Présentation du Centre de Thérapies Brèves de Vénissieux, un "centre de crise"
Avec Laura BARDIN, psychiatre assistante spécialiste au CTB de Vénissieux et C M P de Saint-Priest - CH Saint Jean de Dieu).
avril 2015
HISTORIQUE
Le Centre de Thérapies Brèves de Vénissieux, ou Centre de Crise, existe depuis 1989. Le projet a été élaboré en référence aux théorisations sur l’intervention de crise d’Antonio ANDREOLI et sur le modèle du C T B qu’il a créé en Suisse. Ce projet est né du constat suivant : les sujets en crise ne relèvent le plus souvent pas d’une hospitalisation et ne sont par ailleurs pas prêts à s’engager dans un soin psychothérapique ambulatoire classique. Ils multiplient souvent les passages aux urgences où la crise n’est pas élaborée, le risque évolutif étant celui d’une stigmatisation des troubles avec invalidation progressive.
Cela concerne soit des sujets qui présentent un moment de crise psychique aiguë pour la première fois de leur vie (crise de novo), soit des sujets déjà malades depuis un certain temps mais non suivis, pour lesquels un évènement de vie va provoquer une crise psychique qui leur permettra de demander de l’aide (entrée dans les soins).
L’objectif d’un Centre de Crise est la prévention tertiaire, en proposant un soin alternatif à l’hospitalisation complète et sur une durée limitée dans le but de permettre au patient (et/ou son entourage), d’accepter un soin (temps d’élaboration psychique dynamique) voire un suivi plus long ensuite (relais auprès d’autre structures : CMP, libéral…).
Ce n’est pas une prise en charge d’urgence mais plutôt de péri-urgence : soit en amont pour éviter l’évolution de la crise en situation d’urgence (passage à l’acte par exemple), soit en post-urgence pour éviter la répétition de l’appel à l’urgence et de permettre de sortir du cercle vicieux.
LA CRISE PSYCHIQUE
Le terme de crise psychique s’entend au sens psychanalytique de conflit psychique propre à un individu. Elle répond en fait à un trop plein émotionnel qui dépasse ses capacités psychiques d’y faire face.
Ce moment peut évoluer :
- Vers la détérioration de la vie psychique (effondrement dépressif, troubles lié à l’usage de substances, suicide),
- Vers la répétition de la crise par cercle vicieux (passages à l’acte répétés pour tenter de sortir de la crise, en vain),
- Vers la transformation du conflit interne en un moment fécond pour penser les difficultés en vue de les intégrer dans un nouveau fonctionnement plus apaisé (rééquilibrage psychologique et relationnel) : la crise n’est pas toujours délétère si elle est prise en charge de façon adéquate, au contraire !
QUELLES SONT LES SITUATIONS DE CRISE QUI PEUVENT ETRE PRISES EN CHARGE ?
- Crise suicidaire : prévention d’un passage à l’acte ou d’une récidive,
- Adolescents en crise : passage à l’acte, déscolarisation,
- Syndrome de stress post-traumatique (agression, accident du travail ou de la route…) : prévention de l’invalidation et de la désocialisation,
- Souffrance au travail : prévention de l’invalidation,
- Conjugopathie (violence)/ crise relationnelle (famille),
- Immigration/ problèmes d’intégration/ demandeurs d’asile en attente de régularisation/ situation de précarité,
- Patient sans antécédent psychiatrique présentant un trouble de la personnalité type borderline (impulsivité, ruptures de parcours),
- Sortie d’hospitalisation courte (UHCD, urgences) avec besoin d’étayage.
A QUELS SUJETS LE CTB S’ADRESSE-T-IL ?
- Sujets en crise psychique : troubles d’allure névrotique mais aussi entrée dans la psychose (favorise l’adhésion aux soins des jeunes patients car prise en charge rapide et évite parfois des hospitalisations sous contrainte en préparant aux soins plus longs)
- résidant sur le secteur géographique G27,
- de plus de 16 ans,
- avec des capacités relationnelles, sans troubles du comportement,
- Et supportant le manque et l’absence de réponse totalisante immédiate.
PRISE EN CHARGE DE LA CRISE : CADRE DE SOIN SPECIFIQUE
La prise en charge de la crise est bien spécifique et nécessite des techniques et des outils de soin bien particuliers :
- Délais de rendez-vous rapides (1 semaine),
- prise en charge soutenue, limitée dans le temps (1 à 2 fois/semaine durant 3 mois),
- binôme : 2 soignants référents pour un même patient durant toute la prise en charge (psycho/infirmier, psychiatre/infirmier le plus souvent) - en 3 temps :
1) évaluation, correspondant à un temps d’observation clinique et de tentative de compréhension des mécanismes en jeu (sous la forme de 3 entretiens préalables permettant aussi de s’assurer que la situation relève bien du dispositif ; sinon relais progressif vers une structure plus adaptée comme un CMP, un HDJ, un suivi libéral…) ; ce peut être l’occasion de rencontrer l’entourage du patient.
2) Proposition concrète de traitement de la crise sous forme d’un contrat de soin de 3 mois (prise en charge globale du patient et de son entourage avec, dans tous les cas, un AXE INDIVIDUEL : des entretiens psychothérapiques de 30 minutes, hebdomadaires le plus souvent, auxquels peuvent s’ajouter une prescription médicamenteuse si besoin, un suivi par l’assistante sociale, une prise en charge en sophrologie, des temps de repos, Et parfois un AXE GROUPAL avec prise en charge dans un groupe à médiation : collage, psychodrame.
3) Fin de suivi et travail de la séparation, du relais éventuel.
ORIGINE DES DEMANDES DE PRISE EN CHARGE
- Demande spontanée du patient ou du groupe en crise (la famille).
- Médecin généraliste.
- Psychothérapeutes (psychologue ou psychiatre).
- Services d’accueil des urgences générales, les UHCD de Saint Jean de Dieu (transition entre hôpital et suivi ambulatoire au CMP).
- Equipes soignantes des autres dispositifs du secteur G27 dont dépend le CTB (Vénissieux, Saint-Priest et Saint-Symphorien-d’Ozon).
- Travailleurs sociaux.
- Infirmières scolaires, médecins scolaires.
CADRE DE TRAVAIL PRATIQUE
Le C T B est ouvert en continu du LUNDI au VENDREDI de 9 h à 17 h.
Il concerne la population du secteur géographique 69G27 : Chaponnay, Commnunay, Corbas, Feyzin, Marennes, Mions, Saint-Fons, Saint-Pierre-de-Chandieu, Saint-Priest, Saint-Symphorien-d’Ozon, Sérézin-du-Rhône, Simandres, Solaize, Ternay, Toussieu et Vénissieux) Les locaux se situent au 22 rue Victor Hugo à Vénissieux (proximité des transports en commun). L’équipe se réunit tous les jours pour mettre en commun les situations cliniques et étudier les nouvelles demandes. Elle fait appel à un intervenant extérieur pour une analyse de la pratique mensuelle.
L’équipe est composée :
- d’un praticien hospitalier : 0,8,
- d’un assistant spécialiste (CTB/ CM Saint-Priest) : 0,5,
- d’un interne de psychiatrie à temps plein,
- d’un psychologue : 0,8,
- de 3 infirmières à temps plein,
- d’une assistante sociale mi temps,
- de deux intervenants vacataires : psychomotricienne et psychologue,
- d’une secrétaire à mi-temps.
Apparition de crises de boulimie chez les sujets souffrant d'anorexie mentale restrictive : comment comprendre cette évolution clinique ?
Avec Laura Bardin, psychiatre au CTB (Centre de Thérapie Brève) de Vénissieux et au CMP de St-Priest
Tiré de son travail de thèse de Doctorat en médecine, spécialité psychiatrie.
Introduction
Au cours de mon expérience clinique en tant qu’interne en psychiatrie puis en tant que psychiatre remplaçante en libéral en 2014, certaines difficultés auxquelles j'ai été confrontée dans la prise en charge des troubles du comportement alimentaire (TCA) m’ont menées à réfléchir à la question de l’anorexie mentale avec accès boulimiques. Les patientes que j’ai prises en charge, âgées de 16 à 29 ans, présentaient en majorité une anorexie mentale avec des phases de boulimie. Ainsi, après une phase plus ou moins longue d’anorexie mentale restrictive, une grande partie d’entre elles a développé des crises de boulimie avec la plupart du temps des vomissements provoqués, et se retrouvait du coup à la frontière entre l’anorexie et la boulimie. Elles montraient d’un côté une volonté inflexible de ne pas se nourrir malgré leur sensation de faim et d’un autre un besoin irrépressible de manger, n’importe quand et n’importe où.
Ces patientes étaient manifestement en proie à une ambivalence grandissante, source d’une profonde angoisse. C’est justement ce paradoxe qui, à mon sens, est au cœur de la complexité de la prise en charge et qui m’a posé question. J’ai été d’autant plus inquiète pour ces patientes-là qu’elles étaient impulsives et à risque de passage à l’acte suicidaire, comme si elles étaient devenues incontrôlables après une période de rigidité psychique certes inquiétante mais qui me semblait plus facile à accompagner.
En me tournant vers la littérature internationale au sujet des TCA, j’ai été frappée par le manque de données concernant cette forme spécifique de l’anorexie-boulimique en faisant le constat que seules l’anorexie restrictive et la boulimie étaient mentionnées dans la plupart des études scientifiques. Pourtant c’est une forme qui concerne 20 à 50 % des cas d’anorexie selon les études.
On peut imaginer plusieurs raisons à cela. Les patientes restrictives fascinent probablement davantage par leur capacité de maîtrise absolue, du moins en apparence, et ce serait pour cette raison que les chercheurs se penchent davantage sur cette forme. Ou bien la forme restrictive inquiète plus les cliniciens car conduirait plus rapidement à un risque de décès prématuré. Ou encore, la difficulté de créer une relation thérapeutique de qualité étant plus périlleuse avec les restrictives pures, il paraîtrait plus urgent de proposer des pistes de soin pour ces jeunes femmes.
Pour d’autres, il n’y aurait pas lieu de distinguer les 2 formes car elles ne font qu’une seule et même maladie.
Pour améliorer la qualité de leur prise en charge, j’ai donc cherché à dégager des facteurs qui pourraient permettre de prédire cette évolution particulière de l’anorexie mentale en procédant à une revue de la littérature internationale.
Anorexie mentale, quelques rappels théoriques - historique
Le terme anorexie mentale vient d’anorexia nervosa qui signifie « privé d’appétit » mais rappelons qu’il ne s’agit pas d’une perte d’appétit mais bien d’une restriction alimentaire active et volontaire de la part du sujet.
L'histoire de l'anorexie mentale commence par des descriptions de jeûne religieux datant de -200 ans av. J.-C. qui se poursuivent au Moyen-âge, avec par exemple la célèbre Catherine de Sienne.
C’est Morton qui, au XVIIème siècle, propose la première description médicale de l’anorexie mentale qu’il appelle à l’époque « phtisie nerveuse ». Il faut attendre le XIXème siècle avec Lasègue et Gull pour convenir de l’origine psychologique du trouble qui est à cette époque rapproché d’une conversion hystérique et Gull insiste sur le caractère pathogène de la famille dont la malade doit être éloignée pour guérir.
On doit à Charcot l’approche thérapeutique basée sur l'isolement qui restera d’ailleurs pendant des années le traitement de référence.
À la fin de la seconde guerre mondiale, l’anorexie est intégrée en tant que trouble mental dans la catégorie des « Troubles des conduites alimentaires » par les systèmes de classification des pathologies que sont la CIM et le DSM. L’origine du trouble n’est plus uniquement psychologique et les chercheurs se penchent sur un modèle multifactoriel et après les années 70, la famille est à nouveau impliquée dans la prise en charge et l’isolement n’est plus systématique.
La définition actuelle de la 5ème version du DSM V a fait disparaître les critères diagnostiques d’indice de masse corporelle et d’aménorrhée.
L’anorexie mentale correspond à : une restriction volontaire des apports alimentaires qui conduit à une perte de poids, avec une peur intense de devenir gros malgré l’amaigrissement et une dysmorphophobie avec un déni de la maigreur par la patiente.
On distingue 2 formes cliniques : la forme restrictive pure et la forme avec des crises de boulimie/vomissements ou prise de purgatifs (anorexie-boulimique).
C’est justement le passage de la première à la seconde forme qui est l’objet de mon travail.
Epidémiologie
Il faut retenir que c’est une maladie majoritairement féminine, qui touche environ 3 % des femmes surtout autour de 15-18 ans, et qui est grave puisqu’elle tue environ 5 % des patientes.
Les rares études qui distinguent les 2 formes, dont celle de Rigaud menée en 2010, mettent en avant un certain nombre de différences significatives : la qualité de vie est nettement plus détériorée chez les anorexiques-boulimiques avec un sentiment d’impuissance plus marqué, une mauvaise estime de soi, une dépendance aux psychotropes plus importante. Elles rapportent aussi une plus grande angoisse face au regard de l’autre, un besoin de se comparer plus important et plus de comorbidités psychiatriques dont les tentatives de suicide, l’automutilation, la prise de substances, ou la dépression.
Toutes ces données soulignent le caractère péjoratif de l’évolution vers la forme boulimique de l’anorexie et l’intérêt de mieux comprendre les processus en jeu afin de l’éviter.
Etiologie
Concernant les causes de cette pathologie, plusieurs modèles qui semblaient s’opposer ont été proposés au fil de l’Histoire. Actuellement, ce qui fait l’unanimité, c’est qu’un modèle n’exclut pas les autres et on envisage aujourd’hui l’anorexie comme le résultat d’un ensemble de plusieurs facteurs biologiques, psychologiques et environnementaux. On parle de modèle bio-psycho-social.
Prise en charge actuelle
La prise en charge est complexe et nécessite, au cas par cas, un projet thérapeutique multidisciplinaire. Il faut tout de même retenir qu’il n’y a pas de consensus en dehors des dernières recommandations de la Haute Autorité de Santé qui précisent les critères de gravité justifiant une hospitalisation ; qu’il n’existe pas de traitements médicamenteux spécifiques et qu’il n’y a pas non plus de modèle psychothérapique de référence. C’est ce qui fait l’objet de débats parfois passionnés et toute la difficulté de la prise en charge. Les recommandations internationales actuelles soulignent par contre l’importance à donner aux thérapies familiales pour les adolescents. La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) et la remédiation cognitive ainsi que des interventions neuro-modulatrices sont à l’étude.
Passons à quelques notions sur la boulimie.
Boulimie, quelques rappels théoriques – historique
Le terme boulimie provient de boulimía signifiant « une faim à manger un bœuf », en d'autres termes un « appétit féroce ».
Dès la Grèce antique, l’histoire de l’anorexie et celle de la boulimie sont liées. Les médecins de cette époque décrivent la gloutonnerie qui correspond en fait à des comportements d’hyperphagie impulsive avec vomissement. A cette époque, on est encore loin de la dimension pathologique de ces conduites puisque le banquet est un acte social où l’abondance est valorisée. Il faut attendre le XVIIIème siècle pour voir la boulimie mentionnée dans les dictionnaires de médecine où l’appétit excessif est le principal symptôme. Au XIXème siècle, Lasègue et Gull rapprochent la boulimie de l’anorexie et avancent leur origine psychologique. Au XXème siècle, plusieurs auteurs dont Janet et Bruch parlent de l’alternance de restriction alimentaire et de crises de boulimie et les auteurs se demandent si les 2 troubles sont distincts ou ne constituent que les phases successives d’un même processus psychopathologique. L’approche catégorielle des maladies avec le DSM classe la boulimie comme une entité à part entière dès 1980 et sa définition a peu évolué jusqu’au DSM V actuel.
Du point de vue diagnostique, on retrouve la survenue récurrente de crises de boulimie, qui correspondent à l’absorption rapide d’une grande quantité de nourriture avec un sentiment de perte de contrôle sur le comportement alimentaire pendant la crise. A la différence de l’hyperphagie boulimique, il y a toujours un comportement compensatoire pour éviter la prise de poids (vomissements provoqués dans la forme dite avec vomissements, ou emploi de laxatifs, de diurétiques, jeûne ou exercice physique excessif dans la forme sans vomissements), ces crises surviennent au moins deux fois par semaine pendant trois mois, et le trouble ne survient pas pendant des épisodes d’anorexie mentale.
Epidémiologie
Le terrain est sensiblement identique à celui de l’anorexie : c’est une pathologie largement féminine, assez fréquente et grave puisqu’il a plus de suicide dans cette population. Une étude rapporte notamment que la moitié des adolescents boulimiques auraient des idées suicidaires. Dans la forme boulimique de l’anorexie mentale, c’est aussi le risque majeur de passage à l’acte suicidaire qui fait sa gravité et qui devrait motiver l’intérêt des cliniciens pour son dépistage et sa prévention en pratique clinique.
Etiologie
Comme pour l’anorexie mentale, plusieurs modèles étiologiques on été avancés au cours de l’Histoire. L’hétérogénéité de ces modèles a progressivement laissé la place à un modèle multifactoriel également.
Prise en charge
Il n’y a aucune recommandation de prise en charge de la boulimie à l’heure actuelle. C’est justement un des points à améliorer d’après l’HAS (Haute Autorité de la Santé). Des traitements médicamenteux comme les ISRS et le topiramate sont à l’étude pour le craving notamment (compulsions alimentaires). Les perspectives de recherche concernent notamment la TCC et des techniques de neuro-modulation non invasives : la repetitive Transcranial Magnetic Stimulation (rTMS) et la transcranial Direct-Current Stimulation (tDCS) notamment à Lyon.
Même si les critères diagnostiques de boulimie sont à différencier de ceux de l’anorexie avec accès boulimiques, le processus des crises est le même : on observe un véritable cercle vicieux qui fait le lit de la détresse de ces patientes.
Au départ, un manque de confiance en soi et une importance excessive attachée à la silhouette poussent la jeune femme à débuter volontairement un régime pour tenter d’améliorer son estime d’elle-même. Rapidement, elle maigrit par privation d’apports alimentaires et carences nutritionnelles. Le déficit nutritionnel et la frustration qui s’ensuivent conduisent à des pulsions physiologiques pour les combler et c’est là qu’apparaissent les premières crises de compulsions alimentaires ou crises de boulimie qui vont renforcer le besoin de maigrir car la jeune femme se sent coupable. Cette culpabilité la pousse à se restreindre à nouveau du point de vue alimentaire mais de façon plus importante cette fois-ci. Le cercle vicieux installé se renforce et ainsi de suite… Les liens entre anorexie-boulimique et boulimie sont étroits.
Revue de la littérature : facteurs prédictifs de la survenue de crises de boulimie chez les sujets souffrant d'anorexie
- Facteurs internes
Ce que j’ai nommé « facteurs internes » concerne le sujet dans sa biologie et sa personnalité et font de lui un être unique, et l’interaction de ces facteurs avec l’environnement va influencer l’expression du trouble. On retrouve : des facteurs génétiques : Les études familiales et notamment de jumeaux montrent que les patients anorexiques qui passent d’une forme restrictive pure à une forme boulimique ont des antécédents familiaux d’évolution clinique similaire. Elle serait due à la transmission d’un patrimoine génétique porteur d’une particularité. Mais aucun gène spécifique n’a été identifié. Les gènes les plus étudiés actuellement sont ceux qui codent pour les récepteurs de la sérotonine.
Des facteurs endocrinologiques :
Dans l’anorexie mentale et la boulimie, on sait aujourd’hui qu’un certain nombre d’anomalies neuroendocrinologiques existent mais il est difficile de savoir si elles sont à l’origine du trouble ou bien si elles sont la conséquence de la dénutrition par privation alimentaire. En tout cas, certaines études se penchent sur le rôle de certains peptides anorexigènes.
Des facteurs neurobiologiques : L’activité dopaminergique du circuit nigro-strié jouerait un rôle dans la survenue des crises de boulimie mais aussi de l’hyperactivité physique.
Certaines études laissent penser que le passage à la forme boulimique est lié à une restauration de perturbations initialement présentes dans la forme restrictive, elle-même en lien avec la restauration métabolique due à la renutrition.
Pour d’autres, la question des traumatismes précoces pendant la période périnatale est à prendre en compte. On retrouve en effet un nombre significativement plus élevé de complications obstétricales survenant pendant la grossesse ou l’accouchement chez les anorexiques avec conduites boulimiques. Ce qui pourrait supposer un lien entre les deux.
Des études sur le profil psychologique montrent que les boulimiques auraient tendance à chercher intensément des sensations, seraient impulsifs et modérément dans l’évitement, à l’inverse des anorexiques.
Les anorexiques-boulimiques auraient un profil de personnalité intermédiaire avec un niveau élevé d’évitement du danger comme les anorexiques mais une impulsivité marquée et c’est cette impulsivité qui favoriserait la survenue des crises de boulimie. Le trouble de la personnalité de type borderline, également marqué par une impulsivité importante et par une dysrégulation des émotions, prédisposerait aussi à la survenue de crise de boulimie chez les anorexiques.
Le fonctionnement cognitif est aussi à l’étude. L’émergence de l’anorexie serait due à des distorsions cognitives concernant l’alimentation. La rumination est un type de distorsion cognitive définie comme une pensée consciente et persistante concernant des préoccupations précises, en l’occurrence l’apparence corporelle et des calories. Le passage à la forme boulimique concernerait davantage les sujets qui présentaient de ruminations au sujet de l’alimentation, que ce soit leur peur de grossir, le comptage des calories ou l’envie de manger. Celles chez qui le conflit entre désirer manger par plaisir et vouloir restreindre par volonté de rester maigre génère un sentiment de frustration insupportable.
Le modèle psychodynamique considère quant à lui le passage à la phase boulimique comme le témoin d’une faiblesse narcissique du sujet, à un moment où il se dévalorise beaucoup alors qu’il tente de s’autonomiser ; c’est particulièrement le cas à l’adolescence. Les conduites boulimiques revêtent une dimension agressive envers des imagos parentaux devenus étouffants. Elles ont également un rôle protecteur contre les angoisses et la sensation de vide ressenties par le sujet et viseraient à le protéger contre un effondrement dépressif.
- facteurs externes
Ce que j’ai nommé « facteurs externes » concerne l’environnement plus ou moins proche de l’individu ; ces facteurs environnementaux interagissent avec lui.
Le fonctionnement familial : Certaines études rapportent un environnement plus chaotique et ouvertement conflictuel que dans les familles classiquement décrites dans les cas d’anorexie mentale restrictive. Les femmes boulimiques sont ainsi plus nombreuses à signaler de mauvaises expériences en ce qui concerne les repas et les aliments, des niveaux de stress et de conflit élevés, l’utilisation par les parents des aliments comme instruments de punition ou de manipulation ainsi que l’importance accordée par la famille aux régimes amaigrissants et au poids. D’autre part, un haut niveau d’expression des émotions serait aussi de mauvais pronostic. Les antécédents psychiatriques familiaux comme la dépression, l’alcoolisme et le suicide seraient aussi des facteurs prédisposant à la survenue de la forme boulimique chez une anorexique. Un attachement insécure : Les travaux inspiré par la théorie de l’attachement développée par Bowlby montrent que les anorexiques-boulimiques ont plus souvent un type d’attachement ambivalent qui se caractérise par l’expression exacerbée de sentiments et de souvenirs avec des débordements émotionnels liés à l’absence ou la faiblesse des structures de régulation des affects.
La violence physique subie dans l’enfance est aussi mise en avant comme un facteur prédictif de développer un TCA à l’adolescence ou l’âge adulte, même s’il n’est ni suffisant ni nécessaire pour déclencher des troubles de l’alimentation. Des recherches nous laissent penser que le passage de l’anorexie à l’anorexie-boulimique serait une réaction dissociative à la violence physique subie dans l’enfance et au sentiment de honte qui en découle. Comorbidités psychiatriques : certaines comorbidités pourraient prédisposer d’après certaines études au passage de la forme restrictive à la forme boulimique comme l’anxiété et la dépression, le SSPT, un EDM, une labilité de l’humeur ou d’un trouble lié à l’usage de substances.
Conclusion
A noter que peu de potentiels facteurs prédictifs sont retrouvés dans cette revue de la littérature mais que ces points semblent intéressants à considérer lorsqu’on prend encharge une personne souffrant d’anorexie. Essayer de prévenir la survenue de crises de boulimie chez une patiente en phase restrictive ou de freiner les crises lorsqu’elle a basculé du côté des compulsions alimentaires permettrait de diminuer le taux de morbidité et de mortalité (suicidalité surtout).
Le sujet de l’anorexie mentale reste un sujet complexe, soumis à de nombreux débats, qui nécessite des apports théoriques devant être dépassés pour arriver à la question du modèle intégratif actuellement communément admis, le modèle bio-psycho-social. Le passage de la forme restrictive à la forme boulimique de l’anorexie laisse le thérapeute, qu’il soit somaticien ou psychiatre, dans un sentiment d’impuissance face à l’évolution d’une pathologie encore mal comprise.
Dans ma pratique, ce sont ces patientes ambivalentes, à la limite en anorexie et boulimie, avec une symptomatologie mixte en quelque sorte, que j’ai rencontrées en majorité alors que les recherches actuelles distinguent encore souvent l’anorexie d’un côté et la boulimie de l’autre, comme des entités bien distinctes. Ces patientes anorexiques-boulimiques sont en proie à un conflit interne source d’une angoisse quasi permanente, sous-tendant la question de la menace suicidaire.
L’approche diagnostique actuelle des classifications internationales est catégorielle et basée sur le symptôme. Si elle reste nécessaire, elle n’en est pas moins insuffisante et a ses limites. Les patientes rencontrées avaient toute leur singularité et ne se résumaient pas à « être des anorexiques-boulimiques ».
Des auteurs proposent plus récemment l’idée d’une approche dimensionnelle partant du principe que des troubles mentaux différents peuvent résulter de processus psychologiques communs. Dans le cas des TCA par exemple, on retrouve des similitudes entre anorexie et boulimie. L’’intérêt de ce modèle est de pouvoir expliquer la question des comorbidités, d’intégrer les problèmes psychologiques sous l’angle de l’individu et des relations interpersonnelles et de permettre d’étudier des approches thérapeutiques diverses pour une pathologie complexe qui nous laisse encore souvent bien démunis.