des objets du boire (bouteilles, canettes, verres), des produits (industriels, bio).

  • Une histoire des entreprises de fabrication de l’alcool :

♦ C’est l’étude des hommes, des produits, des stratégies de communication (publicité). Cette histoire des entreprises conforte évidemment les stratégies marketing des grands groupes («Suze depuis 1837 » ; « Pernod depuis 1815 »).

Derniers ouvrages parus : Marie-Claude Delahaye, Pernod. Créateur de l’absinthe, Auvers-sur-Oise, Musée de l’Absinthe, 2008.

Thierry Lefebvre, Didier Nourrisson, Myriam Tsikounas, Publicité et psychotropes. 130 ans de promotion des alcools, tabacs et médicaments, Paris, Nouveau Monde édition, 2009.

  • Histoire de l’alcoolisme et de l’antialcoolisme :

♦ Partie liée à l’histoire de la médecine et des médecins (cf les travaux de Jacques Léonard et de la Société Française d’Alcoologie), cette histoire s’est d’abord intéressée aux « découvreurs » de la maladie alcoolique, aux malades et aux premières associations d’anciens buveurs et associations de lutte contre l’alcoolisme. Puis elle s’est occupée des « buveurs » en général, modérés ou excessifs, hommes, femmes, jeunes ou enfants, afin de déterminer un « seuil de tolérance sociale » en matière d’alcoolisation selon les époques et les sociétés.

Elle a élargi la palette de ses réflexions à l’évolution de la santé publique (Roland Dargelos, La lutte antialcoolique en France depuis le XIXe siècle, Paris, Dalloz, 2008 ; Luc Berlivet, « Une biopolitique de l’éducation pour la santé. La fabrique des campagnes de prévention », dans Didier Fassin et Dominique Memmi, dir., Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS (collection « Cas de figure »), 2004, pp. 37-75).

 


[1] C.N. Le Cat, Mémoire posthume sur les incendies spontanés de l’économie animale, Paris, Mignelet, 1813.

[2] Le Cat appartient au courant vitaliste développé par le chimiste Georg Stahl (1660-1734).

[3] Dr Beauregard, Causeries villageoises sur les dangers physiques, moraux et sociaux qui résultent de l’abus des liqueurs fortes, Le Havre, imprimerie Carpentier, 1852, p.68.

[4] Les pièces du procès, - preuve de sa notoriété – ont été traduites immédiatement dans les Annales d’hygiène publique et de médecine légale, par les professeurs Tardieu et Rotta, sous le titre « relation médico-légale de l’assassinat de la comtesse de Goerlitz, accompagnée de notes et de réflexions pour servir à l’histoire de la combustion spontanée » (AHPLM, 1850, n°44, p.191-231, 363-414 et n° 45, p.99-131).

[5] Mis à part le grand Zola : dans le docteur Pascal (1892), il fait disparaître l’oncle Macquart (et non une femme), ivrogne invétéré, dans les flammes de la combustion spontanée.

[6] P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, an IX (1801).

[7] Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, Baillière, 1838.

[8] D’après la traduction de la version allemande par le Dr Renaudin, « De l’alcoolisme chronique par Mr le Dr Magnus Huss », Annales Médico-Psychologiques, janv. 1853, p.87. L’ensemble de l’ouvrage de Huss n’a toujours pas été publié en français.

[9] Les auteurs de l’énorme (800 pages) Traité d’addictologie (Paris, Flammarion, 2008) ont eux-mêmes renoncé à classifier l’alcoolisme.

[10] L.R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures textiles, Paris, Rernouard, 1840, rééd. Paris, Union générale d’éditions, 1971, p.209.

[11] Docteur Legrain, Annales antialcooliques, juin 1905.

[12] Bérenger le bon ménage 1819, cité par Jean Léonard Archives du corps. La santé au XIXème siècle Rennes – Ouest France, édition 1986

[13] Jellinek, The disease concept of alcoholism », 1960, pp.28-29. Cite par Pierre Fouquet, fondateur de la Société Française d’Alcoologie, in “Eloge de l’alcoolisme et naissance de l’alcoologie », Alcool ou santé, n°82, 1967.

 


Didier Nourrisson, Principales publications sur l’alcoolisme :

  • Alcoolisme et antialcoolisme en France sous la troisième République : l’exemple de la Seine Inférieure, La Documentation française, 1988. Prix Robert Debré du Haut Comité d’Etude et d’Information sur l’Alcoolisme.
  • Le buveur du XIXe siècle, Larousse, 1990.
  • L’école face à l’alcool. Un siècle d’enseignement antialcoolique 1870-1970, avec Jacqueline Freyssinet-Domingeon, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010.
  • Le cru et la cuite. Histoire du buveur à travers les siècles, Perrin, 2013.
  • Au péché mignon. Histoire des femmes qui consomment jusqu’à l’excès, Payot, 2013.
Mise à jour le Mercredi, 28 Janvier 2015 15:14